
Pendant vingt ans il avait été l’horreur et la désolation de la contrée. Dernier venu d’une race faite pour les grandes choses, mais qui, décrépite, et physiologiquement toujours puissante, finissait en lui par une immense perversité, il était duelliste, débauché, impie, contempteur de toutes les lois divines et humaines ; il avait enfin tous les vices qui peuvent tenir en faisceau dans un lien de fer sans le fausser, car son âme en était un que la plus épouvantable corruption ne put amollir.
On disait que la fille de son garde, le vieux Dagoury, le fameux sonneur de trompe qui sonnait toujours dans une chasse et faussait les meilleurs instruments avec son souffle de fer rougi, si bien qu’on prétendait qu’il avait fait un pacte avec le Diable pour pouvoir sonner de cette force-là ! oui, on disait que la fille de Dagoury était la sienne, et la dissolution des mœurs du maître expliquait bien la honte du valet. Cette fille était la belle Louisine. Ce qui autorisait encore de pareils bruits, c’est que Louisine n’était point traitée au château de Haut-Mesnil comme la fille d’un serviteur. Elle y jouissait d’une position étrange, exceptionnelle, osée, depuis le jour surtout où elle avait conquis, par une intrépidité étonnante dans une si jeune enfant, ce nom singulier de Louisine-à-la-hache qu’elle porta jusqu’à sa mort. Voici le fait en quelques mots :
Un jour, un dimanche, tous les gens du village étaient à la grand’messe, et depuis une semaine Ruffin Dagoury chassait le sanglier avec son maître dans les forêts des environs.
Il n’y avait que Louisine au château. C’était d’autant plus imprudent de faire garder par une fille de quinze ans, qu’à cette époque le pays était infesté par une troupe de brigands fort redoutables. Mais c’est aussi un trait caractéristique de la Normandie, que la téméraire sécurité de ce pays qui tient tant à son fait, comme il dit dans son langage antique et populaire, et qui ne songe à le défendre que quand on a littéralement la main dessus.
Ainsi, dans mon enfance, j’ai vu des fermiers isolés, n’ayant des voisins qu’à une lieue de là, coucher tranquillement, la porte ouverte. On s’y croyait toujours au temps de Rollon. La Louisine, avec ses quinze ans, n’était qu’une amorce de plus, une odeur de chair fraîche pour les misérables vagabonds qui couraient, pillaient, et parfois incendiaient le pays.
Mais, de son pays plus que personne, elle n’y songeait guère, ce jour-là. Elle allait et venait dans la cuisine. Et comme elle taillait un de ces énormes morceaux de pain bis que l’on appelle un mousquetaire et qu’elle appuyait contre son sein rond et calme, voilà qu’un mendiant poussa la porte et lui demanda la charité.
« Entrez, mon bonhomme, — lui dit-elle, — et asseyez-vous sur le banc. Je taille la soupe, elle sera bientôt trempée, et je vous en donnerai plein votre écuelle. »
Le pauvre s’assit en geignant, et Louisine continua de vaquer aux soins du ménage.
Mais, dans l’entre-deux de ces soins, comme elle était passée dans une pièce voisine, elle vit dans la mirette, devant laquelle elle ajusta son tour de gorge des dimanches, le mendiant qui rattachait sa fausse barbe grise ; et ce fut alors que l’idée des vols et des assassinats dont on parlait tant dans le pays lui revint. « On n’est pas encore au sacrement de la messe, — pensa-t-elle, — et, sans doute, ce mendiant n’est pas seul. » Comme elle sentait qu’elle devenait pâle, elle alla au feu et s’y pencha, pour que la chaleur fit remonter le sang à ses joues. Bientôt elle enleva la marmite à bras tendu et la porta fumante dans la pièce où elle était allée déjà, et en referma la porte. Après qu’elle eut versé la soupe dans un plat de terre où elle avait coupé le pain par tranches, elle regarda encore une fois bien furtivement par la serrure, comme elle avait fait dans la mirette, et elle vit le mendiant qui ouvrait un grand couteau par-dessous la table auprès de laquelle il s’était assis. Alors, avec ce sang-froid de la tête que ne troublent pas les plus impétueuses palpitations de nos cœurs, elle coucha une hache sur le pli de son bras nu, et prenant avec les deux mains le vase de terre dans lequel la soupe bouillait :
« Bonhomme ! — cria-t-elle à travers la porte, — voici votre soupe ; mais j’ai les deux mains chargées, ouvrez-moi ! »
Le brigand, son couteau à la main, vint lui ouvrir pour se jeter sur elle ; mais, cruelle jusque dans sa vaillance, elle lui jeta dans les yeux cette soupe bouillante qui l’aveugla et le fit hurler de douleur. Puis, saisissant la hache au pli de son bras, elle l’en frappa dans le front, adroite comme un boucher qui frappe le bœuf entre les cornes et l’abat, le front fendu, d’un seul coup. Elle laissa la hache dans la blessure et sauta par-dessus le corps du bandit, tombé dans une mare de sang, comme elle eût sauté une touffe d’églantiers au bout d’un buisson. Elle respirait toutes les qualités de son pays dans son action. ■ (À suivre)