
Henri Guaino : « Les victimes de la mondialisation ont porté Trump au pouvoir »
Propos recueillis par Aziliz Le Corre.
Cet entretien est paru dans JDNEWS le 24 avril. Nous pensons nous aussi que la guerre commerciale lancée à grand fracas par Donald Trump s’inscrit en réalité dans un processus, structurel, à l’échelle planétaire, de rejet de la mondialisation, largement entamé, notamment en Europe, où la montée des populismes est bien antérieure à la nouvelle ère Trump. Nous avons retenu, d’autre part, des puissantes analyses d’Emmanuel Todd que la situation économique réelle, notamment industrielle, des Etats-Unis, ne laissait guère d’autre choix que de pratiquer la politique tarifaire que l’on sait. JSF

ENTRETIEN. Pour Henri Guaino, la guerre commerciale lancée par les États-Unis s’inscrit dans une évolution structurelle à l’échelle planétaire qui a commencé bien avant l’ère Trump.
Le JDNews. Donald Trump est-il en train de détruire l’ordre économique international qui prévaut depuis 1945 et de liquider la « mondialisation heureuse » ?
Henri Guaino. Il faut tordre le cou à l’idée que nous serions en train de quitter un monde merveilleux pour aller vers des rivages inconnus où le pire nous attend. Le système économique mondial mis en place depuis les années 1980 n’a rien à voir avec celui qui a accompagné les Trente Glorieuses. Si l’effondrement des économies collectivistes a été une évolution positive, un néolibéralisme et un libre-échange sans limite ont accouché à partir de là d’un système de tous les excès dont les déséquilibres économiques et sociaux se révèlent intenables.
Non, le monde de la financiarisation à outrance et des délocalisations massives n’est pas merveilleux, sauf pour ceux qui y ont beaucoup gagné mais qui ne se sont pas précipités pour indemniser ceux qui y ont beaucoup perdu. Non, ce monde où le consommateur américain vit sur l’épargne du reste du monde n’est pas durable. Et que reste-t-il de l’idée de la mondialisation heureuse, qui ne l’a pas été, depuis qu’Obama et tous ses successeurs bloquent le fonctionnement de l’Organisation mondiale du commerce qui devait en être l’institution centrale ? Même si cette idée résiste d’autant plus violemment que les faits la condamnent. Avec le risque, dans cet affrontement violent, d’aller trop loin dans l’autre sens.
L’offensive de Donald Trump sur les droits de douane n’était-elle pas une aberration économique risquant de provoquer une grande dépression ?
Il faut bien distinguer le fond et la méthode, sous peine de passer à côté de l’essentiel et d’être vite rattrapé par celui-ci sans s’y être préparé. Il ne faut pas que la personnalité fantasque de Trump nous cache la forêt de l’économie mondiale et de la géopolitique. Cet épisode trumpien, pour spectaculaire qu’il soit, s’inscrit dans une évolution structurelle à l’échelle planétaire qui a commencé bien avant, quand s’est imposée l’évidence que la mondialisation heureuse n’était pas du tout heureuse pour un nombre croissant de gens, en particulier dans les sociétés développées qui commençaient à craquer de toutes parts.
« On ne réorganise pas toutes les chaînes de production mondiales en quelques semaines ou en quelques mois »
Ce sont les victimes de la mondialisation malheureuse qui ont porté Trump au pouvoir. Le balancier qui, dans l’histoire, va périodiquement du protectionnisme au libre-échange et du libre-échange au protectionnisme répond aujourd’hui au besoin irrépressible de protection et de sécurité des sociétés qui se désagrègent. Au-delà de ses propres excès qu’il imprime aux événements, Trump est l’agent d’une histoire qui se continuera après lui et qui est celle d’une fracturation du monde, sur fond de la fin de cinq siècles d’occidentalisation sur lesquels beaucoup de pays et de civilisations veulent prendre leur revanche.
L’annonce d’une pause de 90 jours pour les droits de douane américains n’annonce-t-elle pas un renoncement à changer l’ordre économique mondial tant le risque de chaos est apparu grand ?
C’est la brutalité des décisions qui est en cause : on ne réorganise pas toutes les chaînes de production mondiales en quelques semaines ou en quelques mois. Cela ne rend pas moins nécessaire de relocaliser des activités productives dans des pays qui ont payé un lourd tribut aux délocalisations, aux États-Unis comme en Europe. Ce n’est pas seulement un problème d’équilibre économique mais aussi un problème de sécurité nationale dans un monde plus dangereux et un problème d’équilibre social. La pause n’est pas la fin de l’histoire.
Emmanuel Macron a déclaré qu’il fallait apporter une réponse européenne « unifiée, forte et résolue ». Pour faire face à l’augmentation des droits de douane par le président américain, l’Union européenne doit-elle s’inspirer de la ligne de fermeté de Pékin ?
Heureusement que la pause a calmé les esprits échauffés ! Rien ne serait pire qu’une riposte qui nous entraînerait dans la surenchère de la guerre commerciale et à nous infliger à nous-mêmes des dégâts irréparables. N’avons-nous pas assez fait de mal à nos économies avec les trains de sanctions répétés contre la Russie dont l’Europe est la principale victime ? Le mieux à faire est de laisser le coût des droits de douane américains au consommateur américain et de nous concentrer sur tout ce que nous devons faire pour accompagner l’économie et la société dans le changement qui est en cours, car comme tout changement, celui-ci fera à son tour des perdants qu’il faudra aider.
Mais nous devons aussi regarder plus loin pour reconstruire notre système productif dévasté par le démantèlement, orchestré par nous-mêmes, de tous nos instruments de politique économique, par des règles de concurrence suicidaires, par un retard considérable d’investissement, par une structure de nos prélèvements qui décourage la production. Il nous faut sortir de l’impasse d’une logique économique qui repose uniquement sur la baisse des prix pour soutenir le pouvoir d’achat des consommateurs en détruisant leurs emplois. Il faut que nous nous en donnions les moyens au lieu de nous laisser aller à des surenchères tarifaires ou à une fuite en avant dans les pires travers de la construction européenne qui feraient davantage encore de nous les proies faciles de tous les prédateurs économiques du monde.
Mais la réponse ne doit-elle pas être surtout européenne ?
En partie, mais tout voir à travers le prisme de l’intégration européenne serait une erreur fatale. L’Europe ne sera forte que de la capacité de chaque pays à tirer le meilleur parti de ses atouts, de ses ressources, de ses savoir-faire. La France ne doit pas dissoudre son avantage concurrentiel en matière d’industrie de défense dans un marché unique de la défense, ni sacrifier son agriculture à d’autres intérêts. Mais il y a de quoi être inquiet sur notre capacité à sortir d’une façon de penser qui nous a conduits, même quand nous n’y étions pas obligés, à acheter les fusils de nos soldats en Allemagne et leurs uniformes à Madagascar.
N’est-ce pas le moment de rouvrir les négociations autour de l’accord Mercosur, par exemple ?
C’est ce que l’on va essayer de nous faire croire. ■ HENRI GUAINO