
CHAPITRE IX
En 1611, un prêtre de Provence, nommé Louis Gaufridi, fut accusé d’avoir ensorcelé une jeune fille. Cette fille était noble et s’appelait Madeleine de la Palud. La procédure du procès existe. On y trouve détaillés des faits de possession aussi nombreux qu’extraordinaires. La science moderne, qui a pris connaissance de ces faits et qui les explique ou croit les expliquer, ne trouvera jamais le secret de l’influence d’un être humain sur un autre être humain dans des proportions aussi colossales. En vain prononce-t-on le mot d’amour. On veut éclairer un abîme par un second abîme qu’on creuse dans le fond du premier. Qu’est-ce que l’amour ? Et comment et pourquoi naît-il dans les âmes ?
Madeleine de la Palud, qui appartenait à la société éclairée de son époque, déposa que Gaufridi l’avait ensorcelée seulement en lui soufflant sur le front. Gaufridi était jeune encore, il était beau, il était surtout éloquent. Shakespeare a écrit quelque part : « Je mépriserais l’homme qui, avec une langue, ne persuaderait pas à une femme ce qu’il voudrait. » Et, d’ailleurs, que les motifs de l’abbé Gaufridi fussent d’un fanatique, d’un insensé ou d’un homme qui faisait habilement servir le Diable à ses passions ; qu’ils fussent purs ou impurs, qu’importe ! il avait voulu exercer une action énergique sur Madeleine de la Palud, et on sait la magie invincible, le coup de baguette de la volonté ! Mais l’abbé de la Croix-Jugan était, comme il le disait lui-même, un restant de torture : il effrayait et tourmentait le regard. Il ne voulait pas, il n’a jamais voulu inspirer à Jeanne de la haine ou de l’amour. La comtesse de Montsurvent m’a juré ses grands dieux que, malgré les bruits qui coururent, et dont maître Louis Tainnebouy avait été pour moi l’écho, elle le croyait parfaitement innocent du malheur de Jeanne. Seulement ce que la vieille comtesse croyait savoir, parce qu’elle avait connu l’ancien moine, les gens de Blanchelande l’ignoraient, et c’est surtout ce qu’on ne comprend pas qu’on explique. L’esprit humain se venge de ses ignorances par ses erreurs.
D’un autre côté, la vie de l’abbé de la Croix-Jugan prêtait merveilleusement aux imaginations étrangères. Il avait, ainsi que l’avait dit Barbe Causseron, la servante du curé, fieffé la maison du bonhomme Bouët, auprès des ruines de l’Abbaye, et il y vivait solitaire comme le plus sauvage hibou qui ait jamais habité un tronc d’arbre creux. Le jour, on ne l’apercevait guères qu’à l’église de Blanchelande, enroulé, comme le premier jour qu’on l’y vit, dans le capuchon de son manteau noir qu’il portait par-dessus son rochet, et dont les plis profonds, comme des cannelures, lui donnaient quelque chose de sculpté et de monumental. Toujours sous le coup d’une punition épiscopale pour avoir manqué aux Saints Canons et à l’esprit de son état en guerroyant avec un fanatisme qu’on accusait d’avoir été sanguinaire, il ne lui était permis ni de dire la messe ni de confesser. L’Église, qui a le génie de la pénitence, lui avait infligé la plus sévère, en lui interdisant les grandes fonctions militantes du prêtre. Il était tenu seulement d’assister à tous les offices, sans étole, et il n’y manquait jamais. Hors les jours fériés, où il venait à l’église de Blanchelande, on ne le rencontrait guères dans les environs que de nuit ou au crépuscule. Ancienne habitude de Chouan, disaient les uns ; noire mélancolie, disaient les autres ; chose singulière et suspecte, disaient à peu près tous. Quelques esprits, à qui les circonstances politiques d’alors donnaient une défiance raisonneuse, prétendaient que cet abbé-soldat, toujours dangereux, cachait des projets de conspiration et de reprise de guerre civile dans sa solitude, et que cet isolement calculé servait à voiler des absences, des voyages et des entrevues avec des hommes de son parti. Qui a bu boira, disaient les sages. Par exception à leur immémorial usage, peut-être que les sages ne se trompaient pas. D’un dimanche à l’autre, on voyait la petite maison de l’abbé de la Croix-Jugan fenêtres et porte strictement fermées. Nul bruit ne se faisait entendre de l’écurie, où son cheval entier hennissait, se secouait et frappait si fort la dalle de ses pieds ferrés, quand il y était, qu’on l’entendait à trente pas de là, sur la route.
