
Par Aristide Ankou.
Tocqueville écrivait, en 1832 : « Les théories sur la réforme des détenus sont vagues et incertaines. On ne sait pas encore jusqu’à quel point le méchant peut être régénéré, et par quels moyens cette régénération peut être obtenue. »

Le traitement judiciaire des violences qui ont suivi le match de la ligue des champions, le 31 mai dernier, a suscité des protestations aussi prévisibles que les violences elles-mêmes.
Les juridictions, en effet, se sont prononcées en se conformant à trois principes, qui s’imposent à elles.
Premier principe : « Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait » (Article 121-1 du Code Pénal)
Deuxième principe : « Toute peine prononcée par la juridiction doit être individualisée. » (Article 132-1 CP)
Troisième principe : « Toute peine d’emprisonnement sans sursis ne peut être prononcée qu’en dernier recours si la gravité de l’infraction et la personnalité de son auteur rendent cette peine indispensable et si toute autre sanction est manifestement inadéquate. » (Article132-19 CP)
Le premier principe signifie qu’une juridiction ne peut réprimer qu’un fait précis, correspondant à une infraction définie par le code pénal, commis par un individu précis et que ce fait doit être prouvé de manière suffisante. La conséquence est que les violences commises en réunion sont souvent difficiles à réprimer, car il est souvent difficile d’établir qui a fait quoi avec suffisamment de précision. Ainsi, beaucoup de ceux qui seront déférés devant les tribunaux seront relaxés ou ne seront condamnés qu’à des peines légères, car il n’aura pas été possible d’établir la réalité des faits qui leur sont reprochés ou bien seulement d’une petite partie d’entre eux.
Le second principe signifie que « Dans les limites fixées par la loi, la juridiction détermine la nature, le quantum et le régime des peines prononcées en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale, conformément aux finalités et fonctions de la peine énoncées à l’article 130-1. »
Ainsi, schématiquement, l’actuel code pénal fixe une peine maximum pour chaque infraction, en général une peine de prison et une peine d’amende, et la juridiction est libre de prononcer la peine qui lui semble appropriée à l’intérieur de cet intervalle allant de 0 à X années de prison ou X milliers d’euros d’amende.
Le troisième principe signifie en pratique que, si votre casier judiciaire est vierge et que vous n’avez pas porté gravement atteinte à l’intégrité physique de quelqu’un, vous n’irez pas en prison, sauf exception. Il signifie aussi que vous pouvez accumuler un certain de nombre de condamnations sans aller en prison si les faits pour lesquels vous êtes condamnés sont considérés comme « peu graves ». En outre, beaucoup de peines de prison « fermes » qui seront prononcées ne le seront que parce que la juridiction aura la certitude raisonnable que cette peine « ferme » ne conduira pas le condamné en prison, pour cause d’aménagement de ladite peine.
Pris ensemble ces trois principes ont pour conséquence qu’il y aura, presque toujours, pour le grand public une disproportion choquante entre les images de violence et de chaos qu’il verra à la télévision ou sur les réseaux sociaux et les peines qui seront prononcées par les tribunaux.
Le premier principe me parait difficilement contestable, sauf à vouloir une justice qui fonctionne à la manière de celle de l’URSS.
Le troisième principe me parait reposer sur des prémisses dont la fausseté peut être démontrée et a des conséquences pratiques hautement nuisibles.
Mais c’est du second principe que je voudrais discuter aujourd’hui, celui de l’individualisation des peines.
Ce principe me semble à la fois nécessaire et très problématique, particulièrement dans l’application qui en est faite aujourd’hui.
Nécessaire : la formule fondamentale de la justice est « à chacun son dû » ; c’est plus ou moins ce à quoi nous aboutissons lorsque nous essayons, dialectiquement, de clarifier ce que nous entendons par ce mot de « justice ». En matière pénale la peine doit donc être proportionnée à la gravité de la faute commise et doit être infligée au coupable et à lui seul. Voilà pourquoi nous nous refusons à couper la main des voleurs, quand bien même une telle peine serait hautement dissuasive, et pourquoi nous récusons la notion de responsabilité collective, en dépit de ses avantages pratiques indéniables. La décimation est peut-être une méthode efficace pour maintenir la discipline des armées, et peut-être nécessaire dans certaines circonstances extrêmes, mais il ne faut pas demander à des cours de justice de la pratiquer.
