
« En vérité, malgré les incantations sur la « souveraineté européenne », je ne vois pas de projet de coopération d’ampleur réussi entre la France et l’Allemagne. » Pierre Lellouche
Par Alexandre Devecchio et Eliott Mamane.

Ce très long Grand Entretien est paru dans Le Figaro magazine du week-end dernier. Les deux interlocuteurs sont l’un et l’autre des personnalités qui, pour des raisons semblables, savent de quoi ils parlent, connaissent les dossiers. Par différence, d’ailleurs, avec les colonels ou généraux de plateaux qui, très souvent, ne font que suivre la ligne politique des médias qui les « invitent« . Il n’est pas question de commenter les propos des deux interlocuteurs ici en débat. On n’est nullement forcés de les suivre en tous détails. Contentons-nous, pour l’instant, d’en prendre connaissance et d’en faire notre profit. Les commentaires seront bienvenus. Bonne lecture d’avant weekend. ■ JE SUIS FRANÇAIS
GRAND ENTRETIEN – L’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy et l’ancien ministre des Affaires européennes font le point sur la politique de défense de la France.

LE FIGARO. – Dans un contexte géopolitique qui n’a peut-être jamais été aussi tendu depuis la seconde guerre mondiale, notre armée est-elle prête à faire face aux nouveaux défis ?
Pierre LELLOUCHE. – Notre armée actuelle est le résultat direct de la fin de la guerre froide au début des années 1990. Élu en 1995, Jacques Chirac décide l’arrêt de nos essais nucléaires, puis la « suspension » du service militaire obligatoire, en fait d’en finir avec la conscription vécue à l’époque comme inutile et inégalitaire. Dans l’euphorie de la prétendue « fin de l’Histoire », la guerre en Europe appartenait au passé ; l’avenir serait fait d’interventions ponctuelles à l’extérieur. La guerre du Golfe venait de montrer que d’envoyer des conscrits se battre en Irak était compliqué, notamment pour les familles, et que l’armée de la guerre froide n’était pas dimensionnée pour ce type d’opérations.
Notre modèle d’armée allait donc être profondément bouleversé avec le passage à une armée professionnalisée, de corps expéditionnaire, petite mais efficace – d’ailleurs reconnue comme telle par nos partenaires. Depuis une trentaine d’années, cette armée a fait un travail considérable en Afghanistan et particulièrement en Afrique, en multipliant les opérations extérieures (Opex). Cela, jusqu’à l’enlisement malheureux de l’opération Barkhane décidée par François Hollande et poursuivie par Emmanuel Macron qui conduisit à notre expulsion peu glorieuse du Sahel…
Quand est arrivée la mission à laquelle j’ai appartenu, présidée par Philippe Séguin, en 1996, visant à réformer le service militaire obligatoire, ni Philippe Seguin ni moi n’étions favorables à la suppression de la conscription. Mais Bercy, comme les militaires, nous ont expliqué que la suppression du service militaire était indispensable : Bercy ne souhaitait pas payer à la fois pour une armée de corps expéditionnaire professionnelle et pour une armée de conscription avec 300.000 jeunes par an, les seconds parce qu’ils préféraient être des soldats plutôt que des formateurs. C’est ainsi que prit fin le service militaire, en même temps qu’un lien essentiel entre l’armée et la nation. Dans le même temps, comme la plupart des autres pays européens d’ailleurs, la France s’installait dans une période de disette militaire, joliment qualifiée de « dividendes de la paix » par Fabius, dès 1992. En fait un désarmement budgétaire unilatéral (moins de 2% de notre PIB), où n’étaient préservées, a minima, que la force de dissuasion nucléaire et une petite force expéditionnaire. Une « armée Bonsaï » en quelque sorte…
« La preuve vient d’être apportée que l’existence d’armes nucléaires n’empêche pas la guerre » Pierre Lellouche
Cette armée est-elle prête au contexte nouveau d’aujourd’hui : celui du retour de la logique impériale, de la force brute, y compris sur le continent européen lui-même, avec en Ukraine, une ligne de front de 1000 km sur laquelle sont déployés 1 million de soldats ? La réponse est évidemment non. Lorsque le président Macron a bizarrement envisagé d’envoyer des forces françaises en février 2024, en Ukraine pour aider les Ukrainiens, le chef d’État-Major de l’armée de terre, le Général Schill, a rappelé que nous disposions de 20.000 hommes…
En vérité, nous sommes face un défi à la fois intellectuel, politique et financier considérable qui nous oblige à repenser de fond en comble notre système de défense et de sécurité à la lumière des nouvelles réalités, tant en Europe qu’en Orient. Nous entrons dans une révolution stratégique qui voit comme je l’ai expliqué dans mon livre Engrenages, la guerre d’Ukraine accélérer une sorte d’immense basculement du monde. Cette révolution est multiple. En Europe, et c’est une très mauvaise nouvelle pour nous Français installés dans le confort de la dissuasion pure, la preuve vient d’être apportée que l’existence d’armes nucléaires n’empêche pas la guerre. La présence de quatre puissances nucléaires sur le théâtre européen (États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni), n’a ni évité la guerre, ni 1,5 million de morts et de blessés des deux côtés depuis plus de trois ans.
