
Par Christophe Dickès.
« Le pape François a souhaité opérer une rupture avec ses prédécesseurs en appelant les Églises à sortir des schémas européens. Mais il me semble difficile d’amputer le christianisme de ses filiations grecque et romaine. L’Europe et, plus précisément, la Méditerranée sont, si je suis puis dire, consubstantielles au christianisme. »
Cet intéressant entretien avec un auteur qui a consacré de nombreux travaux et publié plusieurs ouvrages très documentés sur les sujets religieux, est paru dans Le Point le 2 mai. JSF publiera demain lundi un grand article d’Hilaire de Crémiers sur l’Eglise catholique romaine après le décès du pape François et en attente de l’élection du nouveau Souverain Pontife.
ENTRETIEN. Le conclave, qui commence officiellement le 7 mai, devrait être court, selon l’historien du catholicisme. Voici pourquoi.
Propos recueillis par Jérôme Cordelier.
*Auteur de nombreux ouvrages, Christophe Dickès a récemment publié Pour l’Église. Ce que le monde lui doit (Perrin, 2024) et Notre-Dame de Paris. Pages d’histoire (Salvator, 2024).

Les paris vont bon train sur les « papabile », ces cardinaux susceptibles de succéder au pape François. Les 252 membres du Sacré Collège planchent activement sur les actions à venir de l’Église catholique et celui qui pourrait les incarner. 134 d’entre eux – les moins de 80 ans – voteront à partir du 7 mai, dans le cadre du conclave, sous la grande fresque du Jugement dernier de Michel-Ange qui orne le plafond de la chapelle Sixtine. Familier des arcanes romains, le journaliste et historien Christophe Dickès, auteur de Pour l’Église, ce que le monde lui doit et de Le Vatican, vérités et légendes, ouvrages publiés chez Perrin, nous éclaire sur ce qui se trame dans le secret du conclave.
Depuis l’élection de Léon XIII en 1878, il y a eu onze conclaves. La moyenne du nombre de scrutins de l’ensemble de ces conclaves a été de sept, soit une élection en un peu plus de 48 heures.
Le point : Pariez-vous sur un conclave court ou long ?
Christophe Dickès : Rappelons tout d’abord que les cardinaux votent une première fois après leur entrée en conclave, dès le premier jour. Ensuite, ils votent quatre fois par jour : deux fois le matin, deux fois l’après-midi. Depuis l’élection de Léon XIII en 1878, il y a eu onze conclaves. La moyenne du nombre de scrutins de l’ensemble de ces conclaves a été de sept, soit une élection en un peu plus de 48 heures. L’élection la plus longue a été celle de Ratti/Pie XI (1922-1939) après quatorze tours de scrutins.
La plus courte a été celle de Pacelli/Pie XII (1939-1958) avec trois tours. À l’exception de Jean-Paul II élu après huit tours, les élections des soixante dernières années ont été vraiment rapides : quatre à cinq tours de scrutin, soit 24 heures. Je table pour ma part sur un conclave de six à huit tours de scrutin parce que les jeux, si je puis dire, sont bien plus ouverts. En outre, la majorité à atteindre n’a jamais été aussi haute : elle est précisément de 88. Si cette logique est respectée, la fumée blanche apparaîtra le 9 mai au plus tard.
Il faut rappeler que l’idée d’enfermer les cardinaux à clé, d’où vient le mot de conclave – littéralement cum clave c’est-à-dire « avec la clé » – date de la fin du XIIIe siècle. C’est parce que les cardinaux n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur un nom qu’ils ont été enfermés manu militari par la population dans l’église de Viterbe. Après des jours et des jours, ils n’arrivaient toujours pas à se mettre d’accord, tant et si bien qu’on les a mis au pain et à l’eau. La légende affirme même qu’on enleva les tuiles du toit de l’église pour hâter leur vote !
