
Par Bérénice Levet.
Ce dialogue brillant et profond entre Bérénice Levet et Christophe Guilluy est paru dans Causeur le 12 juin. L’actualité agitée de ces derniers temps ne nous a pas laissé le loisir d’y faire écho plus tôt, malgré son vif intérêt. Nous le faisons aujourd’hui sans autre commentaire. La richesse des propos échangés se suffit à soi-même. Cela étant, il n’est jamais interdit de débattre. Je Suis Français
Le géographe Christophe Guilluy approfondit sa réflexion sur la France périphérique. Délaissant les chiffres pour les lettres, son nouvel essai prend la forme de la fable, du conte, pour mieux décrire le fossé qui sépare les élites déconnectées de Métropolia des gens ordinaires de Périphéria.

« Le pragmatisme et la morale sont en nous. Ils ne meurent jamais ». Christophe Guilluy
Dans son dernier ouvrage, Métropolia et Périphéria – titre soufflé par Jean-Claude Michéa – Christophe Guilluy, le penseur de la France périphérique à qui nous devons le concept d’insécurité culturelle, délaisse les chiffres, les statistiques et les tableurs Excel pour le conte, la fable, le théâtre. Lorsque l’ouvrage parut, je travaillais, en vue de mon prochain essai, à la question de savoir ce que la littérature peut apporter à nos hommes politiques. La rencontre ne pouvait manquer d’avoir lieu.
Causeur. Ce qui retient d’abord l’attention est le choix que vous avez fait de la fable, du conte. Votre livre s’offre comme un implicite mais joyeux plaidoyer pour les histoires, pour les vertus de l’écriture narrative, fictionnelle. « Les chiffres, la seule réalité susceptible d’impressionner à notre époque ! » disait Hannah Arendt. N’est-ce pas là un des ressorts majeurs de la crise que nous vivons ? Le réel déborde de toute part des mailles de ce filet dans lequel on croyait le tenir bien enserré, et la bise venant, nos politiques se trouvent fort dépourvus.
Christophe Guilluy. J’ajouterais qu’une pensée solide n’a absolument pas besoin de la béquille des chiffres et encore moins de cartes modélisées. Un concept éclairant tient tout seul. D’ailleurs, que reste-t-il des siècles passés sinon la littérature, le théâtre, et aussi ne les oublions pas, ces vieilles cartes jaunies et joliment imprécises. Ces cartes du xviie ou xviiie siècles rayonnent par leur beauté et leur poésie, elles donnent plus à voir par les dessins et les illustrations dont elles sont habillées que celles que fabrique l’IA aujourd’hui. De nos jours, les clercs, experts ou politiques ont la prétention de rationaliser la vie comme si l’existence était modélisable, programmable. Ce faisant, ils passent à côté du mystère qui nous constitue, c’est pourquoi ils ne comprennent pas le basculement culturel à l’œuvre en Occident.
Si nos politiques doivent vous lire toute affaire cessante, c’est d’abord pour guérir de ce sortilège des données quantitatives qui leur donnent l’illusion de comprendre et de maîtriser quoi que ce soit. « Ils croulent sous la DATA et nous comprennent de moins en moins […] comme si cette pluie de chiffres ne servait qu’à alimenter l’ignorance et à recouvrir la réalité », faites-vous dire à un de vos « îliens ». La chose n’est-elle pas fatale ? La condition humaine n’est ni un problème technique, ni une équation mathématique, contrairement à ce que postule l’autoproclamé « cercle de la raison »…
Alimenter l’ignorance, c’est exactement ce que politiques, experts et médias ont fait pour éteindre culturellement le mouvement des gilets jaunes, et surtout ce qu’il représentait au départ : un mouvement existentiel, mais aussi un mystère – ce qui a déterminé des gens si différents à se réunir sur des ronds-points autour de valeurs simples et humaines.
Il y a deux siècles, l’auteur des Âmes mortes, Nicolaï Gogol, inventait la plus belle réponse aux élites russes qui ne percevaient dans le peuple qu’une masse d’arriérés : il créait « l’âme russe ». Une âme qui n’avait cessé de flotter comme un mystère dans les périphéries du continent, mais que les hommes au pouvoir ne distinguaient pas. Le regard vide de l’aristocratie et de la bourgeoisie était pour Gogol le signe que le pays était désormais dirigé par… des âmes mortes ! Quelques décennies en avance, il annonçait une révolte inéluctable. Pensez-vous que nous vivions autre chose aujourd’hui ?
