
Alexandre del Valle fait partie des meilleurs géopoliticiens français. De ceux qui comptent. Son analyse de la géopolitique de Donald Trump est objective, sans complaisance mais sans le ricicule des simplismes anti Trump : « On traite souvent Trump d’imbécile, mais sa doctrine est loin d’être incohérente. Il n’est peut-être pas certain qu’elle fonctionne, mais elle s’inscrit dans une pensée stratégique claire, structurée et assumée ». On en trouvera ici les grandes lignes pour l’Orient, principalement. JSF (Entretien Atlantico du 15.05.2025).

ENTRETIEN
En choisissant Riyad pour son premier grand déplacement international, Donald Trump envoie un signal fort aux pays du Golfe et au reste du monde. Son discours, à la fois pragmatique et multipolaire, rompt avec l’ingérence idéologique traditionnelle de l’Occident. Refusant de donner des leçons de morale, Trump assume une vision réaliste et transactionnelle des relations internationales, fondée sur l’intérêt stratégique et le respect des modèles politiques locaux. Un positionnement qui séduit nombre de régimes autoritaires, au détriment de l’influence européenne.
Avec .Alexandre del Valle.

Atlantico : Que faut-il retenir du discours de Donald Trump à Riyadh, et notamment quel message a-t-il voulu adresser au pays du Golfe et au reste du monde ?
Alexandre Del Valle : Ce déplacement était révélateur. C’était le premier voyage officiel important de Donald Trump, si l’on met de côté Notre-Dame et le Vatican. Et ce n’est pas un hasard s’il a choisi l’Arabie Saoudite, un pays avec lequel les relations s’étaient considérablement détériorées sous l’administration Biden. A tel point que Riyad avait envisagé une adhésion aux BRICS, projet finalement mis en suspens notamment en raison de la perspective du retour de Trump. L’Arabie Saoudite ne considère pas les Etats-Unis comme son partenaire privilégié mais bien Trump personnellement. Cela donne une dimension symbolique forte : il peut obtenir plus de concessions que Biden, notamment parce que Mohammed ben Salmane lui voue un certain respect alors qu’il méprisait Biden, qu’il avait qualifié de voyou ou de criminel. Ce voyage s’est déroulé dans un climat apaisé et il ne faut pas oublier que Trump s’y rendait dans le cadre du forum d’investissement. Le business restait la priorité. Les démonstrations d’amitié ont été extrêmement visibles tout au long de l’événement.
Au-delà des contrats et de la réconciliation post-Biden, ce qui est très important c’est le discours incroyable de Trump. Finalement, c’est un discours multipolaire d’une rare intensité. Il a presque dénoncé même indirectement les plus fervents soutiens d’Israël aux Etats-Unis. On perçoit un tournant, une évolution même s’il reste pro-israélien mais pose des conditions drastiques sur les accords avec l’Iran. Par ailleurs, il y a quand même une volonté de se rapprocher de l’Iran ce qui contraste avec ce qu’il a été avant.
Dans ce discours, il a dit que chaque civilisation et chaque nation avait son propre modèle et que ce n’était pas les néoconservateurs, avec leur ingérence et changements de régime, qui avait fait la beauté des gratte-ciels, la modernité de pays comme le Qatar, l’Arabie Saoudite ou les Émirats. Il valorise au contraire un modèle de développement propre, sans référence aux valeurs occidentales face à un discours totalement multipolarisé.
Son discours aurait pu être prononcé par Poutine, Xi Jinping ou Erdogan. C’est là que réside sa dimension vraiment révolutionnaire : ce n’est pas de l’isolationnisme, car Trump est très impérial dans sa façon de défendre les intérêts américains. C’est vraiment un président multipolaire. Il reconnaît l’existence de plusieurs pôles de puissance et estime que chacun doit être libre de se développer selon ses propres logiques. L’Amérique ne va pas donner de leçons de morale ni de droits de l’homme.Publicité
Ce positionnement peut plaire à certaines franges du tiers-monde les plus radicales et c’est révolutionnaire. Le paradoxe, c’est que ce discours est tenu par un dirigeant qui reste profondément impérialiste. Il veut une Amérique forte mais accepte l’autonomie des autres blocs régionaux dès lors qu’ils ne s’opposent pas aux intérêts américains. Ce n’est peut-être pas révolutionnaire dans les faits, mais sur le plan discursif, cela l’est profondément.
Lorsqu’il critique l’ingérence occidentale et valorise les traditions locales, peut-on dire que Trump adopte une posture plus respectueuse de la diversité que certains dirigeants progressistes ?