Autrement dit, l’enfermement des électeurs n’exprime absolument pas une volonté de dissimulation : l’idée est bien d’accélérer le processus électif. Le secret total du vote date, lui, du début du XXe siècle et du règne de Pie X (1903-1914) qui a mis fin au privilège d’exclusive, c’est-à-dire au droit des couronnes catholiques (France, Espagne et Autriche) d’intervenir dans le conclave, en refusant formellement l’élection d’un cardinal.
Le conclave est le moment solennel du vote. Mais les jours qui le précèdent, que l’on appelle « les congrégations générales » et au cours desquelles sont rassemblés tous les cardinaux – pas seulement les électeurs, donc ceux de moins de 80 ans – sont presque plus déterminants… Pourquoi ?
La rapidité des conclaves des soixante dernières années s’explique précisément par l’importance des congrégations générales. Naturellement, le vote n’intervient pas avant l’entrée en conclave mais le fait de définir les défis de l’Église et le portrait idéal du prochain pape qui devra y répondre est un moment essentiel et même décisif au sens propre : les congrégations générales décident qui semble le plus à même de répondre aux nécessités du temps présent. Le conclave valide donc des tendances exprimées à l’occasion des congrégations.
C’est pour cette raison aussi que la fameuse phrase « Qui entre pape au conclave en sort cardinal » est complètement fausse, bien qu’elle soit répétée par une majorité de vaticanistes encore aujourd’hui. Historiquement, cette phrase concernait les cardinaux qui s’autoproclamaient candidats, ce qui était le cas à l’époque de la Renaissance. Avec le temps, la papauté les a peu à peu écartés : aujourd’hui, le meilleur moyen de ne pas être élu est de se dire candidat !
Dans le cas des onze derniers conclaves dont je parlais, sept cardinaux sont entrés pape au conclave et en sont sortis pape ! C’est le cas notamment de Pie XII, de Jean XXIII, de Paul VI ou encore de Benoît XVI. Il y a une anecdote pour Benoît XVI. Au cours de l’homélie de la messe avant l’entrée en conclave, le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI donc, sent l’« épée de Damoclès » au-dessus de lui. Il sait qu’il peut être élu parce qu’il a entendu son nom pendant les congrégations. Il s’adresse alors à ses frères cardinaux dans des termes très conservateurs afin de leur dire entre les lignes : « Si vous m’élisez, je ne changerai pas. Je resterai le gardien de l’intégrité de la Foi. »
Quant à l’élection en 2013 du cardinal Bergoglio, futur François, elle s’est jouée bien avant. Son biographe Austin Ivereigh l’a révélé, tout comme plusieurs cardinaux comme le Belge Danneels. L’élection a été portée par ce qu’on appelle des « faiseurs de papes », dès l’annonce de la renonciation de Benoît XVI. Ces derniers ont emporté le « ventre mou » ou le « centre » du conclave, là où tout se décide.
Difficile de lire dans le ciel. Mais au vu de la cartographie du collège des cardinaux et de l’Église catholique, quels pronostics faites-vous pour le prochain pape ?
La science du conclave est tout sauf une science. Personnellement, j’ai fait des pronostics fondés sur une mathématique et plusieurs logiques qui sont bien sûr complètement subjectives : l’âge des cardinaux, leur présence à la curie ou non, le fait qu’un cardinal du continent américain ne soit pas élu, leur place sur l’échiquier « politique » de l’Église… Même si la fameuse division progressiste et conservateur ne traduit pas la complexité intellectuelle du Sacré Collège. Un cardinal peut ainsi être engagé socialement auprès des pauvres et des migrants, tout en étant très ferme sur la question de la bénédiction des couples homosexuels ou la liturgie.
Quoi qu’il en soit, il est très difficile voire quasi impossible de faire des pronostics justes. Un cardinal ne peut « cocher » toutes les cases et, au moment du choix, certains critères comme l’âge, peuvent passer au second plan.
