
Cette tribune est parue dans Le Figaro du 29 mai. On peut évidemment discuter des options de fond ici prêtées à Bruno Retailleau. Mais qui peut sonder ce qui habite son for intérieur ? Quant à sa liberté d’action, au sein du gouvernement comme dans son propre parti, avouons-le : le doute est – pour le moins – permis. Mais est-ce là le sujet essentiel de cette superbe et profonde analyse de notre situation, telle que la propose Bérénice Levet, que les lecteurs de JSF connaissent bien et apprécient depuis plusieurs années déjà ?
Par Bérénice Levet.
TRIBUNE – Le ministre de l’Intérieur et nouveau président LR n’a pas caché son admiration pour Anna Arendt, philosophe et essayiste. Bérénice Levet, auteur de plusieurs ouvrages sur Arendt, analyse l’action politique du locataire de la Place Beauvau à la lumière de l’œuvre de l’auteur de Condition de l’homme moderne.
* Bérénice Levet est philosophe et essayiste. Elle est l’auteur de « Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt » (Éditions de l’Observatoire).

« Nous sommes là, par la grâce d’Arendt, au cœur même du fossé désormais abyssal creusé entre nos élites qui continuent de glisser sur cette pente et les hommes ordinaires. »
« Derrière les victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. » On connaît les mots de celui qui n’était pas encore général mais lieutenant-colonel, de Gaulle. Derrière Bruno Retailleau, aux dires du nouveau président des LR, on trouve Hannah Arendt (Le Point, 8 mai 2025). La chose est de très heureux augure. Penser ce qui nous arrive, penser les crises qui s’amoncellent avec Hannah Arendt est plus qu’une féconde ressource. Hannah Arendt, dont nous célébrerons en décembre le 50e anniversaire de la disparition, c’est d’abord la passion des réalités factuelles, un art de traquer les ruses, les stratégies que nous ne cessons d’ourdir afin de nous éviter l’épreuve d’un réel qui a souvent le défaut de déjouer nos attentes, de ne pas entrer dans nos grilles de lecture. Accordons que, jusqu’à présent, Bruno Retailleau s’est montré à cet égard le fidèle disciple d’Arendt. La cause du réel et de la vérité lui plaît davantage que celle de sa tranquillité.
Penser ce qui nous arrive avec Arendt, c’est comprendre en quoi le monde rêvé des progressistes est fort inamical aux hommes, prendre toute la mesure de la méconnaissance et du mépris moderne de l’humaine nature et condition, de sa finitude. Cruauté d’une vie tout entière livrée au mouvement, cruauté que d’avoir passé par pertes et profits le besoin de continuité, de stabilité, de durée, qui est en l’être humain, dans l’ivresse d’un mouvement que rien ne doit entraver.
Penseur de la société liquide avant Zygmunt Bauman, Arendt écrit : « Le monde devient inhumain, impropre aux besoins humains – qui sont besoins de mortels –, lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence. » Assurément, sa propre expérience de l’exil l’a instruite : Arendt sait la douleur d’une vie privée d’assises. L’effondrement de la tradition, de ce fil qui reliait les nouveaux venus dans le monde à ceux qui les avaient précédés ? « Cela signifie, répond Arendt, que vous êtes vraiment tout seul dans le froid ! »
Avertissement glaçant
Telle est en effet la tonalité dominante du monde dans lequel nous vivons. Le péché moderne par excellence, établit Arendt, est d’avoir prêté des vertus, toutes les vertus à la déliaison, à la désaffiliation. D’avoir rabattu la maturité de l’homme et sa liberté sur l’arrachement, l’« émancipation » – mot fétiche ! « À la base de tout l’humanisme de gauche, écrit notre philosophe, se trouve la conception d’un homme se créant lui-même », lui-même et ses fameuses « valeurs ». Un homme « entré en rébellion contre toute forme de donnés », donné naturel comme culturel, inaccessible à la dimension du don et par conséquent incapable de gratitude.
« Recevoir » de nos ancêtres une histoire, une langue, de nos parents un nom et un prénom, de la nature ou de Dieu un corps sexué, une loi, tout cela est regardé comme une offense faite à notre liberté. Et voici le Bien et le Mal, s’inquiète Arendt, réduits à des « manières de table », des us et coutumes dont chacun et chaque époque serait la mesure. À l’heure où l’on s’apprête à transformer les médecins en « inflexibles » Parques, sombres Atropos chargées de trancher l’ultime fil de notre destinée, cet avertissement a quelque chose de glaçant.