Métropolia incarne à merveille les âmes mortes, il suffit d’observer le regard vide de ceux qui nous dirigent. A contrario, c’est bien à Périphéria que survit l’âme du peuple français – ou américain – comme nous le prouvent tous les mouvements de contestations sociales ou politiques qui ont traversé les pays occidentaux ces dernières décennies.
Ce choix de la fiction procède d’un constat d’impuissance et d’échec : « Nous croulons sous les diagnostics […] sans qu’aucun gouvernement n’entame le moindre aggiornamento », observez-vous. Toutefois, il n’entre pas que du dépit dans le parti que vous avez pris. Car la première vertu de la fable est sa légèreté, sa grâce. On sourit souvent aux tableaux que vous peignez – les détails du chapitre sur l’école sont particulièrement savoureux. « Prenons-y garde, avertissait Hippolyte Taine, la gaieté est encore un ressort, le dernier en France qui maintienne l’homme debout, le meilleur pour garder à l’âme son ton, sa résistance et sa force. » Je ne pense pas vous trahir en vous prêtant cette disposition d’esprit…
Oui, la joie fait sens. Elle revêt pour moi un caractère presque sacré. Je dirais même qu’elle est prophétique puisqu’elle nous inscrit dans la vie, sa magie et sa continuité. À l’inverse, l’affliction, la déploration – ces postures extrêmement fréquentes au salon – est une forme de nihilisme, un luxe petit-bourgeois, qui n’est pas à la portée des gens ordinaires. La satire permet en effet de contourner le magma de données et de discours fumeux que produit Métropolia en continu. Elle éclaire aussi le ridicule et l’impuissance de nos fausses élites devant l’effondrement inéluctable de leur modèle.
Il est une chose que ne parviennent pas à admettre nos bourgeois-bohèmes à trottinette, c’est qu’on vit mal dans le monde rêvé des progressistes. Leur sentiment profond est que l’homme ordinaire n’est pas à la hauteur : on lui promettait un monde sans frontières, sans patrie, sans histoire, sans christianisme, et cet « hillbilly », ce « plouc », pour reprendre le titre que J. D. Vance a donné à son autobiographie, reste attaché à ces vieilleries. Comment ne pas songer à la description des nobles par Tocqueville à la veille de la Révolution : « Comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient qu’ils conduisent encore. […] En réalité, personne ne les suit, ils sont seuls. » Vous faites bien apparaître la stérilité à laquelle ils se condamnent.
Métropolia n’est qu’idéologie. Elle ne produit rien, pas même des masques ni du Doliprane ! Elle ne doit sa survie qu’à une domination du monde culturel et à la production de fausses morales dont elle a besoin pour conserver son pouvoir. Mais le langage inversé de cet univers communicationnel (ville ouverte, vivre ensemble…) ne suffit plus, le réel est immortel, il revient toujours. Un exemple ? Nous empruntons 750 millions d’euros sur les marchés financiers et ne produisons rien, comment imaginer une seconde que cette situation soit viable durablement ?
Plus important encore, en s’isolant dans des citadelles – maintenant verrouillées par des ZFE – « Métropolia l’égotique » s’assèche comme l’illustre la médiocrité de sa production universitaire et littéraire, sans parler de son cinéma nombriliste projeté dans des salles vides. Comment ne pas voir que tous les grands écrivains et politiques se sont toujours nourris de l’âme des peuples : Dostoïevski de la paysannerie russe, Céline des petites gens qui entrent dans son cabinet, London des « gens d’en bas », de Gaulle, des Français. Cette sève, Métropolia s’en est privée. Elle se meurt culturellement avant de s’effondrer économiquement. On ne peut pas bâtir une grande œuvre et encore moins une grande politique sur une fausse morale, une fausse religion.

Si vous avez fait le choix de la géographie, c’est que vous en aviez contracté la passion dans vos « lectures des voyageurs, de London à Verne, et, bien sûr, des classiques de la géographie » et vous citez notamment l’immense Vidal de La Blache, le maître du romancier-géographe Julien Gracq[1]. Mais vous découvrez que le département universitaire de géographie est peuplé « de petits technocrates » qui ne parlent que d’« ingénierie territoriale » et de « modélisation ».
La géographie – comme les sciences humaines – est aux mains des robots, des technocrates, des statisticiens et des idéologues. Vidal de La Blache ne les considérerait certainement pas comme des géographes. Les géographes contemporains se préoccupent moins de géographie – qui est l’interaction entre l’homme et un milieu naturel – que d’idéologie. En réalité, cette discipline (comme l’ensemble des sciences molles) n’a fait qu’accompagner le grand mouvement de modélisation de tout et de rien, jusqu’à disparaître sous un magma de chiffres. Aujourd’hui, ce ne sont plus des géographes qui font vivre la géographie, mais des auteurs comme Sylvain Tesson.
