
« Ces mortiers, devenus l’emblème des violences urbaines dans une France métamorphosée. »
Par Jérôme Fourquet.

COMMENTAIRE – Cette tribune de Jérôme Fourquet est parue dans Le Figaro, hier, 27 juillet. Elle traduit en termes factuels l’expansion du domaine du chaos dans tout le pays et, en contrepoint, l’affaiblissement d’un Régime de plus en plus insuffisant à garantir la sécurité des citoyens, forces de l’ordre incluses au premier chef, et à assurer la vie normale de la communauté nationale, s’il en existe encore une, à proprement parler. On nous dira que les hommes sont mauvais, qu’il leur manque compétence, courage et vertu. Sans doute. Mais la mise en danger du Pays et son déclin durent au moins depuis le tout début du siècle dernier ! Non, décidément, la seule médiocrité des hommes ne suffit pas à expliquer une chute aussi longue, aussi durable. Comme aux alentours de 1914, de 1939, de 1958 ou 1968, comme sous la Ve République après De Gaulle et Pompidou, c’est le Régime lui-même qui est responsable, qu’il faut donc mettre en cause. Les circonstances, sans doute, viendront s’en charger. Et il faudra les y aider ! JSF
TRIBUNE – Leur diffusion massive traduit une organisation logistique inquiétante à même de fragiliser le monopole de l’État sur la violence légitime, estime le directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop.
Jérôme Fourquet est l’auteur de Métamorphoses françaises, Le Seuil , 2024.
Sur le plan des violences urbaines, pas une semaine ne se passe sans que des faits graves ne se déroulent dans une cité de région parisienne ou jusqu’à désormais dans des villes moyennes comme récemment à Nîmes, Limoges, Charleville-Mézières ou bien Béziers. Ces violences urbaines constituent un bruit de fond permanent auquel la société a fini par s’habituer, sans forcément prendre pleinement conscience de la gravité du problème et des franchissements de seuils qui se sont produits au cours des dernières années. Ainsi par exemple, les mortiers d’artifices, qui étaient encore très peu présents lors des émeutes de 2005, sont aujourd’hui massivement employés par les émeutiers et leur permettent de rééquilibrer partiellement le rapport de force vis-à-vis des policiers et gendarmes, qui ne sont plus les seuls à posséder des projectiles précis et d’assez longue portée (LBD et gaz lacrymogènes).Passer la publicité
Ces tirs de mortiers d’artifice, font désormais partie de la panoplie de base des émeutiers et de la scénographie de chaque épisode d’affrontement avec les forces de l’ordre. Laurent Nunez, préfet de police de Paris, indiquait ainsi récemment[1] que plus de 11 000 de ces engins pyrotechniques avaient été saisis par ses services lors d’opérations dans les jours ayant précédé le 14 juillet.
2008-2022 : Invention puis banalisation d’une forme nouvelle forme de guérilla urbaine
Le recours à ces objets pyrotechniques comme armes contre les policiers a commencé à être signalé après les émeutes de 2005, les forces de l’ordre essuyant à l’époque pour l’essentiel des jets de pierre ou de bouteilles ou, dans une moindre mesure, de cocktails molotov (d’un maniement assez difficile). En juillet 2008, un commissaire de police sera grièvement blessé à l’œil à Asnières-sur-Seine par un tir de mortier. Suite à leur emploi répété à l’été 2009 en Seine Saint-Denis (avec notamment des nuits d’émeute en juin 2009 à Tremblay-en-France), Brice Hortefeux, alors ministre de l’Intérieur, demandera en septembre 2009 que soient interdits à la vente « tous les mortiers de feux d’artifice ». La mise en place d’une législation spécifique signalait, en creux, la propagation déjà avancée du phénomène sur le territoire et l’aggravation de la situation sécuritaire. En décembre 2009, paraissait un décret imposant la sollicitation d’un agrément préfectoral pour toute utilisation des mortiers de catégories dites K2 et K3. Ce décret ne permit pas d’endiguer le phénomène, qui continua de se banaliser, avec notamment une attaque en règle aux mortiers d’artifice du commissariat des Ulis (Essonne) en 2015. Un policier interviewé un an plus tard en août 2016, suite à des nuits d’émeutes dans le quartier de la Grande-Borne à Grigny (Essonne) confirmait le fait que le recours à ces armes devenait systématique dans ces quartiers : « C’est devenu récurrent, nous y sommes confrontés à chaque épisode de violence urbaine »[2].