Il est donc vrai que, pour être juste, une peine doit être « individualisée : elle doit être prononcée en fonction des circonstances particulières de l’affaire qui est en jugement.
Problématique : la justice demande aussi que des cas semblables soient traités de la même manière et que, par ailleurs, nul ne puisse être puni s’il n’a pas enfreint une règle qu’il était en état de connaitre. Selon les termes de l’article 8 de la DDHC : « nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »
Autrement dit, une peine, pour être juste, doit d’abord être légale : fixée à l’avance et prononcée sans faire acception des personnes. La loi, rien que la loi, les faits, rien que les faits.
L’individualisation des peines est donc potentiellement contradictoire avec la légalité des peines et, sous prétexte d’être adaptée, nous expose à l’arbitraire des juridictions. Or si nous avons des lois, c’est précisément pour ne pas être soumis aux caprices des hommes, ces hommes fussent-ils de dignes magistrats.
A mon sens, la question à poser pour éviter autant que possible cette contradiction est : la peine doit certes être adaptée, mais adaptée à quoi ?
Nous l’avons vu, notre code pénal dispose que la peine doit être adaptée aux « circonstances de l’infraction » mais aussi à « la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale, conformément aux finalités et fonctions de la peine énoncées à l’article 130-1. »
Et quelles sont donc les fonctions de la peine selon cet article 130-1 du code pénal ? « 1° sanctionner l’auteur de l’infraction ; 2° favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion. »
C’est ce deuxième point qui impose avant tout d’individualiser la peine en prenant en compte la « personnalité » de l’auteur de l’infraction ainsi que « sa situation matérielle, familiale et sociale » ; ce qui jouera dans la plupart des cas comme une sorte de circonstance atténuante pour mitiger la peine infligée. Incidemment, c’est aussi cette préoccupation pour la « réinsertion » future du coupable qui sous-tend l’article 132-19, que nous avons vu précédemment, et qui dit en substance qu’il faut autant que possible éviter d’envoyer les condamnés en prison, car la prison est censée produire de la « désinsertion » et de la récidive (Toutes choses extrêmement contestables, mais passons).
Il y a donc une évidente tension entre l’aspect rétributif de la peine (le 1°) et son aspect « thérapeutique » (le 2°).
Or, à mon sens, si l’amendement du délinquant est évidemment hautement souhaitable, il ne devrait pas faire partie des préoccupations des tribunaux.
La raison la plus fondamentale à cela est que nous ne sommes pas plus avancés que lorsque Tocqueville écrivait, en 1832 : « Les théories sur la réforme des détenus sont vagues et incertaines. On ne sait pas encore jusqu’à quel point le méchant peut être régénéré, et par quels moyens cette régénération peut être obtenue. »
Faire de l’amendement du condamné une préoccupation majeure, si ce n’est même la préoccupation première, de la justice revient à abandonner ce qui peut, en principe, être connu (telle personne a-t-elle commis tel ou tel fait ?) pour ce qui ne peut pas être connu (comment se comportera cette personne dans cinq, dix ou vingt ans ?) et ne fait guère qu’encourager les mensonges et l’hypocrisie de la part des prévenus et des condamnés.
Par ailleurs, mettre au centre de l’œuvre de justice la réhabilitation du délinquant pervertit peu à peu l’ensemble du système judiciaire.
Sans prétendre dérouler toutes les conséquences néfastes qui découlent d’une conception thérapeutique de la justice, ce qui serait beaucoup trop long, je dirai simplement ceci : Un système judiciaire centré sur la « rééducation » des condamnés tend à se désintéresser des crimes effectivement commis ainsi que de la souffrance des victimes.