La guerre s’est également mondialisée avec 15.000 soldats nord-coréens engagés au combat sur notre continent, des drones iraniens frappant l’Ukraine et des drones turcs la Russie. La guerre d’Ukraine a également percuté celle du Moyen-Orient à partir du 7 octobre 2023, avec les mêmes acteurs, Iraniens, Américains, Russes ou Chinois, présents des deux côtés. Voici ces guerres imbriquées en un seul théâtre d’opérations où surgissent de stupéfiantes révolutions technologiques : des essaims de milliers de drones qui remplacent l’artillerie, tandis que les États se battent à des milliers de kilomètres de distance par des frappes de missiles sol-sol conventionnels, qui coûtent peu cher, et sont très difficiles à intercepter.
Autant de révolutions technologiques qui font apparaître l’urgente nécessité de repenser la protection des sites sensibles et surtout des populations à la fois par des défenses antiaériennes, c’est-à-dire antidrones et antimissiles efficaces, mais également par des mesures de protection des populations, dont on a vu la très grande efficacité en Israël après les frappes massives de missiles balistiques iraniens. Or il faut constater qu’en France, nous avons fait totalement l’impasse sur la défense du territoire et la protection des populations (au nom de la dissuasion pure justement), en même temps que nous sommes quasiment nus en matière de défense aérienne. Ceci devrait être une de nos priorités absolue : protéger le territoire contre des missiles à moyenne portée qui vont proliférer partout, y compris de l’autre côté de la Méditerranée, et protéger nos populations . Il va falloir que l’Europe se dote d’un système antiaérien, antidrone et antimissile performant. Or, c’est un axe de divergence qui apparaît déjà entre Français et Allemands, j’y reviendrai.
Toutes ces questions sont urgentes. Il ne suffit pas de dénoncer la Russie de Poutine comme « une menace existentielle » pour la France et pour l’Europe , ou d’en appeler au cessez-le-feu en Ukraine ou au Moyen-Orient, ou encore de proclamer notre foi en une future « souveraineté européenne », si par ailleurs rien n’est fait pour réarmer d’urgence notre pays.
« La suspension du service militaire a été un moment de bascule dont toutes les conséquences n’ont pas été mesurées » Henri Guaino
Henri GUAINO. – Je partage ce constat. La situation actuelle est le fruit de plusieurs erreurs, d’ordre intellectuel, politique et économique. L’erreur intellectuelle a été de penser que l’on pouvait constituer une armée en fonction des seuls défis du moment, en répertoriant et en extrapolant les menaces présentes et en configurant le format des armées pour répondre à ces dernières. Mais en vérité, il faut choisir entre avoir une armée ou ne pas en avoir ; si l’on choisit d’en avoir une, pour avoir une vraie défense nationale et pour jouer un rôle sur la scène du monde, elle doit remplir toutes les missions d’une armée et pas seulement quelques-unes retenues en fonction des circonstances du moment. Ou alors, on n’a besoin de rien d’autre que de quelques régiments d’intervention, de quelques avions au cas où des terroristes viendraient menacer le territoire et de quelques bateaux formant une flottille de garde-côtes contre les trafiquants et les passeurs, et l’on fait comme cela beaucoup d’économies.
Naturellement, ce n’est pas du tout ce que je souhaite pour mon pays. La vérité est que l’on n’a fait ni l’un ni l’autre en choisissant une armée de format réduit, très professionnelle, avec une excellente qualité opérationnelle mais trop peu dotée en moyens humains et matériels. Dans cet entre-deux du trop et du trop peu, elle ne pouvait même pas accomplir les missions qui lui étaient fixées. À quoi sert-il d’avoir un porte-avions tout seul qui passe une partie de l’année en maintenance ? Comment remplir la mission de l’opération Barkhane en n’étant pas capable d’envoyer plus de 5000 soldats au maximum pour sécuriser les immensités sahéliennes ? Il n’y a rien eu de pire, malgré la qualité de nos militaires, que de vouloir faire le gendarme en Afrique sans avoir été capable d’y mettre les moyens. Fondamentalement, tout vient d’une incompréhension de ce qu’est le temps long dans la politique internationale et en matière de défense.