Alexandre Del Valle : Sans aucun doute. La diversité pour Trump est évidente, il n’est ni isolationniste, ni néoconservateur, il s’oppose aux deux. Sa stratégie officielle, bien que non formalisée, se raccorde à la vision du réalisme offensif. C’est aujourd’hui l’école dominante en relations internationales aux États-Unis, parce que les cyniques et les réalistes sont dominants. John J.Mearsheimer, l’un de ses théoriciens les plus connus a développé le concept d’offshore balancing : l’équilibre stratégique à distance.licité
L’idée est simple : les Etats-Unis n’ont pas à intervenir directement dans les affaires intérieures des autres nations. Ils doivent déléguer cette tâche à des puissances régionales, responsables de la stabilité dans leur zone.
Washington conserve ses ressources tout en exerçant une influence indirecte via des partenaires locaux. Ce ne sont pas forcément des copies du modèle américain mais des entités avec des intérêts convergents. Elles ont carte blanche pour maintenir l’ordre régional. Trump applique cela et il veut des bonnes relations avec l’Iran, si ce dernier accepte ses conditions. Il estime que la démocratie n’a pas à être exportée. Faire la guerre pour imposer des « changements de régime », rester des années pour reconstruire des États à travers l’ingénierie sociale, pour lui c’est de la folie pure, et il n’est pas le seul.
Ce n’est pas juste un voyou qui n’aurait aucune morale, c’est la stratégie officielle de l’école réaliste de John J.Mearsheimer. Elle est partagée par le penseur George Friedman, qui affirme dans son livre sur l’ordre mondial que les interventions militaires doivent être exceptionnelles, rapides et purement militaires. Il juge « folle » l’idée de répandre les valeurs démocratiques à coups de missiles.
Trump n’est pas isolé dans cette pensée. Il n’est pas si fou, isolé, cinglé, ou cynique. Quand on considère la promotion de la démocratie par la guerre comme une pathologie et si vous êtes contre l’ingérence, quand vous avez cette vision, forcément la diversité vous l’acceptez par essence. Trump l’a dit lui-même : les Saoudiens ont un système de développement que chez moi je combattrais en tant que chrétien élu par des électeurs protestants et catholiques conservateurs. Il ne voudrait jamais d’un modèle islamique aux Etats-Unis, mais si un pays à 10 000 km fonctionne selon la charia, et n’affecte pas les intérêts américains, ce n’est pas son problème.Publicité
Il a même vanté le fait que c’est merveilleux que les Arabes dans les pays du Golfe, Qatar, Arabie Saoudite, Émirats, Koweït, aient atteint une forme de modernité par leurs propres valeurs. Il ne parle pas d’autoritarisme, mais il laisse entendre que cette réussite mérite le respect. Ce n’est donc pas du relativisme culturel, c’est une vision polycentrique du monde. Ce n’est pas du relativisme, le véritable défenseur de la diversité est celui qui croit que plusieurs modèles peuvent coexister sans hiérarchie. Celui qui défend ses valeurs chez lui sans vouloir les imposer chez les autres, parce qu’il croit à un polycentrisme des valeurs et à une multiplicité des modèles. Trump défend une vision multipolaire des rapports internationaux, adepte de l’offshore balancing, et du réalisme offensif : il défend ses intérêts de manière assez radicale, mais délègue tout ce qui n’est pas vital, en limitant un maximum l’ingérence.
C’est dans cette logique qu’il a dénoncé les néoconservateurs. Cette prise de position peut être interprétée dans le monde arabe comme une dénonciation des adeptes de B.Netanyahou. Trump reste pro-israélien, mais il envoie des signaux à des acteurs qui contestent cette ligne. Il continue de prôner les accords d’Abraham, tout en tenant un discours qui peut séduire les Arabes et les Africains.
Trump marque un point incroyable, là où Macron, Zelensky s’enferment dans des discours fondés sur une proclamation de valeurs où l’on ne sait rien. L’Union européenne reste attachée à une posture moraliste où les valeurs démocratiques, droits de l’homme, pluralisme sont considérées comme intangibles et universelles. Cette approche conduit souvent à une perception négative sur la scène internationale : l’Europe est accusée d’un moralisme hors-sol, et qualifiée de « munichoise » dans sa manière d’agir, c’est-à-dire de donner des leçons sans pouvoir ou volonté d’agir concrètement.