Le résultat est là : des particules élémentaires, des âmes errantes que l’on n’entretient guère que de leurs droits, quand ce sont les devoirs qui donnent un sens, une signification et une orientation, à la vie, qui vous lient, vous attachent à des réalités plus hautes que la vôtre. Et l’on s’inquiète de la santé mentale de notre jeunesse ! Malades, nous le serions à moins. Incarcérés dans la prison du présent et de leur moi, comme la chauve-souris de Baudelaire, nos jeunes gens ne peuvent que se cogner la tête à des plafonds vermoulus et se sentir ligotés.
« L’homme moderne a perdu le monde pour le moi », diagnostiquait Arendt. Rendons à notre jeunesse le monde, la civilisation historiquement constituée dont elle est appelée à répondre devant les morts, les vivants et ceux qui naîtront après nous. Le lieu de cette restitution est l’école, et s’il est une question où un politique qui puiserait son inspiration dans une lecture attentive d’Arendt nous rendrait quelque raison d’espérer, c’est bien celle de l’école, lieu de transmission d’un héritage, ciment d’un peuple. Assurément, il faudra à ce politique de la hardiesse, en réalité simplement de la conviction, pour promouvoir une école « tout entière conservatrice », c’est-à-dire tournée vers le passé.
La raison en est cependant simple et le fondement, anthropologique : « Avec la naissance, les parents ne donnent pas seulement la vie, ils introduisent dans un monde », c’est-à-dire une civilisation historiquement constituée, sédimentée. Escorter l’enfant dans ce monde où il entre, lui apprendre à le connaître, à le comprendre, à l’aimer afin qu’il aspire à en poursuivre la chronique. Salutaire anthropologie de la transmission. C’est en somme d’une pierre deux coups : assurer la continuité historique de la patrie menacée par le nouveau venu, que ce soit par la naissance ou par les vicissitudes, et doter d’épaisseur historique cet être aplani sur le présent qu’est l’enfant.
Au degré d’amnésie, d’ignorance où nous sommes tombés, l’assimilation pour tous et chacun – car l’assimilation des grandes choses se fait toujours in fine en première personne – devrait conduire une politique pédagogique. Le seuil d’entrée de l’école franchi, accordons à l’élève le droit d’être libéré de lui-même, de l’actualité, des questions sociétales afin d’être libre pour les grandes choses qui « ne meurent pas sur les saisons » (Rimbaud).
Conscience vive
Nous sommes là, par la grâce d’Arendt, au cœur même du fossé désormais abyssal creusé entre nos élites qui continuent de glisser sur cette pente et les hommes ordinaires. Les politiques dont nous avons besoin ne sont décidément pas ceux qui s’emploient, et avec quelle ardeur, à « réinventer » nos vies, nos villes, nos « identités », mais ceux qui nous rendent un sol, un passé, une histoire, notre « nature » d’homme, de femme. Qui nous autorisent à en croire nos yeux. Qui cessent de brouiller la frontière qui sépare le réel du fictif. Des politiques résolus à remettre au centre du village le peuple historique français, son idée de l’homme et son entente de la vie. Bruno Retailleau entend s’adresser aux « honnêtes gens », lesquels se rencontrent y compris parmi les Français d’origine étrangère. Le mot a quelque chose de délicieusement désuet. Les progressistes ricanent ? Fatalement, eux qui en ont programmé l’obsolescence.
Or, du dévoiement progressiste de la notion de liberté, de cette fétichisation de l’émancipation, de ses funestes conséquences et de l’urgence de rompre avec cette philosophie, Bruno Retailleau semble avoir une conscience vive. Il faut lire Ne rien céder. Manifeste contre l’islamisme : « Si l’islamisme prospère au sein de nos sociétés, écrit-il, c’est que (…) nous ne nous connaissons plus nous-mêmes, au point de faire dire à nos principes libéraux ce qu’ils ne disent pas, ce qu’ils ne sont pas. » Et « le premier de ces renoncements (à nous-mêmes) tient à l’idée que se font désormais nos sociétés modernes de la liberté. Une liberté absolutisée qui ne supporte aucune entrave, qui ne se reconnaît aucune limite. »
Arendt n’est pas le seul penseur invoqué par Bruno Retailleau. Il évoque également George Steiner, notamment Réelles présences, l’un des plus puissants antidotes au wokisme. Mais aussi Charles Péguy. Au moment de conclure, deux citations se disputent dans mon esprit, peut-être hantent-elles également Bruno Retailleau : « Ma république est avant tout une république où on laissera les gens tranquilles. » La seconde, vertigineuse, empruntée au poète, celle-ci : « C’est embêtant, dit Dieu. Quand il n’y aura plus ces Français, il y a des choses que je fais, il n’y aura plus personne pour les comprendre. » ■ BÉRÉNICE LEVET
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