
« Les juges, ont eu la peau de l’Ancien Régime, ils auront celle de la République. » François Mitterrand
Par Mathieu Bock-Côté.

COMMENTAIRE — Cette chronique est parue dans Le Figaro du 9 août. Elle reflète la grande confusion régnant sur la nature, la définition même et, partant, sur l’exercice proprement dit du Pouvoir. François Mitterrand, féru d’Histoire et recru d’expérience politique, avait prévu la situation que Mathieu Bock-Côté tente ici de décrypter : « Les juges, disait-il, ont eu la peau de l’Ancien Régime, ils auront celle de la République. » Ainsi, ce que l’on appelait il n’y a pas si longtemps encore l’Exécutif n’exerce plus le Pouvoir politique plein et entier. Les juges le font-ils à sa place ? Pas vraiment : ils ne font que l’encadrer, l’entraver, sans l’exercer pour de bon. La souveraineté parlementaire invoquée, supposant un régime d’assemblée — l’horizon institutionnel de Jean-Luc Mélenchon — n’est facteur que d’anarchie, jusqu’à l’effondrement. Quant à la souveraineté populaire, la doxa dominante dispose qu’elle doit être bornée par le respect de principes supérieurs, de nature universaliste. En vérité, les notions de souveraineté, de légitimité, de Pouvoir politique, sont tombées dans une confusion telle que la France d’aujourd’hui n’est plus gouvernée et qu’aucun Pouvoir souverain ne la gouverne plus. Si nous l’osions, nous conseillerions à Mathieu Bock-Côté et à tout un chacun de (re)lire un petit livre de Pierre Boutang, parfois ennuyeux ou difficile et pour l’essentiel lumineux, paru en 1977, dont le titre — un faux-ami — est Reprendre le Pouvoir. Une urgence d’aujourd’hui, non ? JSF

CHRONIQUE – Outre la censure d’une partie importante de la loi Duplomb, le Conseil constitutionnel a retoqué ce jeudi une loi qui prolongeait de 90 à 210 jours la durée de rétention des étrangers jugés dangereux. Un nouveau signe de la prise du pouvoir des juges contre la démocratie.
Une formule souvent employée est souvent vite considérée trop employée, et on tend alors à s’en détourner, pour éviter de sembler céder au vocabulaire courant. Ainsi en est-il du gouvernement des juges, formule décrétée usée, et manquant de finesse. On aurait pourtant tort de s’en passer tant elle désigne très exactement le transfert de souveraineté dont nous avons été témoins en Occident, en l’espace de quelques décennies, et qui se radicalise aujourd’hui, comme on le voit avec la toute récente décision du Conseil constitutionnel, qui a décidé de censurer une loi adoptée par l’Assemblée nationale, qui prolongeait de 90 à 210 jours la durée de rétention des étrangers jugés dangereux.
Le Conseil constitutionnel ne la juge pas nécessaire, et même abusive, et se permet donc de la retoquer, en renvoyant les parlementaires à leur devoir, à la manière d’un superviseur insatisfait de ses subordonnés. L’insécurité liée à l’immigration a beau s’être imposée comme une question existentielle, elle est considérée avec mépris et dédain par ceux qui aiment qu’on les appelle « les Sages », et qui font surtout écho à ce qu’on appelait autrefois « le despotisme éclairé » – même si les Lumières sont ici manifestement absentes. Les députés ont débattu et voté, les sénateurs aussi, mais le Conseil constitutionnel, comme il en a pris l’habitude, juge et défait, à partir d’une interprétation si exagérément créatrice du droit qu’elle lui permet en fait de prendre le rôle du grand législateur.
Plus que jamais, ces dernières années, le Conseil constitutionnel a trouvé ainsi le moyen de se prononcer, par des chemins de moins en moins détournés, sur le contenu des lois, selon ses préférences idéologiques. Ce contrôle normatif, qui fixe le contenu d’une politique en interdisant certaines orientations, ce qui revient à en prescrire d’autres, se réclame aujourd’hui de l’État de droit, un terme qui n’a plus rien à voir avec le souci traditionnel d’un encadrement constitutionnel de la vie démocratique, pour contenir la tentation de l’arbitraire qui toujours peut travailler le pouvoir. Plus encore, l’arbitraire est aujourd’hui du côté de l’État de droit qui se laisse aller au caprice idéologique du prince qu’il est devenu.
Les juges ont le pouvoir, le politique, lui, n’est plus qu’un contre-pouvoir.
La souveraineté parlementaire comme la souveraineté populaire sont aujourd’hui disqualifiées, vidées de leur substance. La souveraineté parlementaire, on l’a vu, car les lois votées par l’Assemblée ne sont tolérées que si elles sont conformes à l’idéologie du Conseil constitutionnel. Cela dépasse la question de l’idéologie diversitaire, comme on l’a vu avec la censure d’une partie importante de la loi Duplomb, cette fois au nom de la charte de l’environnement, ce qui rappelle comment les chartes qui s’accumulent sur tous les sujets créent une source nouvelle de droit au service des juges qui peuvent alors manipuler les textes à loisir, pour y trouver la conclusion qu’ils souhaitent imposer au corps politique.
La souveraineté populaire, on ne l’oubliera pas, car les représentants du Conseil constitutionnel ont souvent expliqué ces dernières années qu’ils entendaient resserrer les conditions entourant la tenue d’un référendum, comme s’il fallait à tout prix corseter les conditions d’expression de la souveraineté populaire. Leur refus obstiné d’ouvrir la porte à un référendum sur l’immigration, sous le fallacieux et délirant prétexte que cette question n’aurait rien à voir avec les enjeux socio-économiques, nous montre en fait que la classe dirigeante utilise désormais le droit pour mater ce qu’elle perçoit comme une rébellion populaire.
Dans ce contexte, le politique, expulsé de son domaine, qui est le gouvernement de la chose publique, est renvoyé à la fonction tribunitienne. Les juges ont le pouvoir, le politique, lui, n’est plus qu’un contre-pouvoir. Mais lorsqu’un régime se montre non seulement étranger, mais hostile aux préférences populaires durablement relayées, il s’assèche, et risque de perdre toute légitimité. Il n’exerce plus qu’un rapport de force à l’endroit du peuple, ou du moins, des composantes de la population, de plus en plus nombreuses, qui se jugent impuissantes dans un système fondé sur la censure de la démocratie. Et plus le régime est cadenassé, plus la tentation sera forte de le confronter. À l’échelle de l’histoire, ce ne serait pas neuf.
D’autant que la tenue d’un référendum sur les institutions, si elle s’imposait un jour au-delà des interdictions décrétées par les Sages, peut se parer du plus important précédent qui soit, associé au fondateur de la Ve République. L’État de droit n’est plus que le masque institutionnel et juridique d’une caste résolue à conserver le pouvoir à tout prix. Chose certaine, le Conseil constitutionnel, en jouant au grand législateur, prend surtout les traits, pour le commun des mortels, du grand usurpateur. ■ MATHIEU BOCK-CÖTÉ