
CHAPITRE XII
Maître Thomas Le Hardouey, en rentrant au Clos, n’y trouva à la place de sa femme qu’une grande inquiétude, car Jeanne-Madelaine n’était pas ordinairement si tardive. Elle manquait depuis l’Angelus, qui sonne à sept heures du soir. Comme on pensait qu’elle s’était égarée, on avait envoyé plusieurs valets de ferme la chercher avec des lanternes dans différentes directions… Quand maître Thomas arriva dans la cour du Clos, tout le monde remarqua qu’il ne descendit pas de cheval pour demander sa femme, et que, brusquant toutes les lamentations qu’il entendait faire à ses gens, il sortit, ventre à terre, de la cour, sur la même jument qui l’avait amené, en proie à une de ces colères sombres qui mordent leurs lèvres en silence, mais qui ne disent pas leur secret.
La maison où il la croyait et où il parvint d’un temps de galop, plus noire que les ténèbres qui l’entouraient, avait ses volets de chêne strictement fermés, et sa porte aux vantaux épais ne laissait passer aucun liséré de lumière qui accusât la vie de la veillée à l’intérieur. Le Hardouey l’ébranla bientôt, mais en vain, des meilleurs coups de pied de frêne qu’il eût jamais donnés de sa poigne de Cotentinais. Il frappa ensuite aux volets comme il avait frappé à la porte. Il appela, blasphéma, maugréa, refrappa encore ; mais coups et bruits heurtaient la maison et le silence sans les entamer l’une et l’autre. La maison résistait. Le silence reprenait plus profond, après le bruit. L’eau-de-vie et la rage bouillonnaient sous le cuir chevelu de maître Thomas. Il s’épuisait en efforts terribles. Il essaya même de mettre le feu à cette porte, ferme et dure comme une porte de citadelle, avec son briquet et de l’amadou, mais l’amadou s’éteignit. Alors une furie, comme les plus violents n’en ont guères qu’une dans leur vie, le jeta hors de lui. Cette broche qui tournait, ce cœur qui cuisait, ne quittaient pas sa pensée ; il les voyait toujours. Oui, il sentait réellement la pointe du couteau de Jeanne dans son cœur vivant, comme cela avait eu lieu dans le miroir, et il tressautait sous les coups dardés du couteau, comme ce cœur rouge tressautait au feu sur son pal ! Son cheval, qu’il n’avait pas attaché, retourna tout seul au Clos.
L’eau-de-vie qu’il avait bue, peut-être, et aussi la rage impuissante, car rien ne fatigue le cerveau comme l’impossibilité de s’assouvir, le firent au bout d’une heure tomber dans un sommeil profond, une espèce de sommeil apoplectique, sur la pierre même où il s’était assis avec l’obstination d’un bouledogue, et il dormit là, d’une seule traite, de ce sommeil sans rêve qui anéantit l’être entier. Mais vers quatre heures cet homme de la campagne, toujours matinal, se réveilla sous le froid aigu du matin. La rosée avait pénétré ses vêtements. Il était cloué par des douleurs vives aux articulations. Quand il reprit sa connaissance, il ouvrit un œil hébété, dans lequel revenaient les flots d’une noire colère, sur cette maison où il croyait sa femme infidèle et le Chouan maudit. Chose singulière ! depuis qu’il se croyait trahi par Jeanne, l’idée du Chouan étouffait en lui l’idée du prêtre, et c’était le Bleu, plus encore que le mari, qui aspirait à la vengeance. La maison du bonhomme Bouët, fieffée par l’abbé de la Croix-Jugan, apparaissait, aux premiers rayons de l’aurore, comme un coffret de pierres d’un granit bleuâtre, aux lignes nettes et fortes, sans vigne alentour. Elle semblait sommeiller sous ses volets fermés, comme une dormeuse sous ses paupières. Maître Thomas recommença de frapper à coups redoublés. Il fit plusieurs fois le tour de cette maison carrée, comme une bête fauve arrêtée par un mur, qui cherche à se couler par quelque fente. Cette maison semblait un tombeau qui n’avait plus rien de commun avec la vie. C’était une ironie pétrifiée. Ah ! bien souvent les choses, avec leur calme éternel et stupide, nous insultent, nous, créatures de fange enflammée qui nous dissolvons vainement auprès, dans la fureur de nos désirs, et nous concevons alors l’histoire de ce fou sacrilège qui, dans un accès de ressentiment impie, tirait des coups de pistolet contre le ciel !