Une politique de défense ne s’improvise et ne se change pas tous les dix ou vingt ans. Construire une armée, c’est un effort constant sur une très longue durée. Il y a de temps en temps de grands changements, à l’exemple du service militaire. La conscription a été instaurée après la Guerre de 1870. Napoléon III n’avait pas réussi à l’imposer avant, ce qui nous a coûté une guerre perdue. Cela a demandé, à l’époque, une adaptation considérable. Il a fallu construire des casernes, changer la mentalité des officiers… Dans Le Rôle social de l’officier, le jeune capitaine Lyautey évoquait cette mutation culturelle et intellectuelle qu’a constitué pour les officiers français le passage à la conscription. La suspension du service militaire, justement, a été un moment de bascule dont toutes les conséquences n’ont pas été mesurées. Avant ce basculement, la qualité de notre armée n’était pas obérée par la conscription, même si celle-ci avait été considérablement abîmée en termes d’égalité devant le recrutement. On a décidé que cela coûtait trop cher et ne correspondait plus aux défis du moment, tout en ignorant de quoi les défis d’après-demain seraient faits et en négligeant les effets sociaux, alors qu’il ne peut pas y avoir de défense nationale qui ne s’adosse à la cohésion de la société et au lien armée-nation.
On paie aussi le prix de nos arbitrages budgétaires. Parce qu’une armée et une défense nationale se construisent dans la durée, elles ne peuvent se construire au gré des régulations budgétaires. Les décisions en la matière ont des effets à très, très long terme, non seulement sur l’armée elle-même mais aussi l’industrie de défense. Toutes les décisions prises dans les dernières décennies nous placent dans beaucoup de domaines dans une situation de grande fragilité alors que nous avions un acquis remarquable que nous avons en partie dilapidé. Cette erreur a eu des conséquences non seulement sur l’armée mais aussi sur l’économie, la société. Or il n’y a pas de défense nationale qui soit déconnectée de la société et de l’économie. La suspension du service militaire, la diminution des commandes à notre industrie de l’armement nous ont coûté plus cher que les économies qu’elles étaient censées produire grâce aux soi-disant dividendes de la paix.
Penser que ce qui nous est arrivé dans le passé ne nous arrivera plus, car le monde et l’homme auraient définitivement changé, a été une erreur politique majeure. On n’imaginait plus qu’un jour on se battrait dans des tranchées aux portes de l’Europe. Ce fut une grande erreur intellectuelle que d’avoir pensé que les révolutions technologiques allaient supprimer la guerre faite par des masses de gens avec des chars, des canons, des fusils. On se retrouve renvoyés même pas à la Seconde Guerre mondiale, mais à la Première. Nous avons aussi été incapables de définir le rôle de la France dans le monde. Pendant un certain temps, la politique étrangère a obéi à des principes à peu près constants. Mais ils ont fini par être délaissés et aujourd’hui, plus personne ne sait ce qu’est la politique internationale de la France.
« L’Algérie n’a-t-elle pas la Russie pour principal allié ? Les fractures qui se creusent à partir du révélateur de l’Ukraine traversent le monde entier ». Henri Guaino
Enfin, nous avons fait une erreur économique : l’idée de faire une armée selon nos moyens a exclu la question de savoir comment augmenter nos moyens. Les Américains savent très bien tirer de leurs dépenses de défense le maximum d’efficacité économique et technologique. Ils ont beaucoup plus de technologies duales et leurs innovations en matière militaires servent davantage à l’économie, aux secteurs privé et public. On peut penser au rôle de la construction des porte-avions dans une politique d’innovation technologique ou à celui des avions de combat. Deux candidats à la présidentielle, Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy, avaient promis un deuxième porte-avions. Mais la lutte pour le partage de la pénurie budgétaire en a eu raison. On s’est ainsi privé d’un outil de politique industrielle, d’une vitrine technologique, et d’un instrument diplomatique d’influence. On est même allé très loin dans l’absurdité quand on a mis à l’étude un projet de porte-avions partagé avec le Royaume-Uni que chacun utiliserait à tour de rôle. Heureusement, cela n’a pas abouti, mais c’est dire où l’on en était rendu.