Si je devais me risquer à un trio, je citerais d’abord le cardinal Parolin, homme de la curie, le fameux gouvernement de l’Église. Certes, il a très peu de charisme, mais il a l’avantage d’être un diplomate aguerri. Il est aussi italien. Or, un Italien serait la personne idoine afin de combler le fossé créé par François entre lui et la curie. Cependant, l’accord entre le pouvoir communiste chinois et Rome, dont Parolin a été la cheville ouvrière, peut lui porter préjudice. En effet, on lui reproche une forme de naïveté dans la gestion de ce dossier.
Je pense ensuite au cardinal Pizzaballa bien qu’il soit très jeune (60 ans). Il est au centre du conflit israélo-palestinien, du dialogue interreligieux et des conflits qui peuvent parfois miner le christianisme. Il est donc un diplomate qui, là encore, a l’avantage d’être italien et de bien connaître la curie. C’est aussi un homme attaché à la liturgie et d’une grande foi. Les fidèles qui l’entourent à Jérusalem l’ont vu partir avec la conviction qu’il avait toutes ses chances et qu’ils ne le reverraient donc plus en tant que cardinal mais en tant que pape. Cependant, son élection signifierait un pontificat de plus de vingt-cinq ans, ce qui serait très long…
Dernière hypothèse : celle du cardinal Aveline dont on parle beaucoup en ce moment à Rome. Emmanuel Macron a commis une faute politique majeure en l’invitant à la villa Bonaparte, l’ambassade de France près du Saint-Siège, le jour des obsèques du pape François. Une telle rencontre dessert, de mon point de vue, le cardinal marseillais. Que n’aurait-on pas dit si Donald Trump avait invité les cardinaux américains !
Quoi qu’il en soit, il est très difficile, voire quasi impossible de faire des pronostics justes. Un cardinal ne peut « cocher » toutes les cases et, au moment du choix, certains critères comme l’âge peuvent passer au second plan. Et dans quelques jours, vous aurez beau jeu de me reprocher mon manque de lucidité si mes pronostics sont mauvais (rire) !
Quelle sera la feuille de route du prochain pape, si l’on peut parler ainsi ?
Là aussi, les congrégations générales jouent un rôle primordial. En 2013, les cardinaux ont donné une feuille de route au pape François : celle de la réforme de la curie et notamment des questions financières qui minent le Vatican depuis plusieurs décennies. Et le pape argentin s’est, de fait, acquitté de cette mission en réformant la constitution de la curie et la fameuse banque du Vatican, l’IOR. Nous allons donc voir quelle feuille de route les congrégations vont donner au nouveau pape dans les jours qui viennent.
Quoi qu’il en soit, la tâche est considérable. Dans le film Habemus papam, on entend les cardinaux au moment du premier tour, refuser la charge dans leur pensée : « Pas moi, Seigneur ! Pas moi, Seigneur ! » se disent-il au fond de leur cœur. On les comprend : qui peut accepter la charge si écrasante d’une telle institution ? Benoît XVI et Jean-Paul II ont expliqué que, dans ce moment, l’élu reçoit l’aide du Saint-Esprit… En fait, on ne peut accepter le poids du pontificat sans considérer qu’il s’agit avant tout d’une charge spirituelle. Rappelons que le mot « pontife » renvoie à celui qui crée littéralement « un pont » entre la terre et le ciel.
En outre, le pouvoir du pape est aussi fondé sur la phrase de saint Luc : « Affermis tes frères dans la foi » que Jésus dit à Pierre. C’est le rôle du pape que de préserver l’unité de l’Église et d’éviter les schismes ou les ruptures en son sein. Après le pontificat clivant de François, je pense qu’une majorité de cardinaux souhaite apaiser les tensions au sein de l’Église, à commencer par celles existantes à l’intérieur même du Vatican. Ce qu’a exprimé le cardinal français, Mgr Bustillot, chez vos confrères du Figaro : « Il est important que nous puissions choisir un pape qui va faire l’unité dans les différences. » Ce sera le défi principal du prochain pape dont on dit qu’il devra avoir un bagage théologique solide.
