
« Surtout, au-delà même du conservatisme des uns et du progressisme des autres, le monde demeure fasciné par une Église qui ne se laisse jamais intégralement dévorer par son époque, et qui se veut témoin d’une vérité éternelle. »
Par Mathieu Bock-Côté.

COMMENTAIRE JSF – Cette chronique est parue dans Le Figaro d’hier samedi (10.05.2025) alors que s’ouvre le pontificat du premier pape américain de l’Histoire. Et qu’il semble s’inaugurer certes en termes de foi, en termes d’église, mais aussi, concomitamment, en termes civilisationnels, comme on dit de nos jours. Terrain essentiel dont semble s’être saisie la pragmatique Amérique étatsunienne, soudain fascinée dans une partie de ses élites, y compris celles qui y occupent aujourd’hui le pouvoir, par le catholicisme romain sous sa forme traditionnelle. Est-ce un basculement, là aussi, non plus économique ou militaire, mais plutôt dans l’ordre même de la civilisation euro-atlantique ? C’est ce dont Mathieu Bock-Côté traite ici, à notre avis, avec hauteur de vue. JSF

CHRONIQUE – Rien n’est plus faux que de présenter l’Amérique comme une nation aux origines immaculées, intrinsèquement universaliste.
C’était une certitude: le successeur de François ne serait pas Américain. Mais certains vaticanistes sont apparemment des journalistes politiques comme les autres, qui spéculent, parient, et se trompent dans leurs prédictions. Passons. L’essentiel est ailleurs, et ne concerne pas non plus le choc à venir par plusieurs annoncé entre Léon XIV et Donald Trump. Il faut plutôt voir là une occasion de réfléchir à l’indéniable vitalité du catholicisme américain, qui a joué un grand rôle dans la transformation intellectuelle et morale des États-Unis à partir de la seconde moitié du XXe siècle.
Il n’en a pas toujours été ainsi : l’Amérique wasp a longtemps traité le catholicisme et ceux qui le charriaient dans leurs bagages comme un corps étranger inassimilable à la nation. Les catholiques n’étaient pas américains, et ne le deviendraient jamais. C’est l’histoire des Irlandais, des Italiens, des Polonais et des Canadiens-français, très présents en Nouvelle-Angleterre, qu’on a longtemps présentés comme des white ethnics. Ce n’est pas sans raison que ces groupes se communautarisèrent, d’autant que la sociologie américaine les y prédisposait.
« L’Amérique des origines apprécie les églises, mais se méfie de l’Église »
Rien n’est plus faux, autrement dit, que de présenter l’Amérique comme une nation aux origines immaculées, intrinsèquement universaliste. Les Américains, jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, se sont perçus non seulement comme une nation blanche, mais plus encore, comme une nation anglo-saxonne, aux racines plantées dans le nord de l’Europe, et bien plus ouverte pour cela à sa composante germanique qu’à sa part latine. L’Amérique des origines apprécie les églises, mais se méfie de l’Église, associée à la corruption du vieux monde et au fanatisme.
Mais l’histoire a basculé au XXe siècle. Le tournant s’opère en deux temps, à peu près au milieu du vingtième siècle. On sait l’importance de l’élection de John F. Kennedy à la Maison Blanche dans cette histoire. Un papiste pouvait donc s’y faire élire? Ne risquait-il pas d’être d’abord et avant tout soumis à une autorité étrangère? Par ailleurs, dès les années 1960, on constate que le catholicisme joue un vrai rôle dans le conservatisme renaissant en le déprovincialisant, en l’occidentalisant, en l’inscrivant dans une perspective civilisationnelle.
Le populisme conservateur qui a pris le pouvoir avec Donald Trump est indissociable de sa figure inaugurale, Patrick Buchanan, qui l’incarna une première fois au début des années 1990
Deux noms ressortent. William Buckley, la figure fondatrice du nouveau conservatisme, est un catholique convaincu. De même, Russel Kirk, le grand philosophe de ce mouvement, se convertira au catholicisme en 1963, en bonne partie sous l’influence de son épouse, Annette Courtemanche, d’origine québécoise, qui l’y conduisit. Cette médiation catholique du conservatisme américain contribuera à l’intellectualiser, à le faire passer de l’idéologie à la philosophie politique, si on préfère. L’historien Patrick Allitt a consacré à cette question des travaux définitifs.
Faisons un saut de quelques décennies. Le populisme conservateur qui a pris le pouvoir avec Donald Trump est indissociable de sa figure inaugurale, Patrick Buchanan, qui l’incarna une première fois au début des années 1990. Buchanan était un catholique sévère envers ce que l’Église était devenue depuis Vatican II, sans pour autant rompre avec elle. Ce catholicisme a joué un rôle fédérateur dans la thématique de la guerre culturelle. Ce basculement fut bien antérieur à la conversion de J.D. Vance, ce qui n’en relativise pas l’importance.
« Rome n’est pas Babel »
Ces considérations n’épuisent pas la situation du catholicisme américain dont la croissance actuelle est inséparable de l’hispanisation de la société américaine par la voie migratoire. Cela entraîne une autre bascule identitaire. Ce catholicisme populaire venu du sud a peu à voir avec la refondation catholique de la nation américaine qui a commandé la vie intellectuelle depuis plus de 60 ans. La proximité religieuse ne parvient pas ici à effacer ou surmonter la différence culturelle, souvent même vécue comme une différence de civilisation.
On revient à Léon XIV. Que le nouveau pape semble s’inscrire dans la continuité du pape François ne change rien au fait qu’il provient d’une société où le catholicisme est en croissance. Le désenchantement religieux de l’humanité a surtout les traits d’une pathologie culturelle européenne, celle d’une civilisation qui a cru s’émanciper en se sécularisant intégralement. Surtout, au-delà même du conservatisme des uns et du progressisme des autres, le monde demeure fasciné par une Église qui ne se laisse jamais intégralement dévorer par son époque, et qui se veut témoin d’une vérité éternelle.
Depuis 2000 ans, l’Église s’adapte aux cultures qu’elle rencontre tout en les fécondant, sans jamais les anéantir. Rome n’est pas Babel, et il n’est pas inintéressant de constater que le catholicisme, pour un temps, poursuivra sa trajectoire en ayant à sa tête un homme qui incarne, pour le meilleur et pour le pire, le prolongement du vieux monde au cœur du nouveau. ■ MATHIEU BOCK-CÖTÉ
Brillant, érudit, comme « d’hab » mais un peu rapide. Il faudrait prendre en compte d’autres tendances. La concurrence des églises évangéliques, particulièrement en Amérique Latine. L’importance du christianisme sioniste (et apocaliptique !) aux USA, dont le poids électoral semble plus grand que le vote « juif », la fragilisation des églises protestantes « classiques », y compris britanniques, minées par le sectarisme ou, à l’opposé, le relativisme sécularisé, Le substrat prédestinatif (l’élection, le racisme, le suprémacisme…) toujours puissant, quoique passé sous silence.
Il me semble que Lion XIV (qu’il me pardonne pour ma faute volontaire) est excellemment préparé à la défense du catholicisme romain sur tous ces fronts.