Allons-nous enfin comprendre que ce qui est arrivé aux générations précédentes peut aussi nous arriver et en tirer les leçons. C’est ce que nous dit la guerre en Ukraine, même si les Russes ne viendront pas jusqu’à Paris. Comme le dit Pierre, c’est également la leçon que nous devons retenir de ce qui se passe ailleurs, au Moyen-Orient, en Afrique. L’Algérie n’a-t-elle pas la Russie pour principal allié ? Les fractures qui se creusent à partir du révélateur de l’Ukraine traversent le monde entier. Cela accélère des tendances profondes qui étaient déjà apparues. On bascule, on change de monde. L’armée française actuelle y est-elle adaptée ? Non. Nous avons l’armée de l’après-guerre froide, donc une armée de la fin de l’histoire, comme l’on disait au début des années 90, une armée bonsaï, selon l’expression de Pierre.
Le président de la République ambitionne d’arriver à une coordination européenne. Est-ce une bonne idée ?
P. L. – Il se passe des choses problématiques en ce moment en Europe sur ce dossier, et beaucoup de confusion. Beaucoup d’illusions aussi. L’Europe pourra-t-elle ou non remplacer les États-Unis qui ne songent qu’à s’en retirer ? Comment relancer l’industrie défense européenne, dont le rapport Draghi a démontré l’émiettement et la fragilité face aux mastodontes américains ? Comment en finir avec les doublons sur les matériels ? Peut-on comme le souhaite le président Macron aboutir à une vraie souveraineté européenne et à une Europe de la défense ? Au milieu de toutes ces interrogations, la Commission de Bruxelles, comme d’habitude, essaye d’installer son rôle dans un domaine où elle n’a pourtant aucune compétence : la défense, c’est l’affaire des États. Raison pour laquelle il n’existe pas de marché commun européen en matière d’armement. Sauf que Madame von der Leyen, et ce depuis le début de la guerre d’Ukraine, n’a cessé de se positionner en chef de guerre au nom d’une Europe dont elle n’a pourtant aucune légitimité pour la représenter dans ce domaine.
Au début de la guerre, elle voulait acheter des avions pour l’Ukraine ; la voici qui vient de nommer un Commissaire chargé de la défense. En revanche, ce qui aurait pu être utile et que la Commission n’a pas fait malgré des annonces initiales en ce sens, c’était de lancer, sur le modèle de l’emprunt Covid, un grand emprunt européen de 700 à 800 milliards d’euros pour la défense, qui aurait permis aux États de lancer immédiatement des commandes pour des armements indispensables, et bien sûr produits en Europe. Or, ce n’est pas ce qui s’est passé.
En dehors de l’enveloppe de 150 milliards de l’instrument appelé « SAFE », sur lequel je reviendrai, le reste du réarmement sera l’affaire des États. C’est là que les choses se compliquent pour la France totalement désargentée, hélas. Idéalement, il nous faudrait passer de 50 à 100 milliards d’euros par an pendant une dizaine d’années pour réellement remettre à niveau notre armée dans les domaines essentiels évoqués précédemment. Or, cet argent, nous ne l’avons pas : chacun connaît les difficultés de M. Bayrou pour trouver les 40 milliards qui lui manquent pour boucler son budget… Nous ne l’aurions que si des décisions très difficiles étaient prises pour tailler dans d’autres dépenses, notamment sociales, pour dégager les crédits nécessaires à la sécurité du pays.
H. G. – Je suis tout à fait d’accord avec les objectifs énoncés par Pierre quant à la nécessité de changer de dimension, mais pas sur la manière de s’y prendre. L’Europe n’avait pas non plus de compétence en matière de santé. Mais elle en a pris. Elle a fait un emprunt de 700 milliards pour aider les pays en difficulté pour emprunter. C’était absolument inutile car il suffisait que la Banque centrale européenne rachète davantage de dettes de ces pays. Elle le faisait d’ailleurs déjà ; il lui aurait suffi d’augmenter la proportion. Résultat : on a eu le premier moment hamiltonien de l’Europe, c’est-à-dire quelque chose de non prévu par les traités, mais qui a ouvert la porte à un véritable budget fédéral. Je suis opposé à cette fédéralisation non avouée de l’Europe, d’autant qu’elle ne résout pas le problème de fond : il nous faudra rembourser cet argent, il pèsera donc sur nos finances publiques. L’Europe n’a pas emprunté pour nous faire cadeau de l’argent.