A l’inverse, Trump affirme qu’il n’est pas nécessaire de se battre pour des valeurs, du moins pas à l’extérieur. Pour lui, cela n’a pas d’intérêt stratégique. L’Occident était devenu ontologiquement et existentiellement enraciné dans une logique interventionniste. Il ne pouvait s’empêcher d’assortir ses relations internationales de conditions politiques : démocratisation, pluralisme, libéralisme économique. Trump rompt avec cette mécanique : pour lui ,s’est terminé. Ce message va être reçu en Afrique ou au Moyen-Orient. Trump s’y présente comme un partenaire sans condition idéologique : « Je ne vous donnerai aucune leçon de morale si nous avons un accord économique. » En clair, il est en train de court-circuiter l’influence européenne dans ces zones en proposant des partenariats dénués de toute exigence normative. Finalement, ce sera l’inverse de Macron et de Van der Leyen. Trump se positionne à l’opposé de la Commission européenne et de ses exigences démocratiques ou sociétales (droits LGBT, égalité de genre, pluralisme, etc..). Il incarne une posture plus directe, transactionnelle, voire cynique qui séduit de nombreux acteurs régionaux qui se disent : « avec lui, nous pourrons faire des deals sans être jugés ».
Quelle est la stratégie de Donald Trump au Moyen-Orient, en particulier vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, des Émirats et du Qatar ? Quels en sont les grands axes ?
Alexandre Del Valle : La stratégie de Trump au Moyen-Orient repose sur des axes clairs et structurés. Contrairement aux démocrates de Biden et surtout d’Obama, dont l’approche a été marquée par le soutien aux Frères musulmans et au Qatar, notamment lors du Printemps arabe, Trump opère une inflexion majeure.
Son pilier fondamental, au même titre qu’Israël, c’est l’Arabie Saoudite. Il remet en question le fameux pacte de Quincy, scellé en 1945, qui fondait une alliance absolue entre les deux pays.Publicité
Ce retour à l’alliance originelle est vital, car il va lui permettre de freiner la dynamique de dédollarisation, qui avait effleuré MBS durant sa brouille avec Biden. C’est une alliance pétro-monétaire à forte portée géopolitique. En parallèle, Trump ne rompt pas avec le Qatar, il adopte une posture pragmatique car les Etats-Unis disposent d’une base militaire sur le territoire qatari.
Même si l’administration Trump préfère l’Arabie Saoudite au Qatar, elle maintient des relations fonctionnelles avec les deux. Ce pragmatisme s’observe aussi dans sa gestion des Émirats arabes unis qui constituent un autre pilier de sa politique régionale. Les Émirats ont été des partenaires essentiels avec lesquels l’Amérique a conçu les accords d’Abraham, processus de normalisation avec Israël. Cette dynamique s’est faite au détriment de la cause palestinienne, qui va être achetée et diluée dans un accord arabo-israélien et qui sera un accord d’État à État.
Ces accords permettent de créer une paix entre Israël et les pays arabes. Le Hamas a réussi à casser l’adhésion de l’Arabie saoudite aux accords d’Abraham avec le 7 octobre qui a contredit les plans de cet accord. Mais Trump considère cela comme un incident transitoire, pour lui la normalisation arabo-israélienne reprendra son cours. Sa stratégie est de pacifier l’ensemble du Proche-Orient : Israël et Arabes, sunnites et chiites, Arabie Saoudite et Iran. Il estime qu’un équilibre entre Riyad et Téhéran est le meilleur moyen de dissuader l’Iran de se doter de l’arme nucléaire.
Trump est dans une logique de rapport de force : soit Téhéran se montre raisonnable et un accord est possible, potentiellement plus avantageux que celui signé par Obama (le JCPOA de 2015), soit l’Iran en subira les conséquences. Cette ouverture à un reset avec l’Iran montre la capacité de Trump de s’entendre avec tout le monde, indépendamment de leur nature politique ou religieuse dès qu’un accord est envisageable. Cela montre sa volonté de stabiliser la région sans recourir à des interventions directes, bien qu’il considère qu’il y a une tâche noire, la cause palestinienne est un obstacle à cette paix régionale et un vrai tabou. L’État palestinien dans le plan des accords d’Abraham passe à la trappe, et devient un protectorat d’Israël qui ne sera jamais vraiment souverain, mais pour lui c’est le prix à payer d’une entente globale.
Cette logique explique également pourquoi Trump a adoubé Joulani en Syrie, emboîtant le pas à Macron, même s’il n’en n’avait pas besoin. Il lève soudainement les sanctions à l’encontre de Joulani après une négociation avec l’Arabie Saoudite. L’objectif était clair : éviter que ce dernier ne tombe sous l’influence du Qatar et de la Turquie, qui sont toujours un peu pro-djihadiste.
