
Cette analyse en forme de récit est parue dans Le Figaro du 7 juin. Sans entrer dans les thèmes proprement ecclésiaux souvent soulevés et discutés dans le cadre de ce pèlerinage, nous nous y intéressons comme révélateur des nouvelles tendances qui grandissent dans notre société et notamment dans sa jeunesse, ou une partie d’entre elle. En particulier, bien-sûr, lorsqu’elles vont dans le sens de la Tradition et s’inscrivent dans le fil et le mémoire de l’Histoire de France. JSF
Par Jean-Marie Guénois.
RÉCIT – Année après année, ils sont de plus en plus nombreux à y participer : pas moins de 19.000 pour cette 43e édition.
Ils sont partis à 500 en 1983. Ils seront 19.000 pèlerins en 2025 sur la même route de Chartres, depuis Paris, samedi matin. La 43e édition du Pèlerinage de chrétienté s’impose, année après année, comme un événement incontournable du catholicisme français. Les pèlerins sont attendus ce lundi de la Pentecôte dans la prodigieuse cathédrale chantée par Péguy. Comme lui, ils vont effleurer de leurs mains l’océan des blés, dans les pas du poète, ils fouleront les chemins de leurs brodequins. Ils sont catholiques, marchent dur, bivouaquent précaire, mangent sur le pouce, prient en latin. Et suivent la messe selon le rite tridentin, antérieur au concile Vatican II.
Ce dynamisme a quelque chose d’énigmatique. Comment expliquer l’engouement pour ces 100 kilomètres ardus et mystiques, où les inscriptions affluent, avec 8 % de progression par an depuis dix ans ? Comment interpréter la moyenne d’âge – 20 ans – de ces colonnes pérégrinant chapelet à la main ? Comment, enfin, la question de la « royauté du Christ », au cœur de cette initiative, attire à ce point au début du troisième millénaire ?
« Pour qu’Il règne, sur la terre comme au ciel » est d’ailleurs le thème choisi cette année. Le président de l’association organisatrice, Philippe Darantière, l’expose sans détour : « Le sujet de la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ est au fondement de Notre-Dame de Chrétienté, notre association. Il est malheureusement assez négligé dans l’Église aujourd’hui. » Il poursuit : « En choisissant ce thème, nous voulons célébrer le centième anniversaire de l’encyclique Quas Primas, du pape Pie XI , qui institue la fête liturgique du Christ Roi. » Ce laïc y décèle une actualité : « La période que nous vivons, avec ses incertitudes et ses menaces, rend ce thème encore plus actuel : “Il faut chercher la paix du Christ par le règne du Christ”, nous enseigne Pie XI. »
Randonnée spirituelle
En avant, donc ! 1700 pèlerins enfants, 500 pèlerins pastoureaux (de 13 à 16 ans), 3300 pèlerins familles, 10.000 pèlerins adultes, 1700 pèlerins étrangers, 1200 pèlerins bénévoles, 6000 pèlerins « anges gardiens » – empêchés mais qui accompagnent le pèlerinage par la prière -, 90 cadres organisateurs, 430 clercs, dont l’abbé Jean de Massia, aumônier général. Et une douzaine de grands prédicateurs, dont Mgr Athanasius Schneider, évêque auxiliaire de l’archidiocèse d’Astana (Kazakhstan), ou encore l’ancien recteur de Notre-Dame de Paris, Mgr Patrick Chauvet. Sans oublier l’évêque de Chartres, Mgr Philippe Christory, qui ouvre les portes de sa cathédrale, où il présidera la messe finale, lundi. La veille, il aura marché avec les pèlerins en répondant aux questions des différents « chapitres », ces groupes d’une quarantaine de fidèles, cellules de base de cette randonnée spirituelle.
Que cherchent ces 19.000 pèlerins guidés par la « reine mystérieuse » de Péguy, Notre-Dame de Chartres ? Il y a des novices parmi eux. Olivier, 29 ans, professionnel dans la restauration, vient à la suite d’un « voyage en voiture de sept heures où (s)on covoitureur (l)’a invité à participer à ce pèlerinage de Chartres » : « Je découvre avec humilité, pour la première fois, ce chemin de foi. J’espère, grâce à cette expérience, rencontrer des personnes partageant ma croyance, me déconnecter du rythme effréné de la vie urbaine et cheminer aux côtés de celles et ceux qui chérissent les traditions », résume-t-il.