Depuis 2017, la vente de ce matériel est réservée aux seuls professionnels, mais cette interdiction de la vente aux particuliers est largement contournée via des achats sur internet ou à l’étranger.[3] Les délinquants de cité n’ont manifestement aucun problème d’approvisionnement et les forces de l’ordre essuient de tels tirs de manière désormais systématique dans ces quartiers, en région parisienne comme en province. Sans dresser la liste exhaustive de ces attaques, on en a signalé ces dernières années à la cité des Martinets au Kremlin-Bicêtre en mai 2019, au quartier du Pile à Roubaix en septembre 2020, contre le commissariat de Champigny-sur-Marne en octobre 2020, à la cité Kercado à Vannes en mai et décembre 2020, à Oyonnax en octobre 2021, ainsi que dans le quartier de Perseigne à Alençon dans la nuit du 27 octobre 2021. Cette nuit de violences faisait suite à une interpellation de plusieurs dealers. Illustration de la banalisation et de la récurrence du recours à ces projectiles partout en France, moins d’un an après, en septembre 2022, le même quartier alençonnais de Perseigne était de nouveau le théâtre d’une nuit de violences impliquant plusieurs dizaines d’individus qui incendièrent 24 véhicules et tirèrent sur les forces de l’ordre soixante fusées de mortiers selon le syndicat de police Alliance 61[4].
Signe de l’omniprésence de ces engins dans les cités, ils figurent en bonne place dans la culture rap. Le chanteur Rohff a, par exemple, intitulé en 2021, un de ses morceaux : Mortier qui débute ainsi :
« Mortier, mortier,
Comme une attaque au mortier,
La puissance vient des quartiers,
On bouleverse le monde entier,
Mortier, mortier, »https://www.youtube.com/embed/sO05hm176Lg
Les œuvres cinématographiques se font également l’écho de l’inscription de ces objets dans le paysage quotidien des banlieues. C’est par exemple à coups de mortiers que des adolescents s’en prennent aux policiers dans la scène finale des Misérables de Ladj Ly, sorti en 2019. Et dans le film de Romain Gavras, Athena, diffusé sur Netflix en 2022 et évoquant une cité en proie à des émeutes, les mortiers d’artifice saturent littéralement l’écran tout le long du film par leur lumière, leur fumée et leur bruit. Dénonçant et redoutant l’influence de ce film sur une partie de la population, Christian Estrosi, maire de Nice et président de la Métropole Nice Côte d’Azur, écrivit au préfet des Alpes-Maritimes en novembre 2022 pour demander l’interdiction de la vente, de la détention et de l’utilisation des feux d’artifice sur l’ensemble du département jusqu’à après les fêtes de fin d’année « dont nous savons combien elles sont propices à ce type de provocation » écrivait l’édile, alors que leur usage se multipliait dans différents quartiers de Nice[5].
Une intensification de l’usage lors des émeutes de l’été 2023
Si les mortiers étaient donc très présents lors des affrontements avec les forces de l’ordre dans les banlieues, leur utilisation s’est encore massifiée durant les émeutes de l’été 2023, consécutives à la mort du jeune Nahel. Durant ces évènements, un nombre considérable de mortiers ont été tirés partout en France. Certains émeutiers avaient sans doute commandé eux-mêmes ces engins sur internet (leur vente en magasins étant encadrée depuis quelques années), mais le fait que les mortiers aient été tirés en si grand nombre dès le début des émeutes tend à prouver que des stocks existaient, ce qui suppose une organisation et une logistique. À l’appui de cette thèse, des véhicules venant approvisionner les groupes d’émeutiers en pleine action face aux forces de l’ordre ont pu être observés dans plusieurs quartiers. De la même façon, des services d’investigation ont intercepté des camionnettes transportant plusieurs centaines de kilos de ces matériels pyrotechniques[6] lors des émeutes de 2023. Les moyens financiers nécessaires pour se procurer de tels volumes de mortiers et pour organiser ensuite leur stockage et leur distribution ne sont pas à la portée des premiers venus. Dans de nombreux quartiers, ce sont des réseaux criminels, souvent en lien avec le trafic de drogue, qui ont approvisionné et supervisé les jeunes émeutiers[7]. Et si certains de ces jeunes disposaient d’un habitus de caillasseurs, car ayant déjà participé à des épisodes de violences urbaines, ils étaient généralement encadrés par des individus plus aguerris, qui menaient le bal comme l’illustre par exemple cette scène racontée par un journaliste de France Bleu couvrant les émeutes dans le quartier des Champs-Plaisants à Sens :
Les jeunes étaient au moins une cinquantaine, peut-être plus, la plupart à visage découvert. Ils laissent les policiers avancer à pied, en ligne avec casques et boucliers, avant de multiplier les tirs de mortier à l’horizontale dans leur direction. « Restez groupés, renvoyez la lacrimo, allumez-les », on entend clairement certains, à la voix grave, donner des directives aux casseurs[8] .