Par la grâce de la fable, vous entendez rendre aux hommes leur poids de réalité, mais aussi rien de moins que leur âme, leur mystère. On pourrait toutefois vous reprocher d’en rester à un schéma binaire : de parer les hommes ordinaires de toutes les vertus et les élites de tous les vices. Même si la common decency qui distingue les premiers, la conscience qu’il est des choses qui ne se font pas, autrement dit, le fait de vivre avec l’interdit, est une manière de reconnaître qu’il n’est pas de bonté originelle.
Je vous répondrai en m’appuyant sur ma propre expérience que je raconte dans le livre. J’ai grandi dans un environnement déchristianisé et où les idéologies impressionnaient peu les habitants. J’ai donc « bricolé » un ciel étoilé, ce que je croyais être une forme de transcendance, en fantasmant le monde intellectuel et académique « de gauche ». Arrivé à ce que Jack London nomme le « salon », je n’ai pu que constater non seulement le mépris de classe, mais surtout l’absence de toute transcendance et un désintérêt profond pour la richesse de la vie ordinaire, pour ne pas dire l’humanité. Cette expérience m’a conforté dans l’idée que la morale était en nous, que les valeurs humaines sous-tendaient une transcendance dont j’étais forcé de constater qu’elle n’existait plus à Métropolia.
L’attachement au bien commun, à une société décente, aux territoires n’est pas seulement une posture, elle est l’attachement à des principes qui font la civilisation. Or, c’est précisément la remise en cause par le monde d’en haut de ces deux piliers qui a entraîné l’effondrement des sociétés occidentales.
« La vie n’est pas douce, mais peut être adoucie », disait Orwell. Ce que vous faites valoir, me semble-t-il, est que dans l’art d’adoucir la vie, les gens ordinaires sont restés infiniment plus doués que nos spécialistes de la « réinvention » perpétuelle de nos vies.
C’est ce que j’appelle la dialectique du quotidien, c’est-à-dire l’articulation permanente entre réel et morale, entre passion et raison, un dialogue vital « en bas », dans le monde des limites matérielles et morales. Cette dialectique est parfaitement étrangère à Métropolia qui a aboli les limites. Cette dialectique du quotidien, c’est celle qui explique qu’un individu peut être le matin dans le « rejet de l’autre » mais fraternel l’après-midi. Voilà trente ans que les gens ordinaires ont fait ce diagnostic, ce qui explique qu’au fond les gens ne souhaitent pas que l’« ennemi » soit un « ennemi éternel » ; c’est d’ailleurs pourquoi la rhétorique de la guerre civile n’a jamais pris. La demande de la majorité ordinaire (quelles que soient les origines) repose sur quatre points cardinaux : demande de travail, préservation du bien commun de l’État-providence, demande de sécurité et de régulation des flux.
Quasiment la même année, en 2016-2017, nous publiions, vous Le Crépuscule de la France d’en haut, moi, Le Crépuscule des idoles progressistes, n’avons-nous pas péché par excès d’optimisme, l’aube tarde à se lever, n’est-ce pas ? La chose passera-t-elle par la violence, comme le suggère votre tomber de rideau ?
Oui, nos crépuscules se sont croisés, mais je crois que nous décrivions tous les deux ceux que j’appelle les « Dorian Gray du progressisme ». La peur panique du monde d’en haut est le signe ultime d’un délabrement moral et de sa pensée. Métropolia a peur parce qu’elle est condamnée. Mais nous, nous, survivrons. Et avec nous, la civilisation et ses valeurs. Car j’insiste sur ce point : la civilisation est d’abord portée par la multitude comme le montre le basculement culturel et politique.
Je ne crois absolument pas à l’effondrement/disparition de l’Occident. Le soft power des classes populaires est en train de faire basculer le centre de gravité du monde de Métropolia vers Périphéria. La bombe finale n’a de portée que métaphorique, le transfert s’opérera sans violence. Le monde multipolaire qui émerge est celui de Périphéria, celui de la civilisation, de la production et du mystère des valeurs humaines présentes dans la multitude. Le pragmatisme et la morale sont en nous. Ils ne meurent jamais. ■
[1] Lire, sur ce point, le magnifique échange entre Julien Gracq et Régis Debray dans Par amour de l’art : une éducation intellectuelle (Gallimard, 1998).

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