Il y a des passionnés. Sidonie, 23 ans, se forme à la comptabilité : « J’attends ce pèlerinage chaque année avec une impatience folle ! C’est mon moment privilégié avec le Christ, un tête-à-tête qui me permet de me recentrer, loin des tracas du quotidien. C’est comme une vraie parenthèse, un ressourcement dans Sa création. Si le paradis ressemble à ça, franchement, j’ai hâte d’y être ! » Aymeric, 42 ans, cadre commercial, y voit « le point d’orgue » de son année : « J’y remercie le bon Dieu de l’année écoulée et y demande les grâces pour l’année à venir. » Un autre Aymeric, 31 ans, attend de se « couper du monde, plus de mails, plus de Teams pendant trois jours ! » : « Je veux me concentrer sur ma foi, mon âme, me dépasser physiquement, rencontrer du monde et, surtout, faire découvrir la tradition à ma fiancée qui vient pour la première fois. »
« La soif des jeunes catholiques »
Mais pourquoi ce succès ? Lilou, 23 ans, travaille comme éducatrice auprès d’enfants en situation de handicap. « Cet engouement vient d’une aspiration profonde pour retrouver le sens du sacré, de l’engagement pour la beauté de la vie, du don de soi, explique-t-elle. Peu importe la culture ou la croyance, cette quête transcende les frontières et s’oppose à l’individualisme de notre époque ». Pour elle, « le pèlerinage de Chartres incarne cette recherche, cette opposition au repli sur soi et à la course aux plaisirs individuels ». Ces trois jours « offrent un espace où l’on se reconnecte à l’essentiel, à nos racines chrétiennes, ensemble ».
Marin, ingénieur de 32 ans, explique cette vogue par l’identité du rassemblement : « Si la foule croît chaque année, c’est parce que le “pélé” répond à la soif des jeunes catholiques. Oui, ce pélé a un caractère assumé, revendiqué, de cathos qui sont fiers de leur foi ! Il montre aussi que la “messe tradi” n’est pas une liturgie du passé, elle a de l’avenir. »
Avec 17 éditions à son compteur, Arnaud, officier de 30 ans, est un grand fidèle de cette quête. « Je marche vers Chartres pour me convertir et devenir un saint », dit-il sans ambages. Il insiste sur un point : « Ce pèlerinage n’est pas une manifestation passéiste de vieux nostalgiques. Il est la manifestation de “l’éternelle jeunesse de Dieu” C’est un formidable appel à la nouvelle évangélisation. » Selon lui, « malgré les apparences ou les attaques, ce pèlerinage est un signe prophétique de communion aimante. Nous voulons être l’Amour dans le cœur de l’Église, comme sainte Thérèse. Nous prierons d’ailleurs en communion avec l’apaisant pape Léon XIV pour la paix et l’unité, pour que soit enfin tournée la page douloureuse de l’inutile guerre liturgique et que nous puissions passer à autre chose, comme le règne du Christ sur nos vies et notre patrie sur la terre comme au ciel ».
Je suis l’évêque de tous, j’accueille tout le monde. Je suis le premier à reconnaître l’importance des associations, mais je ne reconnais pas le magistère de l’association organisatrice du pèlerinage de légiférer en matière de liturgie dans mon diocèseMgr Christory, l’évêque de Chartres
De quelles « attaques » parle-t-il, et de quelles « guerres » ? La dernière escarmouche remonte à moins d’un mois. Mgr Christory, 67 ans, l’évêque de Chartres, a toujours montré sa bienveillance lors des précédentes éditions. Il n’a « jamais fermé » les portes de sa cathédrale à la célébration de la messe selon l’ancien rite. Il n’a même « jamais eu l’intention de le faire » confie-t-il au Figaro, contredisant une rumeur récente. Mais il a dû mettre les points sur les « i » pour récuser les « restrictions liturgiques du pèlerinage », qui imposent, de facto, aux prêtres, de ne célébrer la messe et les confessions que selon la forme extraordinaire du rite romain, autrement dit messe tridentine, qui correspond au rituel latin de l’Église, antérieur à la réforme liturgique qui a succédé au concile Vatican II (1962-1965). Et en aucun cas selon la forme ordinaire qui, le plus souvent, est célébrée face au peuple et dans la langue commune.
L’évêque de Chartres s’en explique au Figaro : « Je suis l’évêque de tous, j’accueille tout le monde. Je suis le premier à reconnaître l’importance des associations, mais je ne reconnais pas le magistère de l’association organisatrice du pèlerinage de légiférer en matière de liturgie dans mon diocèse en imposant une seule façon de célébrer la messe aux prêtres. Or, il s’agit là de la responsabilité de l’évêque. Ce n’est pas une question de forme, mais une question de fond qui touche la nature de l’Église catholique. »
« Guerre liturgique »
À travers lui, l’Église demande que le rituel de la messe dite de Paul VI (la messe de Vatican II) ait droit de cité dans les rangs du Pèlerinage de chrétienté pour les prêtres qui le désirent. Mais l’organisation refuse en revendiquant la messe « vetus ordo », l’ancien rituel, comme un « ADN » non négociable. Cette intransigeance a été « la goutte d’eau », confie un intime connaisseur du dossier, qui a provoqué l’agacement de l’épiscopat et l’application de ces mesures administratives inhabituelles. D’autant qu’elle a été constatée par l’épiscopat à la suite de questions de prêtres non traditionalistes qui auraient aimé accompagner des jeunes à ce pèlerinage, mais qui en ont été empêchés pour cette raison liturgique.