Celui qui prescrit un châtiment regarde naturellement le crime et sa victime, afin d’adapter le châtiment à la gravité du crime. Mais celui qui prescrit un programme de rééducation ne regarde que le condamné. Il montre de la sollicitude pour celui-ci, car cette sollicitude est la condition du changement de comportement qu’il espère obtenir. En revanche il oublie aisément la victime, voire même la considère avec méfiance, car les victimes ont une tendance fâcheuse – de son point de vue – à demander que les criminels soient punis pour ce qu’ils leur ont fait subir. Elles ont également tendance à ressasser le passé, à revenir sur ce qui leur est arrivé, alors que l’oubli, ou du moins le pardon, des fautes passées est une des conditions de la « réinsertion » future du condamné.
En bref, dans un système pénal structuré autour de l’idée de réhabiliter les délinquants, l’indignation morale est progressivement détournée vers les victimes, dont les exigences s’opposent à la réinsertion, et vers la société, rendue responsable de la criminalité. Prétendre réhabiliter les criminels en grand nombre suppose en effet que ceux-ci sont fondamentalement des honnêtes gens qui n’ont pas eu de chance, qui ont été victimes de circonstances malheureuses et à qui il suffit de tendre la main pour les sortir de la vie délinquante. Dans cette conception, Jean Valjean est le prototype du criminel et, lorsque les Jean Valjean se comptent par dizaine de milliers, il va de soi que les structures sociales elles-mêmes sont en cause.
La vérité effective d’un système pénal centré sur la réhabilitation des délinquants, c’est le tristement célèbre « Mur des cons », ce panneau sur lequel des membres du Syndicat de la Magistrature avaient épinglés ceux qu’ils considéraient comme des « cons » : des personnalités politiques, journalistiques, syndicales ou de simples justiciables . On y trouvait notamment les parents de deux jeunes filles sauvagement assassinées. Le tort de toutes ces personnes ? Avoir critiqué des décisions judiciaires estimées injustes ou extravagantes, et surtout être partisans d’une justice davantage orientée vers la rétribution, plus soucieuse des victimes et moins des criminels.
Bien évidemment, tous les magistrats ne sont pas membres du Syndicat de la Magistrature ni même n’adhèrent à ses thèses, loin s’en faut, et leur indignation face à certains crimes qu’ils ont à juger n’est pas moins grande que celle du grand public, même si leur fonction leur commande de laisser autant que possible cette indignation de côté lorsqu’ils entrent dans le tribunal. Mais ils travaillent au sein d’un système judiciaire qui leur demande d’œuvrer à la réhabilitation des délinquants et cela oriente nécessairement leurs décisions. Ne serait-ce que parce que cette préoccupation pour la réhabilitation des délinquants imprègne, pour ainsi dire, chaque page du code pénal et du code de procédure pénale (surtout ce dernier d’ailleurs) et que les magistrats doivent appliquer la loi.
Si donc j’en reviens à ma question initiale : à quoi la peine doit-elle être adaptée ? Je répondrais qu’elle doit être adaptée au crime, pas au criminel.
Cette réponse est certes un peu lapidaire, car l’un des éléments constitutifs du délit c’est l’élément moral, comme disent les juristes, c’est-à-dire l’intention de l’auteur de l’acte et juger correctement un crime revient donc à porter une appréciation sur le caractère de celui qui l’a commis.
Mais elle n’en reste pas moins, me semble-t-il, essentiellement correcte.
Quant aux conséquences pratiques qu’il faudrait en tirer, elles sont bien trop complexes et nombreuses pour que je les détaille ici. J’en donnerai simplement une seule : la marge « d’individualisation » laissée aux juridictions devrait être substantiellement réduite, et notamment les peines devraient être exprimées par le code pénal sous forme d’intervalles : pour chaque catégorie d’infraction une peine minimale et une peine maximale, avec une liste précise de circonstances atténuantes permettant de descendre au minimum.
Bref, des peines-plancher généralisées. Ce qui était le cas dans l’ancien code pénal, avant 1994. ■ ARISTIDE ANKOU
* Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur, (le 9 juin 2025).
Aristide Ankou

Ce serait intéressant de connaître la date du code pénal pour ces trois articles évoqués : 1992 ?
Qu’ en était il de ces articles avant 1992 : étaient-ce les mêmes conditions où bien y eut il des modifications .
Vu : les 3 dernières lignes donnent la réponse.
Mais c’était si long pour en arriver là …