
Habituellement, maître Thomas Le Hardouey, quand il n’était pas aux foires et aux marchés des cantons voisins, ne rentrait guère au Clos que vers sept heures, pour souper tête à tête avec sa femme ou un ami en tiers, quelque fermier des environs, invité à venir jaser, à la veillée. La maison du Clos qu’ils habitaient était un ancien manoir un peu délabré vers les ailes, séparé de la ferme, placé au fond d’une seconde cour, et quoique ce manoir fût divisé en plusieurs appartements, qu’il y eût une salle à manger et un salon de compagnie où Jeanne avait rangé, avec un orgueil douloureux, toute la richesse mobilière qu’elle avait de son père, c’est-à-dire quelques vieux portraits de famille des Feuardent, cependant elle et son mari mangeaient sur une table à part, dans leur cuisine, ne croyant pas déroger à leur dignité de maîtres ni compromettre leur autorité en restant sous les yeux de leurs gens.
C’est une idée du temps présent, où le pouvoir domestique a été dégradé comme tous les autres pouvoirs, de croire qu’en se retirant de la vie commune on sauvegarde un respect qui n’existe plus. Il ne faut pas s’abuser : quand on s’abrite avec tant de soin contre le contact de ses inférieurs, on ne préserve guère que ses propres délicatesses, et qui dit délicatesse dit toujours un peu de faiblesse par quelque côté. Certainement, si les mœurs étaient fortes comme elles l’étaient autrefois, l’homme ne croirait pas que s’isoler de ses serviteurs fût un moyen de se faire respecter ou redouter davantage. Le respect est bien plus personnel qu’on ne pense. Nous sommes tous plus ou moins soldats ou chefs dans la vie ; eh bien ! avons-nous jamais vu que les soldats en campagne fussent moins soumis à leurs chefs parce qu’ils vivent plus étroitement avec eux ? Jeanne Le Hardouey et son mari avaient donc conservé l’antique coutume féodale de vivre au milieu de leurs serviteurs, coutume qui n’est plus gardée aujourd’hui (si elle l’est encore) que par quelques fermiers représentant les anciennes mœurs du pays. Jeanne-Madelaine de Feuardent, élevée à la campagne, la fille de Louisine-à-la-hache, n’avait aucune des fausses fiertés ou des pusillanimes répugnances qui caractérisent les femmes des villes. Pendant que la vieille Gotton préparait le souper, elle dressa elle-même le couvert. Elle dépliait une de ces belles nappes ouvrées, éblouissantes de blancheur et qui sentent le thym sur lequel on les a étendues, quand maître Le Hardouey entra, suivi du curé de Blanchelande, qu’il avait rencontré, dit-il, au bas de l’avenue qui menait au Clos.
« Jeanne, — fit-il, — v’là M. le curé que j’ai rencontré dans ma tournée d’après les vêpres, et que j’ai engagé, comme c’est dimanche, à venir souper avec nous. »
Jeanne accueillit le curé comme elle avait accoutumé de le faire. Elle le voyait souvent, et souvent elle lui avait donné de l’argent ou du blé pour les pauvres de la paroisse ; car, religieuse d’éducation et royale de cœur, Jeanne était aumônière, comme disaient les mendiants du pays, qui ôtaient leur bonnet de laine grise quand ils parlaient d’elle.
Cette libéralité, qui s’exerçait parfois à l’insu de maître Le Hardouey, était une raison pour que le curé vînt fréquemment au Clos. Il n’y était guère attiré par le maître du logis, qui avait acheté des biens d’Église, et dont la réputation était, pour cette raison, loin d’être bonne.
Le Temps, qui jette sur toutes choses, grain à grain, une impalpable poussière, laquelle, sans l’Histoire, finirait par couvrir les événements les plus hauts, le Temps a déjà répandu son sable niveleur sur bien des circonstances d’une époque si peu éloignée, et nous n’avons plus la note juste que donnaient les sentiments d’alors. Un acquéreur des biens d’Église inspirait à peu près l’horreur qu’inspire le voleur sacrilège, et il n’y a guère que la raison immortelle de l’homme d’État qui comprenne bien aujourd’hui ce qu’avait de grand et de sacré une opinion qui paraît excessive aux esprits lâches et perdus de la génération actuelle. Au sortir de ces guerres civiles, le curé de Blanchelande avait besoin de se rappeler son ministère de paix et de miséricorde pour ne pas regarder Thomas Le Hardouey comme un ennemi. Aussi n’était-ce qu’en considération de Jeanne qu’il acceptait les politesses du riche propriétaire, son paroissien. Ce dernier les faisait, du reste, un peu par déférence pour sa femme, et aussi par cet esprit de faste grossier et d’hospitalité bruyante, l’attribut de tous les parvenus. Le curé, d’un autre côté, avait en lui tout ce qui fait pardonner d’être prêtre aux esprits irréligieux, bornés et sensuels comme était Le Hardouey et comme il en est tant sorti du giron du dix-huitième siècle. L’abbé Caillemer était ce qu’on appelle un homme à pleine main, de joviale humeur, rond d’esprit comme de ventre, ayant de la foi et des mœurs, malgré son amour pour le cidre en bouteille, le gloria et le pousse-café, trois petits écueils contre lesquels, hélas ! vient échouer quelquefois la mâle sévérité d’un clergé né pauvre, et dont la jeunesse n’a pas connu les premières jouissances de la vie. L’abbé Caillemer ajoutait à toutes ces qualités vulgaires de n’avoir point, dans son être extérieur, ce caractère de dignité sacerdotale que la basse classe des esprits ne peut souffrir, parce qu’il lui impose et qu’elle est obligée de le respecter.
