PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro d’aujourd’hui. Mathieu Bock-Côté y dénonce les formes nouvelles de censure qui se mettent en place aujourd’hui notamment pour reprendre en mains ces espaces de liberté dont Internet avait permis la création et et la multiplication presque à l’infini. Il expose comment cette reprise en mains est réalisée, en fait, par des militants du politiquement correct et de la doxa dite progressiste, c’est à dire de gauche ou d’ultra-gauche. Leurs méthodes analysées ici par Mathieu Bock-Côté nous rappellent ceci, que raconte André Malraux, quelque part dans les Antimémoires : à la fin de la Grande Marche, les dirigeants du Parti Communiste Chinois se réunirent pour décider si cet épisode harassant à l’issue incertaine, devait être présenté comme une victoire ou comme une défaite. Ils optèrent pour la victoire et c’est ainsi que la Grande Marche s’est inscrite dans l’Histoire. En sommes-nous rendus à ce point-là ? Il faut savoir, en tout cas, que nous n’en sommes pas loin. Bock-Côté a bien raison de le souligner, le dénoncer.
Au Canada, de plus en plus de journaux traitent le concept d’immigration illégale comme un terme relevant des « fake news ».
L’avènement des différentes équipes de « vérification des faits », dans les grandes rédactions, a été accueilli comme une étape indispensable dans la lutte contre les fausses nouvelles et pour l’assainissement du débat public. Ces équipes sont supposées vérifier les informations « problématiques » qui circulent sur internet et contrecarrer des rumeurs absurdes.
Mais certains, qui revendiquent le titre de correcteurs au service de l’exactitude factuelle, sont des militants qui entendent surtout déterminer le sens des événements, en proscrivant toute interprétation ne cadrant pas avec leurs opinions.
Jean-Pierre Denis, l’ancien directeur de la rédaction de l’hebdomadaire La Vie, vient d’en faire l’expérience. Samedi dernier, par un message sur son compte Facebook, il a été le premier journaliste à annoncer que venait d’être adopté, à l’Assemblée, dans le cadre du projet de loi bioéthique, un amendement ajoutant aux motifs autorisant une interruption médicale de grossesse (IMG) jusqu’au neuvième mois la « détresse psychosociale ». Ajoutant un commentaire personnel à ce fait, Jean-Pierre Denis s’interrogeait sur le risque que cet amendement contribue à transformer, à terme, l’interprétation qui est faite du droit à l’IVG, en l’alignant par étapes sur l’IMG. Et l’auteur ajoutait à son texte un extrait du projet de loi bioéthique.
Dénonciation anonyme
Or il a vu son message… censuré par le géant d’internet. Facebook ne l’a pas averti, mais le journaliste a été alerté par des internautes qui suivent son compte et qui, désireux de lire son texte, se voyaient avertis par Facebook que Jean-Pierre Denis relayait une information « partiellement inexacte » (sic).
L’intéressé est un journaliste réputé et intègre. D’où venait donc cette stigmatisation le présentant comme un désinformateur ? C’est « Checknews », le service de vérification de Libération, qui a un partenariat avec Facebook. Il s’est permis d’étiqueter le message de Jean-Pierre Denis, suite à une dénonciation anonyme, et sans jamais sentir le besoin de le contacter. De son côté, Facebook déclarait que le texte du journaliste ainsi blâmé avait été contrôlé par des « médias de vérification indépendants ».
Jean-Pierre Denis a tenu tête à « Checknews », disant leur fait à ces commissaires politiques sur son compte twitter avec fermeté, précision et humour. Sa détermination a payé. L’affaire a suscité une petite tempête sur les réseaux sociaux. Et, de piteuse manière, le service de Libération a dû s’excuser ou, plus exactement, a fait semblant de s’amender. La cellule de « fact checking » a multiplié les explications biscornues pour ne pas avouer qu’elle s’était adonnée à une pratique délatrice relevant de la censure. Elle a soutenu que le texte de Jean-Pierre Denis était « partiellement faux » et « incomplet » tout en confessant sa « maladresse » et en promettant de mieux faire la prochaine fois.
Les décodeurs de Libération se sont simplement permis de déterminer quelle interprétation on peut faire d’un amendement, et laquelle on doit proscrire. Il s’agissait, concrètement, de fixer les termes du débat public
et d’indiquer les bornes qu’il ne fallait pas franchir. Libération lançait ici
un rappel à l’ordre.
Une police de la pensée
Les « vérificateurs » ne sont pas toujours neutres et certains se comportent objectivement comme une police de la pensée. Souvent, cette dernière a pour fonction d’empêcher de dire ouvertement ce que le régime cherche à faire discrètement, sans l’avouer, sans l’assumer. On retrouve la question
des formes nouvelles de la censure et du dispositif qui rend possible son application. Les réseaux sociaux ont contribué un temps à désenclaver l’espace public d’un système médiatique autoritaire qui entend tenir le débat collectif dans des paramètres très serrés.
Mais certains journaux, aujourd’hui, au nom de leur « crédibilité médiatique » s’emploient en réalité à reprendre le contrôle du débat public. À travers eux, le régime diversitaire retrouve le pouvoir de désigner les contradicteurs légitimes et ceux qui ne le sont pas.
Il arrive aussi que les réseaux sociaux se permettent tout simplement de bannir des courants de pensée, en les accusant d’entretenir la « haine » comme, autrefois, on accusait un ennemi du régime d’être contre- révolutionnaire. Au Canada, de plus en plus de journaux traitent le concept d’immigration illégale comme un terme relevant des « fake news ». Seul le terme immigration irrégulière serait autorisé. On pourrait multiplier les exemples. De quelle manière mettre en récit le cours des événements ? Cette question est au cœur de l’expérience démocratique. On ne saurait confier à quiconque le pouvoir de déterminer pour tous le sens de l’histoire, comme si certains en avaient une connaissance intime, privilégiée, et exclusive. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).