
« Dans son nouveau gouvernement, al-Charaa a placé un Druze, un Alaouite, un Kurde, une chrétienne. Les Européens s’en contentent mais ce sont des marionnettes sur des strapontins ».
Entretien par Hugues Maillot.

Cet entretien est paru dans Le Figaro de ce matin du 8 mai. Nous le livrons tel quel aux lecteurs de JSF, leur laissant le soin du commentaire. Le choquant dans cette affaire, ce n’est pas que la diplomatie française renoue des relations avec un pays doté d’un Etat islamiste, fût-il radical. Cela regarde ledit pays. Mais si le Chef de cet Etat poursuit un projet internationaliste d’expansion de ses mœurs et principes, y compris chez nous, y compris par des actes terroristes venant frapper, maltraiter, tuer sur notre sol des citoyens français, alors, il nous paraît parfaitement inconvenant, inacceptable, déshonorant d’avoir reçu e recevoir un tel dirigeant dans le lieu et dans les formes choisies par Emmanuel Macron. L’action discrète des diplomates eût suffi. Emmanuel Macron, en vérité, avant tout soucieux de se montrer, de gesticuler, de manifester son existence, n’a que faire des usages, des nuances, et des conditions minimales à respecter pour le service du Pays. Mais ce n’est pas son vrai sujet. JSF