Les 40 milliards de crédits européens du plan de relance, nous coûteront sans doute 70 milliards… Car il faut payer pour nous et pour ceux qui ont eu des rabais. C’est donc loin de résoudre le problème de notre endettement, c’est juste le repousser un peu plus loin, car naturellement les opérateurs sur les marchés regardent aussi la situation des finances des pays européens, puisqu’ils assurent le financement du remboursement de la dette européenne. Je suis contre un emprunt européen qui ne changerait rien à nos finances publiques mais nous engagerait sur une voie encore plus fédérale qui conduirait à la fin de toute défense nationale. Car dès que l’Europe sera intervenue financièrement, la mainmise de la Commission européenne sur la défense sera inéluctable : elle ne va pas donner de l’argent pour que l’on en dispose librement. Il faut absolument exclure cette voie, y compris les 150 milliards dont on parle aujourd’hui.
Comprenons bien que si nous construisons une souveraineté européenne en matière de défense, il n’y aura plus de souveraineté nationale dans ce domaine. On n’empile pas les souverainetés. En matière de défense, la question, à la fin des fins, est : qui commande ? Qui appuie sur le bouton ? Est-ce que j’ai le droit de dire non ? Il faut en finir avec cette dangereuse chimère qu’entretient le président de la République.
« En France, on parle beaucoup de « réarmement », mais on en reste comme d’habitude au stade de l’incantation ». Pierre Lellouche
Sommes-nous en train de prendre un retard décisif par rapport aux autres pays européens ?
P. L. – Dans la situation présente , seuls deux États européens ont décidé et ont les moyens de réarmer puissamment. La Pologne, qui a reçu de Bruxelles ces dernières années quelque 300 milliards d’euros, ce qui lui a permis d’engager un très important programme de réarmement, avec des armes achetées d’ailleurs aux États-Unis et en Corée du Sud et pas en France ou en Europe. Mais surtout l’Allemagne, qui vient de faire sauter le fameux « frein à la dette » et qui, avec un endettement contenu à 60% du PIB (moitié moins qu’en France), a les moyens d’investir massivement dans son industrie de défense. De surcroît, le nouveau chancelier, Friedrich Merz, dispose d’un accord de coalition droite gauche CDU-SPD à 500 milliards d’euros pour réarmer massivement et en fait parvenir à doubler le budget de d’ici à 2028. En trois ans donc, ce qui fera de l’Allemagne la première armée d’Europe en termes budgétaires, et très vite la première armée tout court – hors nucléaire – « la plus puissante d’Europe sur le plan conventionnel », comme l’a dit le chancelier Merz lui-même devant le Bundestag, en mai dernier.
En France, tout au contraire, on en reste comme d’habitude, au stade de l’incantation. On parle beaucoup de « réarmement », spécialement au plus haut niveau de l’État, mais le sujet n’est guère abordé par les différentes formations politiques, compte tenu de la situation financière épouvantable du pays. Ce que l’on voit, c’est que même si Lecornu a évité les décrets d’annulation de crédits en cours d’année – ils ont été imposés dans plusieurs autres ministères – le budget de français de la défense n’augmente pas véritablement en raison des arguties comptables habituelles, qui consistent à reporter les dépenses d’une année sur l’autre, avec comme résultat, le retard pris dans les commandes auprès des industriels qui s’en plaignent…
Pour aggraver les choses, les « instruments » financiers lancés récemment par la Commission de Bruxelles ne font que complexifier les choses pour la France et son industrie. Le premier, appelé « EDIP », doté de 1,5 milliard d’euros, consiste à créer une sorte de DGA européenne, chargée d’unifier la défense par le bas, c’est-à-dire au niveau des industriels. Une nouvelle illustration de la logique libérale bruxelloise, cette fois dans la suite du rapport Draghi : surtout ne pas bâtir la défense en réfléchissant d’abord à la stratégie – ce qui devrait pourtant être la priorité ! – mais en essayant de rassembler l’industrie… Et la mettre ainsi sous contrôle. Le second instrument, « SAFE », est plus ambitieux : les 150 milliards prévus par la Commission sont destinés à financer des projets en coopération, en sachant que dans ces projets 35% peuvent être sous-traités à des partenaires étrangers, c’est-à-dire en fait aux Américains.
Autrement dit, l’argent européen permettra de faire rentrer les Américains dans l’industrie européenne ! Pour nous Français, il s’agit là d’un danger stratégique majeur : notre industrie de défense est non seulement le pilier de notre sécurité nationale, mais également la base de notre politique étrangère et de son indépendance – via nos exportations et notre capacité à maîtriser un certain nombre de technologies clés. Si de tels éléments devaient finir par être contrôlés par des comités Théodule, ou par la Commission de Bruxelles, cela en serait définitivement fini de la France indépendante et de sa politique étrangère. Le pire étant que ces 150 milliards ne sont nullement suffisants pour réarmer les Européens. En revanche, ils seront un outil de contrôle redoutable sur notre industrie de défense.
