
« Gérald Darmanin ne bâtit pas qu’une prison. Il trace une frontière. »
Par Jules Torres, envoyé spécial en Guyane

Si la Guyane peut, sait-on jamais, être de quelque utilité à la France, tant mieux. Faut-il y croire ? Que Darmanin, pour toutes sortes de raisons, tienne à son projet, n’en doutons pas. Il n’est pas le seul à rêver de 2027. Que ce projet voie jamais le jour, d’ici 2028, c’est une autre affaire. Bien des événements grands ou petits peuvent en interrompre le cours d’ici là, c’est évident. Reste la tendance lourde, celle là, qui finit par contraindre à imaginer et peut-être à mettre en œuvre, obligé qu’on y sera, des solutions à l’insécurité invasive, elle aussi, qu’on eût trouvées inenvisageables peu avant. Ainsi va le train des choses auxquelles même les républiques idéologiques finissent par devoir se plier ou se dissoudre… Cet article-reportage est paru au JDD le 17 mai. JSF
Depuis la Guyane, le ministre de la Justice annonce la création d’un quartier de prison ultrasécurisé au cœur de la jungle amazonienne. Le JDD révèle les plans de cette forteresse isolée, conçue pour enfermer les criminels les plus dangereux du narcotrafic et les islamistes.

À perte de vue, la jungle. Un océan de feuillages serrés, moites, impénétrables. Pas une route, pas une ligne électrique, pas un souffle humain. Seulement la rumeur de la forêt, les cris stridents des singes hurleurs, le vacarme des insectes et cette chaleur lourde, gluante, qui poisse la peau. C’est là, dans cette matrice verte où l’on avance plus à la machette qu’en voiture, à 7 000 kilomètres de Paris, que Gérald Darmanin a décidé de frapper fort.
Depuis la Guyane, où il est en déplacement jusqu’à lundi, le ministre de la Justice annonce au Journal du dimanche la construction d’une prison hors norme : 500 places, un quartier de haute sécurité pour une soixantaine de narcotrafiquants, une aile pour une quinzaine de détenus radicalisés – islamistes et fichés S. « J’ai décidé d’implanter en Guyane la troisième prison de haute sécurité de France. Soixante places, un régime carcéral extrêmement strict, et un objectif : mettre hors d’état de nuire les profils les plus dangereux du narcotrafic », déclare le ministre au JDD.
Et ce, au bout du monde : à Saint-Laurent-du-Maroni, aux confins du fleuve, à 300 kilomètres de Cayenne, à des jours des premiers hameaux accessibles uniquement en pirogue ou par avion. Une forteresse volontairement isolée. Le projet, pour l’instant, est encore invisible. Rien n’a été bâti, pas même un grillage. Et pourtant, tout est décidé : le préfet s’apprête à signer le permis de construire, pour un chantier à 400 millions d’euros. Sur les plans, une silhouette massive émerge de la canopée. Un bastion de béton conçu pour enfermer ceux qui gangrènent la Guyane et inondent la métropole : barons de la coke, logisticiens des filières, hommes-liaisons des cartels sud-américains. Pas une prison de plus. Un verrou. Une ligne de front.
Frapper la criminalité à tous les niveaux

C’est un choix délibéré, presque symbolique : bâtir loin de tout, à la marge extrême, comme un écho au bagne d’autrefois – mais avec les codes du XXIe siècle. Sécurité renforcée, isolement stratégique, capacité calibrée. « Ma stratégie est simple : frapper la criminalité organisée à tous les niveaux. Ici, au début du chemin de la drogue. En métropole, en neutralisant les têtes de réseau. Et jusqu’aux consommateurs. Cette prison sera un verrou dans la guerre contre le narcotrafic », martèle Darmanin, comme un coup de semonce lancé à travers les arbres.
Dans les plans du ministère, que le JDD publie ci-contre, la future prison s’implante sur un terrain de plusieurs dizaines d’hectares, bordé par les pistes rouges et les rivières épaisses du Maroni. À vol d’oiseau, le Suriname est tout proche. À pied, c’est une autre affaire : forêt dense, chaleur suffocante, serpents, humidité permanente. Loin de tout, vraiment. Et c’est précisément ce qui a convaincu le garde des Sceaux : loin des quartiers, loin des pressions, loin des complicités. Une prison d’isolement, au sens le plus littéral du terme. Et peut-être, au fond, un clin d’œil non revendiqué à l’histoire pénitentiaire du territoire – sans jamais l’assumer tout à fait.