Mgr Christory a donc écrit, le 19 mai dernier, à Philippe Darantière, président de l’association Notre-Dame de Chrétienté, pour lui confirmer l’accueil des pèlerins ce lundi de Pentecôte mais aussi pour poser une condition inédite, exigée de facto par le droit ecclésial : un prêtre ne peut pas célébrer selon l’ancien rite catholique dans un diocèse sans avoir demandé, puis reçu, l’accord formel de l’évêque local. Il sollicitait l’association organisatrice de bien vouloir mettre en œuvre cette mesure administrative pour ce pèlerinage. Vendredi après-midi, l’association confirmait au Figaro que les documents demandés étaient en voie d’acheminement à l’évêché de Chartres. Fin de l’incident.
Un épisode ecclésial, juridique et administratif perçu par certains comme une « attaque », mais qui est plutôt le symptôme d’une sourde « guerre liturgique » vieille de soixante années puisqu’elle remonte à la fin du concile Vatican II. Dans ce contexte, le pèlerinage de Chartres apparaît comme une heure de vérité pastorale pour l’Église de France. Voire comme un laboratoire du futur : les pèlerins ne sont-ils pas composés d’un tiers de fidèles traditionalistes, d’un tiers de catholiques qui fréquentent les deux rites de la messe (avant et après le concile Vatican II) et d’un tiers de nouveaux venus, invités ou curieux de vivre cette expérience ?
D’un côté, les évêques, impuissants, constatent en effet la montée du phénomène « Pèlerinage de Chartres », appuyé sur une association et non sur la hiérarchie. Une dynamique qui ne va pas dans le sens des mesures antitraditionalistes prises par le pape François, d’où le recours à ces normes cette année par Mgr Christory. Le pape défunt craignait en effet la constitution d’une « Église parallèle ». Il a donc déconstruit, pierre après pierre, l’œuvre de réconciliation entre les anciens et les modernes, désirée et actée par Benoît XVI, qui avait tendu la main aux traditionalistes.
Que fera le pape Léon XIV ?
D’un autre côté, la mouvance traditionaliste – à ne pas confondre avec le mouvement « lefebvriste », dit « intégriste » – revendique son unité avec Rome, mais n’accepte pas la liturgie nouvelle de l’Église catholique. Un haut responsable catholique résume : « Ils nous demandent de reconnaître l’ancien rite, mais ils refusent de reconnaître la messe actuelle et n’appliquent pas la réciprocité qu’ils attendent ». Ce prélat rappelle aussi que les traditionalistes représentent, selon les chiffres romains de l’Église mondiale, environ « 1 % des pratiquants ».
Benoît XVI, pape de 2005 à 2013, est allé aussi loin que possible dans la reconnaissance des traditionalistes. François a transformé cette politique de franche ouverture en fermeture catégorique. Que fera le pape Léon XIV ? Nul ne le sait. Il se montre très classique sur la liturgie. Il veut être un pape de dialogue et d’unité. Quel est l’enjeu ? Christophe Dickès, historien du catholicisme, estime que, « si le pape Léon XIV ne donne pas du lest dans l’application des normes, le risque est que la guerre liturgique marque une nouvelle génération. On sent une forte attente à ce sujet ». Jean-Louis Schlegel, éditeur, inscrit dans le christianisme de gauche, considère que « l’arrière-plan historique, politique et sociologique de cet événement n’en fait pas une bonne nouvelle pour l’Église, qui ne doit pas s’attendre à une paix liturgique, même si ce mouvement, apparaissant comme victime, bénéficie d’une sympathie relative dans l’opinion publique éloignée de l’Église… ».
Arnaud Bouthéon, laïc catholique aussi engagé qu’écouté, conclut : « Dans une société liquide et polarisée, la jeunesse cherche de la radicalité, c’est-à-dire, étymologiquement, l’enracinement. Quant à la liturgie, les querelles de clercs paraissent parfois anachroniques pour la très grande majorité des jeunes pèlerins. Eux recherchent avant tout l’expérience spirituelle, des repères stables et des expériences intenses et partagées. » ■ JEAN-MARIE GUÉNOIS