Dans cette perspective, Riyad en bonne entente avec l’Amérique, a endossé un rôle de stabilisateur en Syrie pour ne pas la laisser aux mains de ceux qui sont pro-djihadiste. L’Arabie saoudite et les Émirats sont des pôles qui sont contre l’islamisme politique. MBS a voulu mettre fin à l’islam politique radical, et Trump compte beaucoup sur les Émirats et sur l’Arabie saoudite, pour tempérer les velléités souvent pro-djihadistes du Qatar et de la Turquie qui sont peu fiables. Ils sont très alliés entre le Qatar et la Turquie, l’un avec l’autre, donc il y a vraiment une politique d’équilibre autour des accords d’Abraham, de la pacification du Liban et de Gaza et de la tentative d’un accord avec l’Iran, accord rendu possible par une dynamique de non-nuisance entre l’Iran et l’Arabie saoudite.
Tout repose sur un double principe : s’appuyer sur l’Arabie saoudite tout en maintenant de bonnes relations avec Doha et Ankara. Trump refuse de choisir entre ces acteurs et cherche plutôt à préserver une forme de fluidité diplomatique. Ce positionnement est facilité par son amoralisme. Il ne fonctionne pas avec des principes moraux, mais selon une logique de transactions et d’intérêts. Cette absence de surmoi idéologique lui permet de traiter avec n’importe quel acteur tant qu’un accord est possible.
C’est un affairisme géopolitique et c’est plus facile d’œuvrer pour la paix que pour un idéaliste. D’ailleurs l’école réaliste aux États-Unis de Mearsheimer, accuse justement l’école idéaliste d’être beaucoup plus guerrière, parce que quand vous êtes dans une posture idéaliste vous ne cédez pas pour les principes, vous faites des guerres. Les réalistes considèrent qu’un idéaliste pousse plus facilement à la guerre qu’un « dealer » soucieux de préserver les équilibres.
C’est pourquoi Trump veut mettre fin au chantage des Houthis au Yémen, en passant par le deal avec l’Iran qui soutient ces derniers. Il y a quand même une vision globale qui vise à rétablir le business un peu partout, calmer l’axe iranien, confier la Syrie à l’Arabie Saoudite, pour ne pas la laisser aux seuls Turcs et aux Qataris, et une sorte de pax américain global.
Mais cette paix ne reposerait pas sur de l’ingérence directe, elle serait construite par délégation : chaque acteur régional devant assumer son rôle dans le cadre de l’offshore balancing. On traite souvent Trump d’imbécile, mais sa doctrine est loin d’être incohérente. Il n’est peut-être pas certain qu’elle fonctionne, mais elle s’inscrit dans une pensée stratégique claire, structurée et assumée.
Comment concilier les valeurs fondamentales des États-Unis comme la liberté, la démocratie et les droits humains –avec la reconnaissance d’une diversité organique des systèmes politiques, sans tomber dans le relativisme ou la complaisance ?
Alexandre Del Valle : Les États-Unis ne fermeront jamais les yeux sur les dérives. Mais Donald Trump, lui, le fait. Si une dérive ne nuit pas aux intérêts américains, il s’en désintéresse complètement. On est vraiment en face de quelqu’un qui n’a aucune morale.
À l’instar d’un Berlusconi en Italie, qui assumait publiquement ses frasques tout en entretenant de bonnes relations avec des dirigeants autoritaires comme Erdogan ou Poutine, Trump est un affairiste : il traite avec tout le monde, tant que les intérêts convergent.
À la question de savoir comment concilier les valeurs américaines avec des systèmes politiques divergents sans tomber dans le relativisme, la réponse de Trump est sans détour : pour lui, il n’y a pas de problème à être relativiste. Là où certains membres de son gouvernement verraient une contradiction, lui ainsi que son entourage proche, notamment sa famille ou ses conseillers comme Steve Witkoff assument ce relativisme de fait. Nous avons ce scrupule d’éviter le relativisme, mais cela n’effleure même pas Trump, lui il s’en fiche, il est dans le relativisme de facto. Il est opposé à l’islam politique chez lui, mais n’a aucun problème avec un régime fondé sur la charia en Arabie Saoudite, où l’on applique des peines de mort. Il estime que ce modèle a produit des résultats notamment une modernité économique et qu’il mérite donc le respect. Il refuse de juger ce système étranger selon les standards américains. Je pense qu’on peut affirmer qu’il est dans le relativisme.
Dans sa logique, Make America Great Again s’adresse uniquement aux Américains. Les valeurs américaines ne sont universelles que si d’autres pays souhaitent les adopter. Sinon, elles n’ont pas à être imposées. Il est d’ailleurs lecteur de Samuel Huntington, théoricien du choc des civilisations, dont le dernier ouvrage, Who We Are, défend l’idée que les civilisations sont irréductiblement différentes et que l’Amérique doit préserver la sienne, sans chercher à la généraliser. ■