Il y aura aussi bien d’autres défis, notamment politiques : après le pontificat précisément très géopolitique de François, il est difficile d’imaginer un pape qui n’ait pas un charisme suffisant afin de proposer une réponse morale et pacifique aux conflits d’aujourd’hui.
Qu’attendent d’après vous les catholiques de ce nouveau pontife ?
C’est la question la plus difficile qui soit puisqu’elle renvoie à la réalité de l’Église : institution à vocation universelle, elle doit prendre aussi en compte les réalités locales sans porter atteinte à son unité.
Cette tension entre l’universalité et le local s’est exprimée entre autres en Allemagne, où les évêques progressistes ont, pour ainsi dire, voulu faire cavaliers seuls contre Rome sur bien des sujets. Ce qui provoqua une crise majeure. Il y eut une autre crise, celle à propos de la bénédiction des couples homosexuels : sur ce sujet, le problème venait du fait qu’il est impossible à l’Église de tenir un discours différent selon l’endroit où l’on se trouve. Autrement dit, l’Église ne peut justifier une bénédiction des couples homosexuels dans un diocèse américain ou belge et ne pas l’accepter dans un diocèse africain ou breton. Ce serait une atteinte à l’universalité de son message.
Comme vous le voyez, sur ces deux dossiers, se révèle cette tension entre l’universalité et le local. Pour ma part, je crois que les catholiques, notamment la jeune génération, attendent une clarté doctrinale sur plusieurs sujets afin de donner l’image d’une Église « Une » selon les termes de la prière du Je crois en Dieu. Or le pape représente et garantit cette unité nécessaire.
François avait prononcé un discours marquant au Parlement européen au début de son pontificat en 2014. Mais il avait quelque peu négligé ce continent, en particulier les vieilles nations européennes. Comment raccommoder, puisque le thème est en vogue au Vatican, l’Église avec l’Europe ?
Le fossé entre François et le continent européen a été tel pendant ce pontificat qu’il me fait croire à la nécessité d’un retour de l’Europe dans le choix d’un nouveau pape. François a négligé les anciennes nations catholiques au profit des périphéries. Mais le voyage à Marseille a montré que la France avait aussi besoin de rencontrer le pape ! Il est vrai que François a été le symbole de la bascule d’une Église vers l’hémisphère Sud, mais fallait-il négliger pour autant les périphéries occidentales ?
De plus, d’un point de vue plus intellectuel, le pape François a souhaité opérer une rupture avec ses prédécesseurs en appelant les Églises à sortir des schémas européens. Mais il me semble difficile d’amputer le christianisme de ses filiations grecque et romaine. L’Europe et, plus précisément, la Méditerranée sont, si je suis puis dire, consubstantielles au christianisme.
Là aussi, le prochain pape devra simplement redonner toute sa place à l’Europe dans son action. Ce qui passe par la reconnaissance de son rôle essentiel dans l’histoire. Dans mon dernier livre, j’ai souligné ce que le monde devait au christianisme et par voie de conséquence, au christianisme européen et occidental. En niant cet apport, en refusant ce que l’Église a apporté à l’histoire, l’Église sortirait elle-même de l’histoire. N’est-ce pas Marc Bloch lui-même qui affirmait dans son Apologie pour l’histoire que le christianisme était une religion d’historiens ? ■ CHISTOPHE DICKÈS
Signalons aux lecteurs de JSF que Christophe Dickès est aussi l’auteur de deux livres importants sur Jacques Bainville :
- Jacques Bainville, l’Europe d’entre deux-guerres, Godefroy de Bouillon, 1995.
- Jacques Bainville – Les lois de la politique étrangère, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2008 ; 2e édition revue et corrigée chez L’Artilleur, 512 p., 2021.