
L’omniprésence de ChatGPT incite à la paresse intellectuelle, redoute notre chroniqueur.
Par Jean-Paul Brighelli.

Cet article est paru dans Causeur tout juste avant-hier, 21 juillet. Nous ne le critiquerons pas sur sa critique des risques de l’IA : paresse, uniformité, affaissement du niveau culturel collectif, médiocrité généralisée, etc. Là où nous nous séparons de Jean-Paul Brighelli – et il n’en sera pas surpris – c’est lorsqu’il met rétrospectivement au passif de l’IA le fait qu’un ordinateur aurait déconseillé de faire la Révolution, en 1789. Il faudrait au contraire lui tresser des couronnes s’il avait pu empêcher que s’ouvre alors l’ère des plus grandes boucheries, des pires tyrannies, des totalitarismes les plus cruels que l’humanité, en son apogée industrielle, ait jamais connus. Si la chose était concevable, cet ordinateur mériterait d’être, sans plus de délai, porté sur les autels. Je Suis Français
Jean-Pau Brighelli a décidément un problème avec l’Intelligence Artificielle. Elle n’est selon lui qu’un ramassis d’idées médiocres, dont l’influence sur les élèves et étudiants est en train de faire dramatiquement baisser un niveau déjà au ras des pâquerettes.
La révolution de l’IA risque paradoxalement de provoquer un affaissement du niveau intellectuel collectif. Pour paraphraser Bernard de Chartres, nous espérions être « des nains perchés sur des épaules de géants », nous risquons d’être juste des nains au pied de géants numériques. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont Laurent Alexandre, Olivier Babeau et Alexandre Tsicopoulos dans un article du Figaro, le journal mal pensant bien connu.
Demi-mesure de bon aloi
Et il ne saurait en être autrement : l’IA exploite tout ce qu’on lui a mis en mémoire, mais ne saurait en aucun cas avoir une idée originale. Au fond, elle est l’illustration caricaturale du précepte central de la sagesse grecque classique, le Μηδὲν ἄγαν, « rien de trop », recommandé par Cléobule, Pittacos, Thalès ou Aristote : « Ainsi tout homme averti fuit l’excès et le défaut (= le manque), recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence… C’est ce qui fait qu’on dit généralement de tout ouvrage convenablement exécuté qu’on ne peut rien lui enlever, ni rien lui ajouter, toute addition et toute suppression ne pouvant que lui enlever de sa perfection et cet équilibre parfait la conservant » (Ethique de Nicomaque).
Demandez donc à ChatGPT (ou à n’importe lequel des moteurs de même nature) son avis sur le conflit Israéliens / Palestiniens, et vous aurez une opinion moyenne, visant à n’offenser ni les uns ni les autres. Ce n’est pas l’IA qui vous conseillerait de vitrifier Gaza ou d’éliminer les Juifs du fleuve à la mer…
Dans les Sciences humaines, l’IA se cantonne dans une demi-mesure de bon aloi. Elle répertorie des faits, et ne se hasarde qu’à des conclusions déjà formulées. Et dans les sciences dures, elle est parfaitement incapable de résoudre des problèmes que l’homme (vous savez, la créature verticale à pouce opposable qui pisse et qui pète et doit dormir huit heures par nuit, inconvénients dont les machines sont dépourvues) n’a pas encore élucidés. Voyez par exemple les « problème du millénaire », proposés par l’Institut de mathématiques Clay en 2000 : un seul d’entre eux, la « Conjecture de Poincaré », a été résolu à ce jour, et par un mathématicien en chair et en os, Grigori Perelman — qui sans doute pisse et pète à loisir. Pas par un super-ordinateur.
(À noter que pour cette performance, Perelman, qui est un esprit puissamment original, a refusé la médaille Fields qu’on voulait lui attribuer, et le million de dollars promis par l’Institut Clay. Les Russes et les vrais matheux sont de drôles de gens.)
