
Entretien avec Rémi Bourgeot sur Atlantico.
L’Histoire – que l’on voulait finie après l’effondrement du bloc soviétique – va-t-elle toujours dans le même sens ? Ce devait être celui de la globalisation interconnectée et de la gouvernance mondiale dont les élites globalisées assureraient l’établissement définitif. Davos en était le lieu de rencontre et le symbole mythique, actif. Cet entretien en annonce le crépuscule tandis que le monde voit le retour des nations et des empires et leur affrontement économique ou guerrier. (Atlantico, 20 mai 2025). JSF
Klaus Schwab, fondateur du Forum économique mondial de Davos, démissionne après plus d’un demi siècle passé à la tête de l’organisation. S’il devait initialement rester en poste jusqu’en 2027, année où le mandat de Christine Lagarde à la BCE prend fin, il s’est retiré suite à des accusations de malversations financières.
Atlantico : La fin de l’ère Klaus Schwab marque-t-elle une rupture définitive pour le Forum économique mondial, où ce dernier peut-il trouver un second souffle sans renier son ADN ?
Rémi Bourgeot : Schwab était capable de sentir les enjeux liés aux failles béantes du système dont il était lui-même l’un des hérauts. Pour autant, cette approche a été contredite par son propre cadre social. Au-delà du présent scandale, l’ébranlement de la structure managériale et gouvernementale, dans les pays occidentaux en particulier, nourrit une aggravation de fond dans la perte de sens. On observe une poussée vers davantage d’entre-soi événementiel, qui se substitue à la notion-même d’élite et de leadership, affectée par la baisse du niveau éducatif et culturel.
Avec sa faille économique liée à l’éclatement des chaînes de production, en vue d’une optimisation bureaucratique qui vire à la tragédie industrielle, et un secteur tertiaire qui s’est éloignée de la notion de productivité, l’idée-même de gouvernance mondiale s’est heurtée à la question plus fondamentale de la compétence. Schwab a pensé pouvoir proposer un aggiornamento de la gouvernance mondiale, menacée d’éclatement, face aux leaders populistes certes, mais surtout face à ses contradictions internes. Pour autant, le concept a muté, dans un contexte de vulnérabilité intellectuelle, pour se prendre au jeu de la guerre culturelle et de l’événementiel.
Davos n’est que la pointe émergée, la plus mondaine, de l’iceberg. La prolifération d’officines improbables, en particulier américaines, qui prétendent offrir un horizon aux cadres, est le symptôme d’une crise de sens plus profonde. Dans un monde occidental qui s’est détourné de l’horizon de réalisations tangibles, les pays les plus désindustrialisés en sont les proies les plus évidentes. Au niveau européen, les grands groupes français s’avèrent particulièrement vulnérables à ce phénomène de conditionnement, sur fond de prestations de voyage aux quatre coins du monde.
Christine Lagarde représente-t-elle une véritable option de leadership pour incarner la transition du WEF, ou son nom cristallise-t-il un vide stratégique plus large au sein de l’institution ?
Au-delà des rumeurs spéculatives sur telle ou telle personne, on voit dans de nombreuses institutions une substitution de l’analyse et de l’innovation par une gestion davantage centrée sur la communication, en principe millimétrée. Ces situations virent facilement au fiasco, en l’absence d’outils nécessaires à d’importants revirements stratégiques. Cette logique ruisselle au-delà des directoires. Il est ainsi vraisemblable que cet organisme se concentre encore davantage vers sa dimension de club sans proposer d’orientations de fond.
Dans un contexte de désengagement progressif des entreprises vis-à-vis des politiques DEI, Davos peut-il encore se poser en vitrine du progrès global sans se couper de sa base historique ?
Paradoxalement, le « great reset » de Schwab partait plutôt du constat que la gouvernance mondialisée, centrée sur le capitalisme de résultats financiers trimestriels et l’américanisation des masses, fonçait vers un mur. Il s’agissait, initialement, de pointer les failles de ce système et la nécessité d’un mode de coopération plus intelligent. L’idée renvoyait aux velléités de réorientation qui s’était exprimées pendant quelques semaines, une bonne décennie plus tôt, en 2008, avant que l’on ne décide de s’abandonner collectivement à l’opium des bulles monétaires. Les institutions à but public comme les entreprises sont confrontées à d’importantes difficultés lorsqu’il s’agit de répondre à la quette de sens et aux enjeux de changements. On le voit notamment avec les principes de type ESG, en proie à un dévoiement assez généralisé.
Alors que l’équilibre mondial bascule vers une multipolarité affirmée, le Forum de Davos peut-il encore s’imposer comme un acteur structurant des dynamiques internationales, ou risque-t-il d’être marginalisé par de nouveaux pôles d’influence ? Comment un seul homme, Klaus Schwab, a-t-il pu entraîner le Forum de Davos dans une crise existentielle — et que révèle cette fragilité sur la dépendance des élites à des figures tutélaires plutôt qu’à des structures réellement démocratiques et résilientes ?
L’éclatement transatlantique du bloc occidental constitue une rupture fondamentale. Il en est de même des jeux d’alliance entre les BRICS au-delà de leurs différences fondamentales, face à la désorientation de l’occident. Ces développements sont lourds de conséquences géopolitiques certes, mais aussi en ce qui concerne la réflexion économique et sociale. Les leaders européens, en particulier, traversent une crise dont il ne faut pas sous-estimer la dimension psychique, tant le leadership américain a façonné leur imaginaire. Il s’agit d’imaginaire collectif, notamment sur le plan géopolitique, avec la conversion européenne au néo-conservatisme dans les années 2000, au lendemain de l’épisode irakien, mais aussi d’imaginaire individuel avec la standardisation des modes de vie. ■