« Quand j’ai rencontré M. le curé, — fit le fermier en s’asseyant à sa table, étincelante de pots d’étain, et en s’adressant à sa femme, — il n’était pas seul, il avait avec lui un confrère. Et si ce n’était pas un confrère, et que je ne craignisse pas de manquer de respect à M. le curé, je dirais qu’il a plutôt l’air d’un diable que d’un prêtre. Je l’ai invité aussi à notre repas, quoique, par ma foi, Jeannine, vous eussiez bien pu, toute hardie que vous êtes, en avoir peur. »
Jeanne sourit, mais la pommette de sa joue brûlait.
« Je sais, — dit-elle ; — je l’ai vu aux vêpres et au salut.
— C’est l’abbé de la Croix-Jugan, ma chère madame, — fit le curé en nouant sa serviette sous son menton pour ne pas gâter, en mangeant, sa belle soutane des dimanches, — et vous avez tort de prendre pour de la fierté, je vous l’ai déjà dit, maître Le Hardouey, le refus qu’il a fait de souper avec nous ce soir, car je sais, de source certaine, qu’il est invité, depuis huit jours, chez Mme la comtesse de Montsurvent.
— Humph ! — fit Le Hardouey d’un ton défiant et incrédule, — ne dites pas que celui-là n’est pas fier, monsieur le curé. Je ne suis pas déniché d’hier matin, et me connais encore à l’air des hommes… Mais, Dieu de Dieu ! où donc a-t-il pris ces effroyables blessures qui lui ont retourné le visage comme le soc de la charrue retourne un champ ?
— Ah ! sainte mère de Dieu ! fit le curé, qui avalait ore profundo une large cuillerée de soupe aux choux, — c’est une assez tragique histoire ! »
Et, commère comme il était, il entama l’histoire de l’abbé de la Croix-Jugan.
« C’était — apprit-il à ses hôtes — le quatrième fils du marquis de la Croix-Jugan, l’un des plus anciens noms du Cotentin avec les Toustain, les Hautemer et les Hauteville. Selon la coutume de la noblesse de France, l’aîné de la Croix-Jugan avait succédé aux biens considérables de son père, et, plus tard, avait émigré. Le cadet, entré dans la Maison du Roi, était, au commencement de la Révolution, lieutenant aux gardes du Corps, et avait été, le 10 août, massacré en défendant la porte de Marie-Antoinette. Le troisième, sur le berceau duquel on avait mis le ruban de l’ordre de Malte, était allé, vers quinze ans, rejoindre son oncle le commandeur et commencer ce qu’on appelait les caravanes. Enfin, le dernier de tous, celui dont il était question, obligé d’être prêtre pour obéir à la loi des familles nobles de ce temps, et destiné à devenir, bien jeune encore, évêque de Coutances et abbé de l’abbaye de Blanchelande, n’était encore que simple moine quand la Révolution éclata.
— Et une bonne abbaye que Blanchelande ! — fit maître Le Hardouey, — et qui valait gros à l’abbé ! C’était là une maison de bénédiction pour ceux qui l’habitaient. On n’y riait pas que du bout des dents, comme saint Médard, et on n’y chantait pas que du plain-chant, comme dans votre église, monsieur le curé. On y passait le temps joyeusement à l’époque où le Talaru menait le diocèse comme un ivrogne mène sa jument, et, jarnigoi ! ce n’est pas menterie, monsieur le curé, car j’ai vu, moi, cet évêque d’ancien régime et tous les moines de l’abbaye…
— Allons, allons, maître Thomas, — dit le curé en interrompant amicalement les souvenirs peu respectueux de son paroissien, — je ne veux pas savoir ce que vous prétendez avoir vu, et, d’ailleurs, vous êtes un petit brin mauvaise langue, et peut-être mauvaise vue et mauvaise mémoire par-dessus le marché. Je sais qu’il y a eu bien des abus et bien du péché, même dans l’Église, et que notre seigneur de Talaru, qui avait été officier de cavalerie, n’avait pas assez oublié l’esprit de son premier état. Mais à tout péché miséricorde, d’autant qu’il est mort comme un saint dans les tristesses de l’émigration ! Dieu lui a fait la grâce d’expier, par sa mort, le scandale qu’il avait causé pendant sa vie.