Les malins qui passaient le long de cette maison, morne et muette, se disaient tout bas avec une brusquerie cynique : « Il fait plus de pèlerinages que de prières, cet enragé de moine-là ! » Mais, le dimanche suivant, les malins retrouvaient le noir capuchon dans la stalle de chêne, avec la ponctualité rigide et scrupuleuse du prêtre et du pénitent.
Or, il y avait un peu plus d’un an que le mystérieux abbé menait cette vie impénétrable, quand, un soir de Vendredi Saint, après Ténèbres, deux femmes qui sortaient de l’église, et qui se dirent bonsoir à la grille du cimetière, prirent, en causant, le chemin du bourg.
L’une d’elles était Nônon Cocouan, la couturière en journée ; l’autre, Barbe Causseron, la servante de l’honnête curé Caillemer. C’étaient toutes les deux ce qu’on appelle de ces langues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles et tous les propos d’une contrée et les rejettent tellement mêlés à leurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie, ne saurait comment s’y prendre pour les filtrer. Barbe était plus âgée que Nônon. Elle n’avait jamais eu la beauté de la couturière. Aussi, servante de curé dès sa jeunesse, à cause du peu de tentations qu’elle aurait offertes aux imaginations les moins vertueuses, elle avait le sentiment de son importance personnelle, et, plus qu’avec personne, ce sentiment s’exaltait-il avec une dévote comme l’était Nônon ! « Elle approchait de MM. les prêtres », disait Nônon avec une envie respectueuse. Ce mot-là éclairait bien leurs relations. Que n’eût-elle pas donné, Nônon Cocouan, pour être à la place de Barbe Causseron, eût-elle dû en prendre, par-dessus le marché, le bec pincé, les reins de manche à balai et le teint jaune, sec et fripé comme une guezette1 de l’année dernière ! La Barbe Causseron, cette insupportable précieuse de cuisine, avait des manières si endoctrinantes de dire : « Ma fille » à Nônon Cocouan, que celle-ci ne les eût probablement point souffertes sans cette grande position qui lui consacrait Barbe, « d’approcher MM. les prêtres », et qui était, pour elle, la chimère, caressée dans son cœur, des derniers jours de sa vieillesse, car Nônon voulait mourir servante de curé.
« Barbe, — dit Nônon avec cet air de mystère qui précède tout commérage chez les dévotes, — vous qui êtes d’Église, ma très chère fille, est-ce que notre vénérable seigneur de Coutances a relevé de son interdiction M. l’abbé de la Croix-Jugan ?
— D’abord, ma fille, il n’est pas interdit, il n’est que suspens, — répondit la Causseron avec un air de renseignement et de savoir qui faisait de sa coiffe plate le plus bouffon des bonnets de docteur. — Mais nenni ! point que je sache, ma fille. La suspense est toujours maintinte. Nous n’avons rien reçu de l’évêché. Il y a plus de quinze jours que le piéton n’a rien apporté au presbytère, et m’est avis que les pouvoirs, s’ils étaient remis à M. l’abbé de la Croix-Jugan, passeraient par les mains de M. le curé de Blanchelande. Il n’y a pas là-dessus la seule difficulté ! »
Et Barbe se rengorgea sur ce mot, pris au vicaire de la paroisse, qui le bredouillait et en fermait toutes ses démonstrations en chaire quand la difficulté qu’il niait commençait de lui apparaître.