« Si vous faites une armée ou une industrie intégrée, notre industrie nationale sera détruite. Nous nous sommes déjà autodétruits depuis des années. » Henri Guaino
H. G. – Il faut tout faire pour que l’Europe institutionnelle reste à l’écart de la défense. Au-delà de savoir qui commande, il demeure une autre question : qui sera au pouvoir en Allemagne, en Pologne, en France, en Italie, en Grande-Bretagne dans 10 ans, dans 20 ans ? Arrêtons de faire des plans qui nous engagent sur la longue durée sans que nous sachions ce que sera l’état de l’Europe et des régimes politiques. Quand on voit la carte des résultats électoraux et la situation des différentes démocraties en Europe, on doit se rappeler que nous ne pouvons pas confier notre survie à d’autres qu’à nous-mêmes. Cela n’empêche pas de coopérer quand on peut, ni de faire des alliances – on ne gagne pas une guerre sans alliance.
Mais une alliance ne nous retire pas l’exercice de notre souveraineté. Quand l’État-major interallié, durant l’hiver 1944, ordonne aux troupes françaises de quitter Strasbourg face à la contre-offensive allemande dans les Ardennes et que de Gaulle dit non, il exerce la souveraineté. Si vous faites une armée ou une industrie intégrée, notre industrie nationale sera détruite. Nous nous sommes déjà autodétruits depuis des années. Quand on a besoin de fusils, au lieu d’en acheter à des entreprises françaises qui ne demandent qu’à se développer, on les achète en Allemagne. On faisait d’excellents chars, mais on a décidé de les faire avec les Allemands. Maintenant, ce sont eux qui les font.
Cela me rappelle l’espace. Nous avions une base de lancement, des lanceurs, la technologie, des ingénieurs… On se débrouillait très bien et on vendait aux autres ce que nous produisions, puis on a décidé de l’intégrer à l’Europe. Résultat : on est en retard sur tout le monde, car on passe notre temps à discuter des retombées industrielles pour chaque pays. On oppose parfois que l’on n’a pas les moyens de faire seul. Mais la question spatiale est à cet égard intéressante : dans dix ans, on ne pourra plus rattraper ce que font les Américains aujourd’hui. Mais quand SpaceX a commencé, ce n’était pas grand-chose. Puis cela s’est développé. Nous ne considérons jamais les choses dans leur développement futur mais presque toujours dans une approche comptable et statique. C’est ce qui nous tire vers le bas.
Mais comment faire face à cette situation avec des marges de manœuvre budgétaire réduites ?
P. L. – La solution est dans les mains des chefs d’État, des pays les plus importants : à Londres, Paris, Berlin, Varsovie, peut-être à Rome et à Madrid. L’idéal serait que ces pays investissent chacun un volume d’argent suffisant, de l’ordre d’au moins 50 à 100 milliards par an pendant 5 à 10 ans, de façon coordonnée , afin d’acheter d’abord en Europe, auprès des pays qui seront leaders dans tel ou tel domaine. Alors, l’Europe serait parfaitement capable de constituer un agrégat de forces suffisant pour dissuader qui que ce soit dans 10 ans.
Si à l’inverse, on continue de bidouiller, avec les jeux bureaucratiques de la Commission, à voir qu’une majorité de pays n’ont pas les moyens de réarmer, tandis que d’autres le font, et que la France risquera de décrocher, notamment à l’égard de l’Allemagne, alors on entrerait dans une phase de très grande instabilité qui ressemblera fort à l’après Première guerre mondiale. C’est le scénario qui m’inquiète le plus et que j’expose dans mon livre. L’Allemagne émergerait à nouveau comme le pivot central, agrégeant autour d’elle les petits pays du centre et du Nord, sur fond de marginalisation de l’Angleterre, de la France et de l’Italie.
Nous sommes donc à un tournant crucial de l’Histoire. Ce que je ne vois pas, hélas, c’est la qualité de leadership politique nécessaire pour prendre le problème à bras-le-corps dans ces différentes capitales. Il est en effet impératif de considérer l’option européenne en matière de défense commune comme le résultat d’un effort continu de coordination entre les principaux États, et non comme l’invocation stérile d’une soi-disant autorité supranationale, qui prendrait des décisions à notre place au nom d’une prétendue « souveraineté européenne ».