« Nous voulons que cette prison serve à éloigner durablement les têtes de réseau du narcotrafic »
Car Saint-Laurent, c’est aussi cela : l’ancien port d’entrée du bagne. De 1850 à 1938, c’est là que débarquaient les forçats venus de métropole, souvent pour ne jamais en repartir. Une ville-prison dans la prison du monde. Les ruines sont encore là, rongées par la végétation, vestiges d’une époque où la République croyait résoudre la criminalité par l’exil et l’oubli. La nouvelle prison, elle, n’aura rien d’un camp disciplinaire. Mais l’empreinte demeure, comme une ombre. Pour Darmanin, ce n’est pas une provocation.
« Nous voulons que cette prison serve à éloigner durablement les têtes de réseau du narcotrafic. Ils ne pourront plus avoir aucun contact avec leurs filières criminelles », explique-t-il au JDD. Le projet prévoit un quartier de haute sécurité régi par le nouveau cadre légal voté dans la loi contre le narcotrafic : promenades et visites contraintes, aucun contact physique avec l’extérieur, fouilles régulières, surveillance électronique constante. Des dispositifs parmi les plus avancés du parc carcéral français. Il s’agira d’un site de détention de dernière génération, conçu pour résister à tout : aux évasions, aux complicités, aux flux d’information.
Une ouverture d’ici 2028
Mais derrière le béton et les câbles, il y a un message. Saint-Laurent-du-Maroni, c’est la lisière de la France. Un territoire où la justice met parfois des années à passer, où les prisons débordent, où la violence est diffuse, enracinée, presque structurelle. En construisant ici, le ministre veut dire : l’État est de retour. Et pas seulement en mots. L’objectif est clair : une ouverture d’ici 2028, pour une capacité de 500 places. Et au fond, ce n’est pas seulement une prison que Gérald Darmanin veut bâtir. C’est une doctrine. Un marqueur. Une nouvelle frontière dans sa guerre contre la drogue.
Car en Guyane, la ligne de front n’a rien de métaphorique. C’est une frontière liquide, un fleuve large comme un estuaire – le Maroni – que traversent chaque nuit les pirogues chargées de cocaïne, d’or illégal et de clandestins sans nom. À l’œil nu, les eaux sont calmes. En réalité, elles charrient une guerre. Une guerre sourde, que mènent douaniers, gendarmes et magistrats, souvent à armes inégales.
À Saint-Laurent-du-Maroni, justement, tout commence – ou tout s’achève. La ville est devenue un carrefour stratégique pour les « mules » venues du Brésil, payées quelques centaines d’euros pour ingérer des capsules de drogue qu’elles évacuent dans un squat ou sur une piste clandestine. À l’aéroport de Cayenne Félix-Éboué, les contrôles se sont intensifiés, mais les filières s’adaptent. Les services estiment qu’un passager sur trois des vols à destination de Paris transporte de la cocaïne. Chaque semaine, plusieurs passent entre les mailles. D’autres sont interceptés. Et finissent dans un système judiciaire au bord de la rupture.
« Ce n’est pas qu’une question de justice, c’est aussi une question de souveraineté »
Le centre pénitentiaire de Rémire-Montjoly, seul établissement carcéral de la région, déborde. Construit pour accueillir 500 détenus, il en héberge près du double. Les cellules prévues pour deux en contiennent parfois quatre. Le personnel est épuisé, les tensions permanentes. À l’image d’une justice à flux tendu, prise dans l’urgence, sans souffle ni moyens. Et comme toujours dans ces zones grises, les plus vulnérables trinquent. Les mineurs livrés à eux-mêmes. Les familles harcelées par les bandes. Les habitants des quartiers populaires, otages d’un territoire où l’État ne fait plus peur. La Charbonnière, Grand-Santi, Matoury : autant de noms qui, pour les Guyanais, ne riment plus avec exil ou aventure, mais avec insécurité et abandon.