Vers cinq heures cependant, Thomas Le Hardouey aperçut la femme de ménage de l’abbé de la Croix-Jugan, la vieille Simone Mahé, du bas du bourg de Blanchelande, qui se dirigeait vers la maison dont il gardait et frappait la porte. « Ah ! — dit-il, — cette damnée porte va enfin s’ouvrir ! » L’étonnement de Simone Mahé ne fut pas médiocre en voyant maître Thomas à cette place.
« Tiens ! — fit-elle, — est-ce que vous voulez quelque chose à M. l’abbé de la Croix-Jugan, maître Thomas Le Hardouey ? Il sera bien fâché de ne pas y être, mais il est parti d’hier soir pour Montsurvent.
— À quelle heure est-il parti ? — dit Le Hardouey, qui se rappelait l’heure où il était dans la lande et où il regardait dans le fatal miroir des bergers.
— Ma fé, il était nuit close, — répondit la Mahé, — et il n’avait pas l’idée de bouger de chez lui de tout le soir. Je l’y avais laissé, disant son bréviaire au coin du feu ; mais c’est un homme si agité, et dont la tête donne tant d’occupation à son corps, qu’il m’a souvent dit : « Je ne sortirai pas ce soir, Simone », que je l’ai trouvé parti, le lendemain, dès patron-jaquet, et la clef de la maison sous la pierre où il est convenu que j’la mettrons, pour la trouver, quand l’un des deux rentre. Seulement, c’te nuit, il n’est pas parti, comme une fumée, sans qu’on le voie et sans qu’on sache où il est allé, car j’l’ai rencontré vers dix heures sur son cheval noir qui passait dans le bas du bourg. J’reconnaîtrais le pas de son cheval et sa manière de renifler quand je n’y verrais goutte comme les taupes et quand je serais aveugle comme le fils Crépin, de sorte que je me dis en moi-même : « Ça doit être M. l’abbé de la Croix-Jugan qui passe là. » Lui qui y voit dans la nuit comme un cat, car il a été Chouan, vous savez ! m’a dit avec cette voix du commandement qui vous coupe le sifflet quand il parle : « C’est toi, la Simone ! Mme la comtesse de Montsurvent, qui est malade, vient de m’envoyer chercher, et je pars. Tu trouveras la clef à la place ordinaire. » T’nez, mon cher monsieur Le Hardouey, v’nez quant et moi, et regardez là… sous c’te pierre. Vous n’êtes pas un voleur, vous, et j’peux bien vous le dire… C’est là qu’il met toujours sa clef. Et, vous l’voyez, la v’là qui s’y trouve. » — Et, en effet, elle prit une clef sous une pierre qu’elle souleva dans le petit mur de la cour, et, l’ayant tournée dans la serrure, ils entrèrent tous deux, lui comme elle. Elle, pour faire son ménage accoutumé ; lui, ne sachant trop à quel instinct de défiance il obéissait, mais voulant voir.
C’était la construction élémentaire de toute maison en Normandie, que la maison du bonhomme Bouët, fieffée par l’abbé de la Croix-Jugan. Il y avait au rez-de-chaussée tout simplement un petit corridor, avec deux pièces, l’une à droite, l’autre à gauche, faisant cuisine et salle, et au premier étage deux chambres à coucher. Simone Mahé et Le Hardouey entrèrent dans la salle d’en bas, et, quand elle eut poussé les volets de la fenêtre, Le Hardouey, qui regardait autour de lui avec une investigation ardente, reconnut cette salle du miroir qui ne s’effaçait pas de sa mémoire et qu’il revoyait toujours en fermant les yeux.
« Vous êtes pâle comme la mort, — dit Simone. — Est-ce que vous auriez du mal chez vous, maître Le Hardouey, que vous venez si matin pour parler à M. l’abbé de la Croix-Jugan ? Qué qu’il y a ? Auriez-vous des malades au Clos ? Vous savez bien — ajouta-t-elle avec l’air mystérieux qu’on prend en parlant de choses redoutables — que M. l’abbé de la Croix-Jugan ne confesse pas. Il est suspens. »
Mais Le Hardouey n’écoutait guère le bavardage de la Mahé. Il s’était approché de la cheminée, et du bout de son pied de frêne il remuait fortement les cendres de l’âtre avec un air si préoccupé et si farouche que la Mahé commença d’avoir peur.
« Oui, — dit-il, se croyant seul et parlant haut, comme dans les préoccupations terribles, — v’là le feu dans lequel ils ont fait cuire mon cœur, et c’est sous ce crucifix qu’ils l’ont mangé ! »
Et, d’un coup de son pied de frêne, il frappa le crucifix avec furie, l’abattit, et, l’ayant poussé dans les cendres, il sortit en poussant des jurements affreux. La Mahé, comme elle disait, eut les bras et les jambes cassés par un tel spectacle. Elle crut que Le Hardouey était la proie de quelque abominable démon. Elle se signa de terreur, mais, sa peur devenant plus forte dans cette solitude, elle se hâta de s’en aller.