Hypothèses fécondes menacées de pénurie
Le problème, c’est qu’un nombre grandissant d’élèves et d’étudiants (et d’enseignants, osons le dire) se fient aux réponses de l’IA, sans plus développer de regard critique ni oser d’hypothèses fécondes. J’ai expliqué il y a quelques mois que l’IA ne vaut jamais plus de 12 / 20 : idées moyennes, sans prise de risque. Et le risque, c’est le « pas de côté » que doit faire la pensée pour trouver une solution originale. Le pas de côté qu’ont fait tous les grands découvreurs. Un Espagnol de la fin du XVe siècle qui aurait demandé à l’IA de lui indiquer le chemin des Amériques n’aurait rien obtenu, puisque les routes maritimes n’avaient pas encore été explorées. Un ordinateur n’a d’autres intuitions que celles mises à sa disposition. Ce n’est pas lui qui, de la chute d’une pomme, déduirait l’attraction terrestre.
Le problème, c’est que ces performances moyennes impressionnent les imbéciles que nous sommes, parce que nous sommes majoritairement très en dessous de la moyenne. Nous vivons dans un monde de médiocrité béate, où nous appelons « idées » des poncifs, lieux communs et autres banalités entendues au Café du Commerce — ou sur les rézosocios. Une IA jouerait sans problème le rôle d’une personne réelle (et même de plusieurs milliers de personnes) sur Facebook ou Instagram, plateformes parfaitement inaptes à produire une seule pensée originale.
Et sans fautes de frappe ou d’orthographe, de surcroît.
Le problème, c’est aussi que nombre d’étudiants et de chercheurs bâtissent leurs travaux universitaires (y compris désormais leurs doctorats) sur des compilations obtenues à moindre frais sur le Net, qui leur fournit sans sourciller toutes les idées exprimées avant eux. De quoi satisfaire les jurys de thèse, dont le souci premier, lorsqu’ils lisent un nouveau travail universitaire, est de rechercher les références à leurs travaux, à ceux de leurs estimés collègues, et à vilipender celles citant leurs ennemis intimes. Mais rarement à peser (c’est le sens premier de « penser ») les hypothèses nouvelles, les audaces inattendues, les raisonnements inédits.
Le problème, c’est que, comme le soulignait sur Causeur Xavier Lebas il y a déjà deux ans, le prochain Goncourt pourrait bien être écrit par une IA — après tout, il s’agit de plaire au plus grand nombre. Vite, les œuvres complètes de Jean-Baptiste Botul !
C’est à ce titre qu’Olivier Babeau and co., dans l’article sus-cité, peuvent écrire : « Plus l’IA devient performante, plus les étudiants se privent de l’effort cognitif nécessaire à leur développement intellectuel. Terrible effet ciseau. L’omniprésence de l’IA incite à la paresse intellectuelle. Pourquoi se fatiguer à synthétiser une problématique complexe quand ChatGPT peut, en quelques secondes, livrer un texte parfait ? La magie de l’automatisation tue l’effort et la rigueur. La créativité et l’esprit critique – pourtant essentiels pour innover et développer une vision originale – risquent de se perdre. Car l’intelligence grandit grâce aux efforts répétés, aux tâtonnements et aux remises en question. Si la machine nous prémâche systématiquement le travail, nous ne musclons plus notre cerveau. »
Il est plus que temps de décréter un moratoire de l’IA, au lieu de lui confier la formation de nos sous-élites en devenir — le pédagogisme, qui est d’une médiocrité embarrassante pour l’esprit, s’en réjouit très fort, et préconise une formation des maîtres étayée par l’IA.
Si j’avais à conseiller François Bayrou des économies substantielles, je lui suggèrerais de remplacer les profs à venir par des machines, bien suffisantes pour former des con / sommateurs. C’est déjà le cas aux États-Uniss. Et à réserver les cours réels, face à des enseignants un peu plus futés que les ordinateurs, aux futures élites.
Parce que l’élite, la vraie, l’élite républicaine, ne saurait se satisfaire des données de l’IA. Un ordinateur aurait déconseillé de faire la révolution, en 1789. Il aurait déconseillé aussi d’attaquer à Valmy ou à Austerlitz. De la médiocrité informatique rien de neuf, rien de grand ne saurait surgir. ■ JEAN-PAUL BRIGHELLI
Jean-Paul Brighelli
Agrégé de Lettres modernes, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Jean-Paul Brighelli est enseignant à Marseille, essayiste et spécialiste des questions d’éducation. Il est notamment l’auteur de La fabrique du crétin (éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2005).