C’est ce terreau que les narcotrafiquants exploitent. L’orpaillage illégal, au cœur de la forêt, nourrit des réseaux mêlant exploitation humaine, contrebande et blanchiment. Les filières criminelles, elles, mutent, s’adaptent, professionnalisent leurs flux. La Guyane devient leur plateforme logistique vers l’Europe. Les chefs sont loin, planqués à l’étranger. Mais les relais, eux, sont ici – en chair, en os, et souvent armés. Et c’est précisément ceux-là que vise la prison annoncée par Gérald Darmanin. « Ce n’est pas qu’une question de justice, c’est aussi une question de souveraineté », tranche-t-il. En d’autres termes : sans bras armé, sans menace concrète, sans capacité à punir vite et fort, l’État ne pèse plus rien.
Une priorité absolue
Depuis sa nomination Place Vendôme, Gérald Darmanin a fixé son cap : le narcotrafic est une guerre. Et il entend la mener comme telle. « Depuis que je suis ministre de la Justice, j’ai fait de la lutte contre le narcotrafic une priorité absolue. C’est un fléau qui déstabilise le monde, alimente la violence, gangrène nos institutions. Je n’ai qu’un cap : taper fort, taper juste, et taper partout », affirme-t-il. Voilà déjà une méthode. Loin des discours abstraits, le ministre d’État avance carte en main : notes de renseignement, schémas logistiques, profils ciblés. Et une idée simple : frapper les têtes de réseau là où ça fait mal – au contrôle du territoire et à la mécanique carcérale.
Première cible : les quartiers de haute sécurité. Le ministre ne veut plus que les grands noms du narco séjournent dans des prisons classiques. Il exige leur transfert dans des unités ultrasécurisées, souvent à l’isolement, sous surveillance renforcée. Plusieurs dizaines de profils ont déjà été discrètement redéployés vers des établissements comme Condé-sur-Sarthe ou Vendin-le-Vieil.
« Le Brésil et la France font face aux mêmes réseaux »
Deuxième levier : les détenus étrangers. En mars dernier, dans un entretien au Journal du dimanche, Darmanin annonçait vouloir renvoyer dans leur pays les trafiquants non Français incarcérés en métropole. Un principe de bon sens, mais difficile à mettre en œuvre sans accords bilatéraux. D’où sa visite au Brésil, quelques jours avant son déplacement en Guyane, pour négocier un traité de transfèrement avec son homologue Ricardo Lewandowski. « Le Brésil et la France font face aux mêmes réseaux, aux mêmes routes, aux mêmes cartels. La coopération entre nos deux pays est cruciale. C’est une guerre que nous devons mener ensemble », plaide-t-il. Le ministre entend d’ailleurs élargir cette alliance : il se rendra dans les prochaines semaines au Pérou et en Colombie, pour étendre ce front contre le narcotrafic à toute l’Amérique du Sud.
Troisième étape, plus structurelle : construire. La prison de Saint-Laurent-du-Maroni ne sort pas de nulle part. Elle s’inscrit dans une politique pénitentiaire plus large. Malgré l’échec des 15 000 places promises par Emmanuel Macron, le garde des Sceaux a décidé d’accélérer. D’abord, en ordonnant aux administrations d’aller plus vite – sans rogner sur la qualité. Ensuite, en lançant la construction de prisons « modulaires » : 3 000 places supplémentaires en quelques mois, grâce à des infrastructures préfabriquées destinées aux détenus en fin de peine ou condamnés à de courtes durées. Le premier appel d’offres, pour 1 500 places, sera publié lundi. Le second suivra en juin.
Cette doctrine, Darmanin l’assume pleinement. Elle tranche avec l’angélisme d’une partie de la magistrature, et avec la mollesse des exécutifs précédents. Elle s’inscrit dans une stratégie plus vaste : rétablir l’autorité de l’État, y compris sur ses confins. La Guyane, avec ses trafics, ses violences, son isolement, devient le laboratoire de cette reconquête. Gérald Darmanin ne bâtit pas qu’une prison. Il trace une frontière. Entre la France et les cartels. Entre l’ordre et le chaos. ■ JULES TORRES