« Le lit n’est pas défait, — dit-elle, — et, si je restais là toute seule plus longtemps, je crois, sur mon âme, que j’en mourrais de frayeur. »
Et en s’en retournant elle rencontra la mère Ingou et sa fillette, qui toutes deux allaient laver leur pauvre linge au lavoir. Elles se souhaitèrent la bonne journée. Le lavoir n’était pas tout à fait sur la route qu’avait à suivre Simone Mahé pour regagner le bas du bourg, mais la flânerie, qui est aux vieilles femmes ce qu’est dans le nez du buffle l’anneau de fer par lequel on le mène, fit suivre à la Mahé le chemin du lavoir avec l’autre commère.
« Je sis de l’aisi, — lui dit-elle ; — M. l’abbé de la Croix-Jugan est à Montsurvent depuis hier soir. Si vous v’lez que je vous aide, mère Ingou, je puis bien vous donner un coup de battoir. »
Et elle l’accompagna, moins pour l’aider, quoiqu’elle ne manquât pas de l’obligeance qu’ont les pauvres gens entre eux, que pour lui raconter ce qui lui démangeait la langue et ce qu’elle appelait la lubie de maître Thomas Le Hardouey.
« En vous en venant, — dit-elle, — vous n’avez pas rencontré maître Le Hardouey, mère Ingou ?… Je l’ai trouvé, dès le réveil-minet, planté à la porte de M. l’abbé de la Croix-Jugan, plus pâle que le linge que vous avez sur le dos et les yeux tout troublés. « Qu’est-ce qu’un homme sans religion, un acquéreur de biens de prêtre, un terroriste, vient faire de si à bonne heure chez M. de la Croix-Jugan ? » que je me suis dit à mon à-part ; mais, ma chère, les jambes me tremblent rien que d’y penser ! C’n’était rien que l’air qu’il avait. Il est entré avec moi dans la salle de M. l’abbé, et alors !!!… »
Et elle raconta ce qu’elle avait vu, mais avec des circonstances nouvelles et plus horribles encore, écloses tout à coup sur cette langue de flânière, qui chante d’elle-même, comme les oiseaux, un langage dans lequel la responsabilité de ces pauvres diablesses (chrétiennement, il faut le croire du moins) n’est pour rien.
« Ah ! — dit la mère Ingou, — j’crais ben qu’vous avez été épeurée ! mais vous savez bien les diries, mère Mahé, sur la femme de maître Le Hardouey et sur l’abbé de la Croix-Jugan. Et c’était sans doute cha qui tenait Le Hardouey de si bon matin. »
Alors elles ne s’arrêtèrent plus. Elles se débondèrent. Comme tout le monde à Blanchelande et à Lessay, elles recevaient l’influence des bruits qui couraient sur l’ancien moine et sur cette maîtresse Le Hardouey qu’on avait vue si brillante de santé et d’entendement, et qui était tombée, sans qu’on sût même ce qu’elle avait, dans un état si digne de pitié. Elles interrogèrent l’enfant qui les suivait et qui portait le savon gris et les battoirs, sur le nombre de fois qu’elle avait vu Jeanne-Madelaine et l’abbé de la Croix-Jugan chez la Clotte, sur ce qu’ils faisaient quand ils y étaient ; mais la petite ne savait rien. L’imagination des deux vieilles ne chômait pas pour cela, et elle remplissait tous les vides qu’il y avait dans les dépositions de la jeune enfant.
C’est en commérant ainsi qu’elles arrivèrent enfin au lavoir, situé de côté sur la route, au bout d’un petit pré qui s’en allait en pente, jusqu’à ce lavoir naturel que les hommes n’avaient pas creusé et qui n’était qu’une mare d’eau de pluie, assez profonde, sur cailloutis.
« Tiens ! il y a du monde déjà, si mes vieux yeux ne me trompent pas, — dit la mère Ingou en entrant dans le pré ; — la pierre est prise, et nous allons être obligées d’espérer.
— C’n’est pas une lessivière, mère Ingou, — dit Simone, — car, en venant, j’aurions entendu le bruit du battoir.
— Nenni-da ! c’est le pâtre du Vieux Probytère qui aiguise son coutet sur la pierre du lavoir, — fit la petite Ingou, dont les yeux d’émerillon dénichaient les plus petits nids dans les arbres.
— I’ ne s’en ira pas donc du pays ? » — dit la mère Mahé à sa compagnonne. ■ (À suivre)