Au-delà, ce qui est également symptomatique de la maladie européenne, c’est de raisonner à partir de la coordination de morceaux d’industries au lieu de réfléchir à la stratégie ensemble nécessaire pour l’Europe. Or, cette stratégie, ce n’est pas la Commission qui peut en être l’architecte. Ce sont les États qui doivent y réfléchir ensemble et rapidement : comment dissuader la Russie demain ? Comment contenir les proliférations du Proche-Orient qui nous poseront inévitablement problème ? Comment lutter contre l’immigration clandestine et la poussée de l’islamisme en Afrique noire et au Maghreb ? Voilà les thèmes clés de la sécurité de l’Europe. Ceux autour desquels il faudrait mettre ensemble nos efforts. C’est cela dont l’Europe a besoin et pas de ces fameux « instruments » que l’on agite depuis Bruxelles, en saupoudrant un peu d’argent ici ou là, afin, en réalité d’obtenir le contrôle bureaucratique sur ce qui restera des politiques de défense nationales. Un processus, qui au bout du compte, nous laissera avec nos mêmes « armées zombies », sans stratégie, sans vrais moyens, et avec beaucoup de division entre nous…
« En vérité, malgré les incantations sur la « souveraineté européenne », je ne vois pas de projet de coopération d’ampleur réussi entre la France et l’Allemagne. » Pierre Lellouche
De ce point de vue, l’un des domaines fondamentaux qui me préoccupe le plus est celui de la protection antiaérienne. Avec les guerres d’Ukraine et d’Orient, les Européens ont fini par prendre conscience du problème, mais malheureusement dans la plus grande division. Ainsi, la France et l’Italie, ensemble, développent le projet Aster/Mamba, à partir d’un missile, franco-italien, qui se place au niveau du Patriot américain. Le problème est que faute d’argent, nous ne disposons que très peu de ce type d’équipement, dont un exemplaire a été transmis à l’Ukraine.
En face, les Allemands ont lancé un projet concurrent qui consiste à confier aux Israéliens la couverture exo-atmosphérique (avec le système Arrow), aux Américains la couverture à moyenne altitude (avec le Patriot) et aux Allemands avec leur système Iris, la couverture à basse altitude. Berlin a mis sur la table quelque 3 ou 4 milliards d’euros et est parvenu à rallier une vingtaine de pays autour de ce programme, marginalisant ainsi la France… Autrement dit, sur le plan de la défense antiaérienne, nous sommes en train de vivre un divorce mortifère. Car comment protéger le continent européen avec deux systèmes différents fonctionnant avec des ordinateurs, des radars et des intercepteurs différents ?
On retrouve ce même problème autour de la question du futur avion de combat, objet de discussions interminables sans perspective d’aboutir rapidement. Ce que l’on voit, c’est que les Allemands achètent des F-35 américains, tout comme les Britanniques… Pour parvenir à l’avion du futur, il faudrait que la volonté de puissance en commun et de coordination soit retrouvée. En vérité, malgré les incantations sur la « souveraineté européenne », je ne vois pas de projet de coopération d’ampleur réussi entre la France et l’Allemagne.
Ce qui devrait nous amener à nous réveiller et à trouver l’argent nécessaire pour réarmer nous-mêmes la France. On ne peut, on ne pourra pas avoir, à côté de l’Allemagne qui double voire triple son budget de défense dans les années qui viennent, tandis que la France continuera à stagner, en préservant certes son îlot nucléaire, mais sans les moyens nécessaires pour s’occuper véritablement du reste de sa politique de défense, protection antiaérienne, missiles sol-sol, cyber, spatial, protection de son immense domaine maritime et sauvegarde des populations… La vérité, c’est que malgré les augmentations modestes décidées par le président Macron, nous ne voyons pas en France de remontée en puissance suffisante de nos moyens à hauteur des menaces pourtant évidentes depuis quatre ans en Europe avec la guerre d’Ukraine. Chez nous, les quantités d’armes n’ont pas vraiment augmenté. Les commandes sont repoussées car il n’y a pas d’argent. Or l’industrie défense travaille sur le temps long. Sans commandes, l’industriel ne peut ni recruter, ni former, ni acheter les matières ou les machines nécessaires .
Au final, la question fondamentale est donc celle de la volonté politique. Quel prix sommes-nous prêts à consacrer pour la sécurité du pays, c’est-à-dire pour la protection de nos libertés, de notre mode de vie ?