« C’est drôle, alors ! — fit Nônon, marchant de concert avec Barbe et comme se parlant à elle-même.
— Qui ? drôle ? — repartit Barbe curieuse, avec un filet de vinaigre rosat dans la voix.
— C’est que, — dit Nônon en se rapprochant comme si les haies des deux bords du chemin avaient eu des oreilles, — c’est que j’ai vu, il n’y a qu’un moment, maîtresse Le Hardouey, qui n’était point dans son banc pendant qu’on a chanté Ténèbres, se glisser dans la sacristie, et je suis sûre et certaine qu’il n’y avait dans la sacristie que M. l’abbé de la Croix-Jugan.
— Vous vous serez trompée, ma fille, — répondit Barbe compendieusement et les yeux baissés avec discrétion.
— Nenni, — fit Nônon, — je l’ai parfaitement vue, et comme je vous vois, Barbe. J’étais toute seule dans la nef, et ce qui est resté de monde après Ténèbres priait au sépulcre. Les deux confessionnaux de la chapelle de la Vierge et du bas de l’église étaient pleins. Vous savez qu’il y en a un autre tout vermoulu auprès des fonts, qui servait dans le temps à feu le vieux curé de Neufmesnil quand il venait confesser ses pratiques à Blanchelande. Le custó2 y renferme à présent des bouts de cierges brûlés et les chandeliers de cuivre qui ont été remplacés par les chandeliers d’argent. Eh bien ! sur mon salut éternel, croyez-le si vous voulez maintenant, maîtresse Le Hardouey est sortie de là, bien enveloppée dans sa pelisse, et a gagné tout doucement, à petits pas et en chaussons, par la contre-allée, le chœur de l’église, où M. l’abbé de la Croix-Jugan faisait sa méditation dans sa stalle, et, pour lors, il s’est levé et ils s’en sont allés dans la sacristie tous les deux.
— Si vous êtes bien sûre de l’avoir vue, — reprit Barbe, qui ne voulait pas nier une minute de plus ce qu’elle grillait d’envie de croire vrai, — je dis comme vous, Nônon, que c’est un peu étonnant, ça ! Car quelle affaire peut avoir maîtresse Le Hardouey avec l’abbé de la Croix-Jugan, qui ne confesse pas et qui ne parle pas à trois personnes, en exceptant M. le curé ?
— Vère ! — dit Nônon. — C’est la pure vérité, ce que vous dites. Mais voulez-vous que des trois personnes à qui il parle, je vous en nomme deux auxquelles il cause plus souvent p’t-être que vous ne pensez ? »
Barbe s’arrêta dans le chemin, et regardant Nônon comme une vieille chatte qui regarde une jatte de crème :
« Vous êtes donc instruite ? — fit-elle avec une papelardise ineffable.
— Ah ! ma chère dame Barbe, — s’écria Nônon, — je suis couturière à la journée. Je n’ai pas, comme vous, le bonheur, et l’honneur — ajouta-t-elle en parenthèse ravisée — de rester dans un presbytère, toute la semaine des sept jours du bon Dieu, à soigner le dîner de MM. les prêtres et à raccommoder les effets de M. le curé. Il faut que je me lève matin et que je revienne tard à Blanchelande. Je suis obligée de trotter partout, dans les environs, pour de l’ouvrage, et voilà pourquoi je sais et j’apprends bien des choses que vous, avec tous vos mérites, ma chère et respectable fille, vous ne pouvez réellement pas savoir.
— Est-ce que vous avez appris quelque chose — dit Barbe, que la curiosité démangeait et commençait de cuire — ayant rapport à maîtresse Le Hardouey et à l’abbé de la Croix-Jugan ?