Price: 19,00 €

Quelles sont les raisons susceptibles de porter à l’actif (ou au passif) de la satanée «IA» cette affaire tordue d’un ordinateur capable de déconseiller à ses fabricants d’agir ainsi qu’ils sont portés à le faire ? C’est une erreur d’appréciation de l’outil observé : en effet, ledit ordinateur conseillerait ou déconseillerait AUJOURD’HUI une chose relativement à ce qui s’est produit hier. C’est donc un leurre cérébral que de raisonner sur ce cas de figure. La satanée «IA» ne fonctionne qu’à raison de ce qui lui a été introduit dans engrenages pseudo-synaptiques et, naturellement, aujourd’hui, ce qui lui a été collé là-dedans, déconseille fatalement de faire la révolution, avec cette précision évidente que c’est la continuité révolutionnaire même que de condamner, réprimer, toute révolution supplémentaire qui ne serait pas une annexe exacte d’elle-même. Si bien que le «déconseil» artificiellement rendu intelligible correspond au rigoureux contraire de l’image qu’il donne immédiatement à voir. Autrement dit, lorsque Brighelli déplore ledit «déconseil», il a amplement raison de le faire, mais il ne sait nullement pourquoi, tandis que nous autres, lorsque nous aurions tendance à nous féliciter de celui-ci, c’est seulement parce que nous nous laissons posséder par la berlue : l’IA, au fond, n’est que de la berlue tout simplement et la berlue ÉBERLUE, fatalement. Mais elle éberlue dans tous les sens, jusque dans les recoins les plus paradoxaux.
Ce n’est pas tant que l’IA puisse généraliser la médiocrité, elle n’en est que le produit. Elle n’a rien d’une quelconque cause future, c’est un strict effet devenu immédiat. Mais, au point où nous en sommes rendus, en général, il est bien trop tard pour envisager de «traiter les causes» : il faut tâcher d’annuler les effets produits par plus de six siècles de dégénérescence, pour ainsi dire programmée par anticipation.
Brighelli a raison de mettre en évidence l’aspect quasi pascalien de cet «infiniment moyen», ce qu’il appelle poliment «une demi-mesure de bon aloi», qui n’est autre que la théorie infantile du trop fumeux et fameux «en même temps». Ainsi et par exemple facile à saisir, le Maqueron, c’est de l’intelligence artificielle en tenue de sport, ou de soirée, selon la programmation des circonstances.
Mais on se perd dans des considérations aussi artificielles que la cérébralité numérico-mécanique observée en tâchant de rationnaliser ce qui est en fait le plus haut sommet atteint par la rationalité opérative : après «l’animal-machine» de Descartes, voilà l’«âme-machine», en quelque sorte, obtenue à coups «Descartes-perforé», et ce n’est pas seulement calembour que de le formuler ainsi.
Cette ignoble IA (il faut toujours la qualifier quand on la nomme, comme, en certaines circonstances ou à certains propos, on doit se signer pour se prémunir du Malin en embuscade derrière la tête), cette ignoble IA n’est que la fatale «érudition» portée à son point de radicalité et, au point de vue de l’érudition, ce truc-là est parfaitement défendable et incontestablement acceptable. La cause en est l’érudition athlétique brocardée par Knut Hamsun en ces termes : «Vas-y ! Avale encore un dictionnaire !»
En somme, la gloutonne et méchante IA avalise le bourrage de crâne encarté, numérisé, robotisé, et le Brighelli d’service de déplorer toute violence exercée en se plaignant seulement de ce que la pleutre IA aurait (conditionnel, apparemment, mais, en fait, conditionnement) déconseillé les violences révolutionnaires, napoléoniennes, universitaires, les violences «podestiques» qu’il ben peut s’empêcher de louer de ses vœux rétrospectifs.
La bien-pensance actuelle mâche avec gourmandise dans la bouche de ses plus serviles représentants de faux lexiques savants, tel celui qui les fait ressasser, repus de satisfaction artificielle le mot «oxymore», sans savoir que, par égotisme radical, ainsi, ils se donnent à eux-mêmes le baptême républicain, les faisant ainsi entrer dans ce que le Brighelli s’service ose désigner enfin comme «l’élite, la vraie, l’élite républicaine», qui «ne saurait se satisfaire», s’éberlue-t-il de déclarer, de ce qu’elle s’est scrupuleusement réservé.