Un changement de la physionomie des émeutes
Au lendemain des nuits les plus chaudes des émeutes de l’été 2023, de nombreux policiers ont indiqué « qu’ils avaient ramassé » [c’est-à-dire qu’ils avaient subi une lourde pression] du fait de l’intensité des tirs qu’ils avaient essuyés[9] et que le degré de violence auquel ils avaient été exposés était sans commune mesure par rapport à ce qu’ils avaient vécu en 2005. Le recours massif aux mortiers a, en effet, changé la physionomie des violences urbaines par rapport aux émeutes de 2005. Ces armes permettent de viser plus précisément les membres des forces de l’ordre qu’avec des pierres et avec une bien meilleure allonge, leur portée pouvant aller jusqu’à 150 mètres, contre seulement une trentaine de mètres pour un jet de pierre et un peu moins pour un cocktail molotov. Leur prix et leur accessibilité sur internet rendent possible un usage massif de ces projectiles et de soumettre ainsi policiers et gendarmes à un véritable feu roulant, les obligeant régulièrement à se replier, quand l’intensité de ces tirs se fait trop forte. La puissance de ces armes (qui peuvent atteindre une vitesse de 80 à 100 km/h) peut par ailleurs provoquer des blessures graves.
Ces projectiles, à l’effet spectaculaire mais également dangereux, permettent de rendre les guets-apens tendus dans les quartiers sensibles contre les forces de l’ordre ou les pompiers, plus difficiles à maîtriser pour les représentants de l’État que par le passé. Ce faisant, ces mortiers participent à la stratégie de contrôle du territoire, mise en place par les bandes criminelles, qui entendent progressivement interdire l’accès de leurs quartiers aux forces de l’ordre. Mais ainsi équipés, les émeutiers et les dealers qui les encadrent, s’enhardissent et n’hésitent plus à attaquer des commissariats, fait assez rare il y a 20 ans, mais aujourd’hui assez fréquent. 273 commissariats, commissariats annexes ou gendarmeries furent ainsi attaqués durant les émeutes de l’été 2023. Plus récemment, c’est le commissariat de Compiègne, dans l’Oise, qui a subi dans la nuit 18 au 19 juillet une attaque au cours de laquelle une trentaine d’individus ont tiré 40 mortiers vers la façade[10]. Cette « opération » était manifestement une action de représailles suite à des coups de filets anti-stups menés au cours des semaines précédentes dans le quartier du Clos-des-Roses, connu pour ses points de deal.
Les mortiers d’artifice s’inscrivent ainsi dans le processus de structuration des réseaux criminels (via l’achat groupé, le stockage et l’usage massif et coordonné de ces armes lors des affrontements avec les forces de l’ordre), mais aussi dans leur aguerrissement et leur montée en puissance pour disputer à l’État ,son « monopole de l’exercice de la violence physique légitime » pour reprendre l’expression célèbre de Max Weber. C’est face à cette réalité que le ministre de l’Intérieur a récemment indiqué vouloir renforcer, comme ses prédécesseurs l’avaient déjà fait avant lui sans trop de résultats, les sanctions contre les vendeurs et les utilisateurs de ces mortiers, devenus l’emblème des violences urbaines dans une France métamorphosée. ■ JÉRÔME FOURQUET
[1] Cf Face à la « France des salauds », Retailleau dégaine un plan de lutte contre les engins de mortiers. in Le Figaro 24/07/2025.
[2] Cf Dans les cités de Grigny, les émeutiers attaquent la police au mortier, in Le Parisien, 26/08/2016
[3] Depuis 2021, dans le cadre de la loi « sécurité globale », une sanction pénale est désormais prévue pour l’achat, la détention, l’utilisation et la vente de mortiers d’artifice à d’autres personnes que des professionnels.
[4] Cf C. Lagadou « Voitures brûlées, tirs de mortiers… Alençon à nouveau secouée par les violences urbaines ». in Europe1 28/09/2022. Suite à ce nouvel épisode de violence urbaine et à la dégradation de la situation sécuritaire à Alençon, une seconde Bac (Brigade anti-criminalité), sera créée dans la préfecture de l’Orne fin 2022.
[5] Cf N. Daguin « Nice : Christian Estrosi demande l’interdiction de la vente de feux d’artifice sur tout le département » in Le Figaro 18/11/2022.
[6] Cf : Emeutes à Rennes : 2,7 tonnes de mortiers d’artifice saisies par les gendarmes.in 20 minutes. 07/07/2023
[7] Cf : Emeutes à Bezons : il ravitaillait en mortiers les émeutiers. in La gazette du Val d’Oise. 06/07/2023
[8] Cf : Après la mort de Nahel, deuxième nuit de violences dans le quartier des Champs-Plaisants, à Sens. In France Bleu, 30/06/2023.
[9] Cf : « À côté, 2005, c’était rien » : l’inquiétude des policiers après les émeutes liées à la mort de Nahel. in Actu Val-de-Marne.30/06/2023
[10] Cf Commissariat attaqué, tabac pillé… A Compiègne, une nuit marquée par les violences urbaines. in Le Parisien. 19/07/2025