— Oh ! rien du tout ! — répondit Nônon, qui aimait, au fond, Jeanne-Madelaine, mais qui cédait au besoin de commérer ancré au cœur de toutes les femmes ; — seulement l’abbé de la Croix-Jugan et maîtresse Le Hardouey se connaissent plus qu’ils ne paraissent ; c’est moi qui vous le dis ! L’abbé, qui est un ancien Chouan et un seigneur, ne met pas, bien entendu, le bout de son pied chez un acquéreur de biens d’Église comme ce Le Hardouey ; mais il voit Jeanne-Madelaine, qui est une Feuardent, une fille de condition, chez la vieille Clotte. Et c’est bien souvent qu’il y va et qu’il l’y rencontre, m’a conté la petite Ingou, qu’on envoie à l’école dès qu’ils arrivent, ou à jouer aux callouets toute seule au fond du courtil.
— Chez la vieille Clotte ! — fit Barbe Causseron, atroce comme une fille qui, pendant toute sa vie, n’a jamais senti le cruel bonheur d’avoir un cœur aimé du sien, et à qui la faute et la douleur n’ont point appris la miséricorde. — Chez cette Marie-je-t’en-prie, malade de ses vices ! joli lieu de rendez-vous pour un prêtre et une femme mariée ! Pas possible, ma chère : ce serait une chose trop affreuse, par exemple ! Je ne la croirai, celle-là, que quand je l’aurai vue. Il n’y a pas sur ça la seule difficulté.
— Mon Dieu, Barbe, — repartit Nônon, qui était bonne, elle, comme un reste de belle fille indulgente, — le mal n’est pas si grand, après tout ! On ne peut pas avoir de mauvaises pensées sur cet abbé, qui ferait plus peur qu’autre chose à une femme, avec son visage dévoré… Jamais, au grand jamais, on n’a rien dit de Jeanne. Sa réputation est nette comme l’or. Et pourtant il y a eu bien des jeunes gens amoureux d’elle, soit ici, à Blanchelande, soit à Lessay ! Si donc ils se voient chez la Clotte, c’est qu’il y a peut-être là-dessous quelque manigance de chouannerie. La Clotte a été suspectée d’être une Chouanne dans le temps, et vous vous rappelez qu’ils l’ont tousée, comme on disait alors, sur la place du Marché. Ils croient pouvoir se fier à elle pour quelque chose qui tient à c’te chouannerie, mais il n’y a pas d’autre mal que ça à penser, bien sûr !
— C’est égal, — dit la Causseron, restée défiante, quoiqu’elle ne trouvât pas de réponse au raisonnement très sensé de Nônon, — je dois avertir M. le curé, tout de même. Si c’est ce que vous dites, la sacristie de l’église de Blanchelande ne doit pas être un nid à Chouans qui se cachent. Et d’ailleurs pourquoi toute cette chouannerie qui n’a que trop duré, maintenant que les églises sont rouvertes et que nous r’avons nos curés ? Ce prêtre m’a toujours épeurée, — fit-elle ; — on dit de lui bien des choses terribles. Il ferait mettre à sac tout Blanchelande, avec ses comploteries contre le gouvernement. S’il était vraiment pénitent, depuis le temps, Mgr l’évêque lui aurait remis ses pouvoirs de confesser et de dire la messe. Il faut qu’il soit bien enragé, au contraire, puisqu’il entraîne une femme comme maîtresse Le Hardouey dans son péché. Mon doux Jésus ! qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir fait, tous deux, dans la sacristie ? Et peut-être en ce moment qu’ils y sont encore ! Ah ! certainement j’en parlerai à M. le curé, et dès ce soir, en lui servant sa collation de jeûne. Ne m’en détournez pas. Adieu, ma fille. Je suis tenue en conscience, et sous peine de péché mortel, d’avertir M. le curé de ce qui se passe. Il n’y a pas là-dessus la seule difficulté. » ■ (À suivre)
1Dans la langue du pays, la branche de laurier bénit qu’on rapporte chez soi le jour des Rameaux et qu’on attache à la ruelle des alcôves.(Note de l’auteur.)
2Le custó (patois). C’est le nom que dans les villages du fond de la Manche on donne au sacristain, et nous l’avons écrit comme on le prononce.(Note de l’auteur.)