— Je ne dis pas que non… mais enfin… suffit ! — dit Le Hardouey, qui voyait l’œil de Jeanne devenir d’un bleu plus sombre en le regardant. — Toujours est-il que ce n’est pas en chantant matines ou vêpres qu’il s’est ainsi marqué le visage, votre abbé de la Croix-Jugan !
— Je crois bien ! — repartit le curé en joignant les mains sur son rabat avec componction. — Ah ! mes chers amis, que nous sommes de fragiles créatures ! — poursuivit-il avec la dolente onction qu’il avait quand il faisait son prône ; — mais aussi cette Révolution, fille de Satan, avait renversé toutes les têtes, et elle doit porter le poids de bien des iniquités. L’abbé de la Croix-Jugan, qui s’appelait, à Blanchelande, le frère Ranulphe, aurait-il jamais quitté son monastère sans la persécution de l’Église ? Au lieu d’émigrer, comme nous autres, qui disions la messe à Jersey ou à Guernesey, il oublia que l’Église avait horreur du sang, et il s’alla battre avec les seigneurs et les gentilshommes dans la Vendée et dans le Maine, et, plus tard, dans ce côté du bas pays.
— Oh ! oh ! il aurait donc chouanné, monsieur l’abbé ? — dit maître Thomas Le Hardouey avec une explosion d’ironie qui montrait combien il était dominé par les passions du temps, à moitié apaisées, mais toujours brûlantes ; car c’était un compagnon assez madré pour ne point se risquer aux imprudences et pour tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de lâcher le moindre mot compromettant.
— Oui, il a chouanné, — reprit gravement le curé Caillemer, — ce qui ne convenait guères à un homme de son état, à un lévite, à un prêtre. C’est la vérité. Mais, sainte Vierge ! c’est la vérité aussi que le bon Dieu l’en a bien puni et lui a écrit, en lettres assez profondes, un terrible châtiment sur le visage.
« Du reste, les circonstances ont tellement dépassé les limites de la prudence humaine, et la cause pour laquelle l’abbé de la Croix-Jugan se battait était si sacrée, puisque c’était celle de notre sainte religion, qu’on n’aurait encore rien à dire s’il n’avait que chouanné, mais…
— Eh ! mais ?… — fit Le Hardouey, l’œil pétillant d’une curiosité haineuse, en tenant son verre à la hauteur de sa bouche, mais ne buvant pas.
— Mais… » — reprit le curé en baissant la voix, comme s’il avait un douloureux aveu à faire.
Jeanne eut une espèce de frisson qui courut dans les racines de ses cheveux, relevés droit sous la dentelle de sa coiffe, et qui découvraient les sept pointes de son front impérieux.
« Il y a pis — continua le curé — que de répandre le sang des ennemis du Seigneur et de son Église, quoique ce ne soit pas à un prêtre à le faire et que les Saints Canons le défendent. Et si je dis ceci, mes chers paroissiens, ce n’est pas que j’oublie le précepte de la charité, mais c’est qu’il est bon, parfois, pour l’exemple, de proclamer la vérité. D’ailleurs, si l’abbé de la Croix-Jugan a été un grand coupable, il est maintenant un grand pénitent. Entraîné sans doute par les passions de cette vie de soldat qu’il a menée, il s’est, un instant, perdu dans les voies humaines. Après le combat de la Fosse, il crut la cause de son parti désespérée, et, oubliant tout à fait qu’il était un chrétien et un prêtre, il osa, de ses mains consacrées, accomplir sur sa personne l’exécrable crime du suicide, qui termina la vie de l’infâme Judas.
— Comment ! c’est lui qui s’est ainsi labouré la face ?… — dit Le Hardouey.
— C’est lui, — répondit le curé, — mais ce n’est pas lui tout seul. »
Et il raconta la scène qui avait eu lieu chez Marie Hecquet, comment cette brave femme avait sauvé le suicidé et l’avait arraché à la mort. Jeanne écoutait ce récit avec une horreur passionnée, visible seulement à l’entr’ouvrement de sa belle bouche et à la contraction de ses sourcils. Elle ne jeta point de ces interjections par lesquelles les âmes faibles se soulagent. Elle demeura silencieuse, et la rêverie qui l’avait saisie à vêpres recommença. ■ (À suivre)