
Par Alexandre Devecchio, pour Le Figaro Magazine.
L’insouciance, la déconnexion, la rupture avec le réel profond peuvent sans doute affecter, par nature, tous les Pouvoirs, mais ne touchent-elles pas plus encore, à titre particulier, nos démocraties de masse, fondées sur l’éphémère et sur l’absence de reconnaissance d’aucune transcendance historique ou spirituelle, autre qu’idéologique et abstraite ? Le sujet mériterait plus qu’un bref article de la grande presse. Cet article d’Alexandre Devecchio, paru dans Le Figaro Magazine et FigaroVox il y a trois jours, a toutefois le mérite de le soulever. JSF


… Cela entretient une atmosphère politique déjà crépusculaire.
LA BATAILLE DES IDÉES – Les images d’Emmanuel Macron et ses hôtes fêtant la musique à l’Élysée contrastaient avec les scènes de violence dans les rues de Paris et le contexte international d’une exceptionnelle gravité.
Côté cour de l’Élysée, l’atmosphère était à la fête. Musique, quelques membres du gouvernement, people décontractés, pas de danse et sourires. Côté Forum des Halles, à quelques centaines de mètres, une violence débridée, des bandes déchaînées qui sèment le chaos ; des forces de l’ordre contraintes de se replier à l’intérieur du centre commercial pour éviter un feu nourri de jets de projectiles ; dans toute la France, des femmes agressées sexuellement et d’autres victimes d’étranges piqûres sauvages ; un couple lynché sur les marches de Saint-Eustache.
Choc des images dans cette Fête de la musique entre les foules joyeuses de Saint-Sulpice, le soir d’été de l’Élysée et les voitures en flammes, les vitrines brisées. Une partition qui se répète tristement pendant les grands rendez-vous collectifs. On a souligné et fort justement le contraste entre la fête saccagée dans certains quartiers et le récit de certains médias retraçant une soirée idéale sans violence et sans incident. Mais comme tout pouvoir est aussi symbolique, on peut aussi analyser les images de l’Élysée comme un élément supplémentaire d’une diffraction des réalités françaises.
Entendons-nous : les hommes politiques ne sont pas des robots et qu’aurait-on dit si ceux qui nous gouvernent étaient allés se coucher à 8 heures du soir ? Nous connaissions le goût de Georges Pompidou pour les mondanités et la fréquentation de la jet-set (en le nommant à Matignon, en 1962, de Gaulle lui avait même lancé : « Désormais, vous irez en Bretagne. Vous étiez à la banque Rothschild, très bien ; vous étiez à Saint-Tropez, très bien ; maintenant c’est fini. »).
L’imaginaire français est peuplé de ces détails apparemment secondaires mais lourds d’une forte charge symbolique
Mais la France de Pompidou n’était pas celle d’Emmanuel Macron : le successeur du général de Gaulle pouvait se permettre d’afficher une certaine décontraction que rendent quasi impossible aujourd’hui l’état du pays et la transparence des réseaux sociaux. Le risque est de renforcer, par des images et des vidéos, le contraste entre l’insouciance apparente du pouvoir et la réalité d’une France en proie à la violence. Cela entretient une atmosphère politique déjà crépusculaire.
Les cinéphiles penseront au chef-d’œuvre de Bertrand Tavernier, Que la fête commence. Le cliché des puissants qui se divertissent pendant que le peuple souffre fait partie de l’iconographie révolutionnaire. De « la brioche » de Marie-Antoinette aux homards de François de Rugy, l’imaginaire français est peuplé de ces détails apparemment secondaires mais lourds d’une forte charge symbolique.
D’autant que ce soir-là, au contexte national s’ajoutait une tension internationale d’une exceptionnelle gravité. Autre télescopage : tandis qu’Emmanuel Macron et ses hôtes fêtaient la musique à l’Élysée, Donald Trump s’apprêtait à bombarder l’Iran…
Tout dans cette soirée du 21 juin, inventée il y plus de 40 ans par Jack Lang, renvoie à une référence non pas cinématographique mais littéraire : Après l’Histoire, recueil de textes de Philippe Muray paru en 2007. Dans cet essai satirique, l’écrivain décrivait la sortie de l’Histoire de nos sociétés occidentales et l’avènement d’Homo festivus, individu noyant son nihilisme dans le divertissement. Le temps de Muray est révolu, la tragédie de l’Histoire est venue le fracasser : Homo festivus risque de se faire lyncher dans la rue, mais certains veulent encore croire que la fête continue. ■ ALEXANDRE DEVECCHIO