La France consacre le tiers de son PNB, soit 900 milliards , à ses dépenses sociales et à une multitude d’organismes divers et de dispositifs d’aides dont l’efficacité mériterait a minima d’être évaluée. En économisant 5% de ces 900 milliards, nous pourrions dégager 45 milliards, et ainsi aboutir à un effort de réarmement suffisant pour le pays. C’est, je le redis, une affaire de choix et de décision politique. On ne peut pas à la fois, comme le président de la république l’a fait début mars, mettre solennellement en garde les Français sur la « menace existentielle » russe , voire sur une éventuelle agression russe en Europe, et ne rien faire pour armer véritablement le pays. En tant que citoyen, cette situation m’exaspère, et m’inquiète. De même, le président de la République ne peut pas se rendre au sommet de l’OTAN à La Haye et s’engager à dépenser 5% du PIB pour la défense, en sachant à l’avance que ce chiffre est totalement inatteignable. Que vaut alors la signature de la France ?
« Si l’on dit aux gens que l’on va arbitrer entre retraites, salaires et défense, la réponse sera non ». Henri Guaino
H. G. – Au point où on en est, cela ne peut pas fonctionner de cette manière. Si l’on cherche à arbitrer ente le social et la défense, il n’y aura pas de politique de défense. Il ne faut pas chercher à répartir la pénurie, il nous faut retrouver une capacité de création de richesses. Pour qu’il y ait des commandes pour les entreprises de la défense, des recherches en la matière et une hausse du budget de l’armée, il nous faut créer de l’argent en produisant davantage. Si l’on dit aux gens que l’on va arbitrer entre retraites, salaires et défense, la réponse sera non. On ne peut plus continuer à raisonner de cette façon. Cela fait trop longtemps que l’on compte, sur tous les sujets, sur les solutions comptables. Voyez où cela nous a conduits. C’est une erreur qui nous enfonce économiquement. Ce n’est pas un simple problème de redistribution entre les dépenses.
Pourquoi il y a 900 milliards de dépenses sociales ? Parce qu’on a détruit l’économie et la société. Les finances publiques ne sont pas un sujet en soi, mais le réceptacle de tous les dysfonctionnements de la société et de l’économie. L’issue n’est pas dans la politique du tableau Excel des finances publiques mais dans une politique économique, macroéconomique si l’on veut. Revenons à l’exemple de la conscription : en suspendant le service militaire, on a fait des économies budgétaires immédiates, et les militaires ont pensé qu’ils auraient plus d’argent. Mais ils en ont eu moins. Cela a coûté énormément plus cher à la société parce que le service militaire produisait de la cohésion sociale et de la socialisation, alors que la fin du service militaire n’a fait qu’augmenter l’anomie d’une partie croissante de la jeunesse. Nous ne savons pas en comptabiliser le coût car il est disséminé dans les budgets de chaque agent économique, alors nous l’ignorons. Mais l’addition de cette multitude de coûts sur l’ensemble de la population est exorbitante et certainement bien supérieure à ce que nous avons économisé.
Pour dépenser plus, il faut avoir une vraie stratégie, pas uniquement militaire, mais aussi économique. Il faut de l’argent, certes, mais dans les cavernes, il n’y en avait pas. Et regardez où en est l’humanité. La richesse se crée. La seule chose qui compte, au bout du compte, en économie, c’est l’investissement. Si vous arrêtez d’investir, vous mourrez. ■ ALEXANDRE DEVECCHIO et ELIOTT MAMANE
Nos deux « experts », aussi respectables soient-ils , semblent perdre leur latin quand ils discutent les méandres de la politique de la Commission Européenne. Pour le lecteur c’est un supplice.
Nous sommes souvent impuissants face aux casse-têtes, blocages, cafouillages, nés de notre mille-feuilles administratif national. Ceux, machiavéliques, ajoutés à Bruxelles semblent d’un niveau qui paralyse nos élites divisées et aveuglées par leurs tabous et leurs marottes, leurs inconséquences, en somme. La complexité du jeu les dépasse. Il sont tombés sur plus malins qu’eux. Mêmes les gnomes de Bercy se font berner.
Nos meilleures industries sombrent peu à peu, victimes des mirages de la finance anglo-saxone et de la sourde détermination germanique. Comment gagner quand on se bat sous deux drapeaux différents et qu’on communique dans deux langues différentes. Les barouds de nos idéologues, rêveurs, hableurs, bigots butés et prétentieux, se terminent presque toujours en défaites.
La conscription: une escroquerie dont a profité de trop nombreux politiciens actuels qui ont su l’esquivée. Aucun des candidats à la dernière élection présidentielle n’a fait son « service national ». Entre autres même le président Macron a été exempté, il aurait pu faire son service…il aurait dû.