ENTETIEN – En recevant mercredi le dirigeant syrien pour sa première visite en Europe, la France fait preuve de «naïveté», pensant qu’elle va «tirer les dividendes de la situation», analyse Fabrice Balanche.
Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon-2. Spécialiste de la Syrie et du Moyen-Orient, il est notamment l’auteur des Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024).
LE FIGARO.- Pour sa première visite en Europe , Ahmed al-Charaa sera reçu mercredi à Paris par Emmanuel Macron. Quels sont les enjeux de cette rencontre pour lui et le nouveau gouvernement syrien ?
Fabrice BALANCHE.- Al-Charaa vient d’abord chercher une légitimité internationale. Pour l’instant, il a été reçu par des dirigeants arabes : le prince héritier d’Arabie saoudite, le président turc… L’émir du Qatar est même venu à Damas. Là, c’est la première fois qu’il se rend en Occident. Les États-Unis, c’est plus compliqué, parce que sa tête y était mise à prix il n’y a pas si longtemps. Donc, il se rend en Europe, c’est mieux que rien ! Ensuite, il veut une levée des sanctions, ce que les Européens ont déjà commencé à faire. Et puis il vient chercher de l’argent : lors de la conférence des donateurs le 17 mars dernier à Bruxelles, 6 milliards et demi d’euros de promesses de dons ont déjà été accordées, dont deux milliards en provenance d’Europe.
Mais le gros morceau pour al-Charaa reste les États-Unis. Ce sont eux qui détiennent la clé de la véritable réhabilitation de la Syrie. Et même de son habilitation tout court. Puisque tant que le pays est bloqué au niveau du système Swift, il demeure coincé pour attirer des investisseurs. Même les pays arabes comme le Qatar ne prendront pas le risque d’apporter une aide significative à ce nouveau régime s’ils n’ont pas le feu vert des Américains.
De l’autre côté, quel est l’intérêt pour la France de recevoir officiellement le dirigeant ?
Il y a une espèce de course en Europe entre la France et l’Allemagne pour savoir quel sera le pays qui renouera le plus vite avec la Syrie. Les Allemands ont déjà réouvert leur ambassade à Damas, donc ils nous ont grillé la politesse de ce côté-là. En février, Emmanuel Macron avait déclaré qu’il voulait faire de la France le pays par lequel transiterait l’aide humanitaire et économique à la Syrie au niveau européen, se prévalant de l’histoire entre la France et la Syrie, du mandat français et du rôle de la France en Méditerranée orientale. La concurrence avec l’Allemagne est puissante au niveau de la politique extérieure européenne. La France veut apparaître comme le partenaire privilégié de la Syrie au niveau européen. Le problème c’est que sur le plan financier, ce sont plutôt les Allemands qui tiennent les cordons de la bourse et ils ne sont pas prêts à financer la Syrie aux conditions de la France. Ça risque donc d’être un peu compliqué pour Emmanuel Macron.
La France cherche également des parts de marché en Syrie, notamment sur le marché de la reconstruction. Elle espère que ses sociétés de bâtiments et de travaux publics puissent en profiter. Par exemple, CMA CGM a signé la semaine dernière le renouvellement de leur concession pour le port de Lattaquié. Ils promettent d’investir 200 ou 300 millions d’euros pour la modernisation des ports syriens. CMA CGM possède la moitié du port de Lattaquié depuis 2009. Il ne faut pas oublier que la famille Saadé est d’origine syrienne, même si dans les années 30 ils sont partis au Liban, à Beyrouth, et qu’ensuite ils sont venus en France pendant la guerre civile libanaise. Ils conservent des liens très forts avec la Syrie. Le cousin de Rodolphe Saadé a investi dans un vignoble du côté de Lattaquié par exemple. La maison familiale des Saadé se trouve aussi dans cette ville. À l’époque de Bachar el-Assad, ils ont participé à la création de holding en Syrie pour la modernisation de l’économie syrienne et là, ils sont de nouveau positionnés sur le marché syrien.
Emmanuel Macron avait invité al-Chareaa dès le début février, à condition qu’il forme «un gouvernement inclusif» et qu’il donne «des garanties sur la sécurité du pays» . C’est le cas ?
Non, ce n’est pas le cas. Dans son nouveau gouvernement, al-Charaa a placé un Druze, un Alaouite, un Kurde, une chrétienne. Les Européens s’en contentent mais ce sont des marionnettes sur des strapontins. Ce n’est pas du tout un gouvernement inclusif. Il faut savoir qu’en Syrie, les ministres, outre celui de la défense et de l’intérieur, n’ont aucun pouvoir. Ce sont des exécutants. Le pouvoir est entre les mains du palais présidentiel. Ça a toujours été comme ça, même à l’époque de Bachar el-Assad : les ordres venaient du palais et des services de renseignement. Les ministres ne servaient à rien. Là, al-Charaa a en plus créé un organe supplémentaire, le conseil religieux, par lequel doivent passer toutes les lois et tous les décrets pour être validés.
De plus, le massacre des Alaouites début mars prouve que le droit des minorités, leur sécurité, et le droit des femmes n’est pas très respecté. Tout comme les attaques contre les Druzes la semaine dernière. Les diplomates européens nous disent que cela pourrait pire. C’est vrai ! Ça peut toujours l’être.
Mais en réalité, les Européens font semblant. Ils s’accommodent de ces «progrès». Ils sont très naïfs vis-à-vis de ce nouveau régime, pensant qu’il est en train de se déradicaliser par le haut. Certains disent qu’il vaut mieux ça qu’une nouvelle Libye. Certes, mais il y a peut-être aussi un scénario alternatif, entre une dictature islamique et un chaos à la libyenne. On a l’impression que les Européens ne voient que la solution al-Charaa et sa république islamiste centralisée pour stabiliser le pays. Or, il existe aussi le scénario d’une Syrie plus décentralisée, plus fédérale, qui serait à mon avis la seule façon de garantir le droit des minorités et de créer des contre-pouvoirs.
Les Européens font semblant. Ils s’accommodent de ces « progrès ». Ils sont très naïfs vis-à-vis de ce nouveau régime.
La France reçoit justement al-Charaa quelques semaines après le massacre des Alaouites et en pleine période de frictions avec les Druzes. La temporalité est-elle vraiment la bonne ?
J’imagine que la visite était prévue de longue date, avant les massacres. La France aurait pu l’annuler. Mais il y a cette concurrence européenne évoquée plus tôt. Et puis les alliés de la France comme le Qatar, l’Arabie saoudite ou la Turquie doivent pousser pour qu’elle le reçoive. On espère de cette façon tirer les dividendes de cette visite, afin que les sociétés françaises aient une meilleure place en Syrie, en rappelant que la France a soutenu la révolte syrienne depuis le début.
Il s’est produit la même chose en Irak quand Macron a rencontré le premier ministre Mohammed Chia al-Soudani, en rappelant que la France n’avait pas voté l’invasion de l’Irak en 2003, espérant avoir des parts de marché. Il était revenu de la conférence de Bagdad en 2021 avec l’aéroport de Mossoul dans la valise et un mega projet pour Total. Finalement, ce sont les Turcs qui ont construit l’aéroport, et la part de Total a été extrêmement réduite dans le contrat. Macron espère faire des affaires de cette façon, mais ça ne fonctionne pas.
À vous entendre, la France apparaît presque comme l’idiot utile dans cette affaire…
Je dirais plutôt que la France est le naïf utile, qui pense qu’elle va tirer les dividendes de la situation et que le régime va se déradicaliser. C’est une analyse superficielle de la complexité de la Syrie et du Moyen-Orient. Mais ça ne m’étonne pas : en 2011-2012, la France pensait qu’Assad allait tomber rapidement…
Depuis sa prise de pouvoir, al-Charaa tente de faire oublier son passé de djihadiste et de présenter un nouveau visage. Mais au-delà des apparences, a-t-il réellement changé ? Ou l’Europe se laisse-t-elle duper ?
Les Européens se laissent berner parce qu’ils prennent un peu leurs rêves pour des réalités. Ils voudraient absolument que la Syrie se stabilise pour éviter de nouvelles vagues de migration et pour éviter qu’elle devienne un sanctuaire pour terroristes qui lanceraient des attentats en Europe. Alors ils se disent qu’ils vont l’aider à se stabiliser pour éviter ces écueils. Mais pour moi ils se trompent, parce que si al-Charaa montre pour l’instant des signes de déradicalisation, c’est parce qu’il est faible et qu’il a besoin d’argent. Le jour où il sera fort, on verra son vrai visage réapparaître, y compris à l’égard des Occidentaux. Pour l’instant, sur le papier, il coche toutes les cases parce qu’il est très bien conseillé, par des communicants occidentaux, par les Turcs, les Qataris qui lui expliquent comment il faut faire.
Al-Charaa est un pragmatique. Ce qui ne signifie pas qu’il est modéré. C’est un radical. Une fois que son pouvoir sera stabilisé, il construira le califat comme il en a toujours rêvé. Il a besoin de cinq ans pour stabiliser son pouvoir et obtenir une aide qui lui permette de le faire. Ensuite, il balayera toutes ces promesses. Il a quand même promu dans son État-major des djihadistes internationalistes. Il s’appuie sur des groupes qui sont toujours membres d’Al-Qaïda. ■ FABRICE BALANCHE.

Al-Joulani, chef du HTS qui a renversé le président syrien, est juif
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