
« Pour le mouvement Blue Labour, contrôler l’immigration ne relève pas seulement d’un calcul électoral : cela constitue également l’occasion de rompre avec le paradigme néolibéral qui, depuis trente ans, dépossède les citoyens britanniques de leur pouvoir économique et politique. »
Par Marc Le Chevalier.

Cet article qui intéresse par ricochet la France et l’Europe, est paru dans l’édition du Figaro de ce mardi 10 juin. Son auteur, chercheur associé chez nos amis de l’Institut Thomas More, apporte là un utile éclairage sur l’évolution en cours en matière migratoire au Royaume-Uni, notamment chez les travaillistes. JE SUIS FRANÇAIS
Le premier ministre travailliste, Keir Starmer, a annoncé, début mai, une série de mesures pour contrôler davantage les flux migratoires. Pour Marc Le Chevalier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, ce virage ne doit pas être lu uniquement comme un calcul électoral ou une supposée droitisation.

« Nous allons reprendre le contrôle de nos frontières », C’est sur ce ton martial que le premier ministre travailliste, Keir Starmer, a annoncé début mai des mesures très restrictives pour maîtriser les flux migratoires. Parmi celles-ci figurent l’allongement de cinq à dix ans du délai d’accès au statut de résident permanent, le renforcement des critères linguistiques et éducatifs pour les visas de travailleurs qualifiés et la subordination du recrutement de main-d’œuvre étrangère à la formation préalable des travailleurs nationaux. Ce discours, sans aucun doute stratégique, puisqu’il est intervenu seulement une semaine après les victoires majeures du parti Reform de Nigel Farage aux élections locales, est également aux antipodes de la doctrine du Parti travailliste depuis une trentaine d’années. Il soulève donc une question politique plus que jamais essentielle pour la gauche, au Royaume-Uni comme ailleurs : le contrôle migratoire peut-il être de gauche, ou implique-t-il nécessairement une inflexion vers la droite ?
Pour répondre à cette question et comprendre le virage doctrinal du Parti travailliste, il faut se pencher sur le mouvement Blue Labour. Inspiré par des figures comme George Orwell et Karl Polanyi, ce courant articule une vision ancrée dans un conservatisme social et un attachement profond à la tradition ouvrière du pays. Né à la fin des années 2000 en réaction à un Parti travailliste perçu comme élitiste et hors-sol, ce mouvement occupe désormais une place centrale dans l’orientation idéologique du Parti travailliste, notamment à travers la figure de Morgan McSweeney, chef de cabinet de Keir Starmer et acquis aux idées Blue Labour. Désigné par le New Statesman comme la personne la plus influente de la gauche britannique en 2024, il estime qu’une victoire électorale prochaine ne peut avoir lieu sans une prise en considération réelle des grandes préoccupations des citoyens issus des régions postindustrielles – au premier rang desquelles figure, évidemment, l’immigration.
Mais pour McSweeney comme pour le mouvement Blue Labour, contrôler l’immigration ne relève pas seulement d’un calcul électoral : cela constitue également l’occasion de rompre avec le paradigme néolibéral qui, depuis trente ans, dépossède les citoyens britanniques de leur pouvoir économique et politique.
En effet, l’immigration de masse constitue selon eux l’un des facteurs majeurs de la dévalorisation progressive du travail, pourtant principal outil de puissance économique pour l’ouvrier. Au-delà du dumping salarial qu’elle rend possible – un mécanisme démontré dès le XIXe siècle par Karl Marx -, elle permettrait aussi de maintenir à flot, de manière artificielle, une économie aux racines corrompues. Le néolibéralisme britannique a en effet engendré une précarité sociale telle que des millions de personnes se sont retrouvées exclues du marché du travail, en raison de maladies physiques et psychiques chroniques.
Selon Starmer, plutôt que de redonner aux laissés-pour-compte l’opportunité de l’emploi en s’attelant au « travail difficile » que représentent la formation professionnelle et l’amélioration des conditions de travail, le parti conservateur a préféré recourir à l’immigration pour combler les besoins en main-d’œuvre d’un modèle économique qui abandonne des millions de ses citoyens. Pour lui, l’immigration de masse n’était donc pas un phénomène involontaire mais bien le produit « délibéré » du projet économique des conservateurs, qualifié de « parti du marché non régulé ». À rebours de cette logique, l’une des mesures phares proposées par Starmer consiste précisément à conditionner le recours à la main-d’œuvre étrangère à un effort préalable de formation de travailleurs nationaux dans les secteurs en tension. Le contrôle de l’immigration apparaît alors comme un levier clé pour revaloriser le travail et restaurer le pouvoir économique des ouvriers.
Mais ce sentiment d’impuissance n’est pas seulement économique – il est aussi profondément politique. Sous Tony Blair, le Parti travailliste a cherché à dépolitiser la souveraineté et le contrôle des frontières. Il proclamait en 2005 : « J’entends des gens dire qu’il faut arrêter et débattre de la mondialisation. Autant débattre pour savoir si l’automne doit suivre l’été. » Pour de nombreux électeurs des bastions ouvriers du pays, la dépolitisation du contrôle des frontières a été l’instrument principal de leur dépossession démocratique.
De fait, pour le Blue Labour, reprendre le contrôle des frontières est une condition nécessaire – et symboliquement forte – pour redonner aux citoyens ordinaires un véritable pouvoir politique. C’est donc le lien entre souveraineté et démocratie que Keir Starmer, sous l’influence des idées du Blue Labour, cherche aujourd’hui à réhabiliter. En déclarant : « Nous ferons ce que vous attendez de nous, que vous avez demandé à maintes et maintes reprises, et nous reprendrons le contrôle de nos frontières », Starmer affirme une idée puissante et fondamentale : sans contrôle sur les frontières, il n’y a pas de démocratie ; sans démocratie, la gauche n’a pas de raison d’être.
En fin de compte, il ne s’agit pas ici de nier que ce virage récent sur la question migratoire puisse être, en partie, un calcul stratégique. Mais il serait tout aussi réducteur de l’interpréter uniquement comme un mouvement de droitisation. À la lumière des réflexions du Blue Labour et des discours du gouvernement Starmer, une autre lecture s’impose, largement ancrée dans les grandes traditions de la gauche : celle d’une volonté de redonner aux gens ordinaires, en tant que citoyens et travailleurs, le pouvoir de redevenir pleinement acteurs – et non spectateurs impuissants – de leur propre destin. ■ MARC LE CHEVALIER