
Aux urgences à Mayotte, au cœur du chaos organisé, partie 1

Ce témoignage, tout de détails mais d’une force saisissante — on s’y voit, dans les couloirs du C.H. de Mamoudzou, en train de mourir — a été publié le 23 août dans Causeur. Il est signé Alain Destexhe, sénateur honoraire belge. À tout le moins, il donne à douter de la capacité de l’État français actuel, à gérer de telles situations dans des territoires lointains érigés en départements français. Il fait aussi craindre, au train où vont les choses, que ces réalités ne finissent par s’imposer en France même, à plus ou moins brève échéance. JSF
Par Alain Destexhe.
Alain Destexhe, médecin et auteur de Mayotte : comment l’immigration détruit une société, revient de l’archipel où il a travaillé aux urgences hospitalières. Maladies évitables, victimes de la violence des gangs, femmes violées et brutalisées, les signes de l’absence de l’Etat sont partout visibles. Témoignage, première partie.

Cet été, j’ai travaillé aux urgences du Centre hospitalier de Mayotte (CHM), le seul hôpital de l’île pour 450 000 habitants. Plus de deux tiers des patients ne parlent pas le français. Ils viennent de partout : des Comores, de Madagascar, mais aussi du Congo, de Somalie, du Burundi… 130 passages par jour. Pour y faire face, jour et nuit, sept jours sur sept, nous ne sommes que vingt médecins là où il en faudrait le double selon les normes françaises. Mais le recrutement n’est pas facile. Malgré un salaire supérieur à celui de la métropole, il y a un turnover permanent de médecins, d’infirmiers, de kinés, de sages-femmes et aucun originaire de Mayotte. Certains viennent pour trois semaines seulement. Ce n’est pas idéal, mais chacun fait au mieux.
À l’arrivée, un médecin trie les malades : les moins graves en salle d’attente, les urgences vitales en salle de déchocage, les autres – la majorité – soit au milieu de la salle sur des brancards, sans aucune intimité, exposés à la vue de tous ceux qui passent, soit assis sur des chaises où les asthmatiques reçoivent leurs aérosols. Avec le monde et les passages incessants, l’impression générale est celle d’un chaos, pourtant c’est très bien organisé et chaque soignant a un rôle précis.
Les malades les plus graves sont hospitalisés à l’arrière du service. Il n’y a pas assez de box, et une fois ceux-ci remplis, on entasse les autres devant l’ascenseur, à des places précises, au nom fort peu romantique : ascenseur 1, 2, 3, 4…
Violences omniprésentes
Chaque jour, on reçoit des blessés victimes de violences, parfois seuls, parfois accompagnés des gendarmes. Des blessures au couteau ou à la machette. Certains refusent d’admettre qu’ils ont été agressés et prétendent avoir été blessés par une tôle, ce qui ne trompe personne. En général, ils ne veulent pas porter plainte, par peur des représailles. Beaucoup de jeunes appartiennent à des clans, qui sont en réalité des gangs. Chaque gang a son territoire bien délimité et ses membres craignent d’en sortir, de peur de se faire tabasser par un autre clan. Certains refusent même de se rendre aux urgences ici, à Mamoudzou, le chef-lieu du département où ils ne connaissent personne, car ils ont peur de sortir dans la rue et de rentrer chez eux en taxi – nom donné ici aux camionnettes servant de transport en commun. Souvent, les blessés arrivent trop tard, les plaies sont déjà infectées, les os parfois atteints. Les antibiotiques ne suffisent pas toujours, et il faut parfois amputer alors qu’au départ, il s’agissait d’une simple plaie facile à guérir.
Amputé pour un diabète non soigné
Dès le premier jour, je suis confronté à un jeune atteint d’un mal perforant plantaire, conséquence d’un diabète non pris en charge. Le pied du patient est rongé jusqu’à l’os, avec des vers bien visibles. Ce n’est pas joli et il a très mal dès qu’on le touche. Il n’a que 32 ans. Le chirurgien, cheveux hirsutes, barbe de quelques jours, l’air de celui qui a tout vu, annonce, un peu brutalement à mon goût : « C’est l’amputation ou tu vas mourir ». Le patient, évidemment, ne s’y attend pas et fond en larmes. Le chirurgien lui demande, là aussi assez brutalement, de signer un consentement. Il refuse et demande à réfléchir. Le lendemain matin, il est plus calme, me demande d’appeler sa mère avec mon téléphone. Il lui parle lentement, puis me donne son accord que je m’empresse de lui faire signer, car sinon, c’est la mort assurée à plus ou moins brève échéance. Le chirurgien revient et lui explique qu’il va amputer à mi-jambe. « Coupez plus bas, je vous en supplie », dit-il. Le « chir » – on parle tous par abréviations ici – lui explique que c’est pour pouvoir placer une prothèse qui lui permettra de « remarcher dans un mois ». J’ai quelques doutes, mais au moins, cela semble réconforter le garçon.
Les souffrances de la drépanocytose
Drépanocytose ? Sans doute ne connaissez-vous pas cette maladie qui ne touche pas les populations européennes. À Mayotte, une personne sur 400 en souffre. C’est une anomalie génétique héréditaire des globules rouges, qui prennent la forme d’un croissant. Ce qui provoque une anémie profonde (diminution de l’hémoglobine dans le sang) et des crises vaso-occlusives (CVO) : les petits vaisseaux se bouchent un peu partout dans le corps. Ces crises entraînent des douleurs aiguës, très violentes, dès le plus jeune âge. Les enfants et adolescents atteints en font régulièrement et doivent être hospitalisés, parfois jusqu’à une dizaine de fois par an. Ils souffrent horriblement, et même en utilisant toute la panoplie de la médecine – morphine, kétamine, et du MEOPA, un gaz hilarant, etc. –, on n’arrive pas toujours à les soulager avant plusieurs heures. C’est atroce, et ça me fait mal au cœur. En fait, je suis révolté car cette maladie est entièrement évitable. Si les deux parents sont porteurs sains, l’enfant a une chance sur quatre de développer la maladie et donc de souffrir terriblement jusqu’à son décès, probablement vers 40 ans.
Un test de dépistage existe !
Pourtant, un simple test permet de dépister le gène responsable chez les parents. On peut aussi effectuer des tests prénataux dès la 12e semaine de grossesse. Est-ce compliqué, dans une société qui impose tant de choses inutiles à ses citoyens, de demander aux parents noirs ou maghrébins de faire ce test avant de se marier ou de concevoir des enfants ? Ah, mais j’oubliais, il ne faut pas stigmatiser, donc le test prénatal est désormais fait systématiquement en France, même si on sait que la maladie ne touche pas les populations européennes. En revanche, aucune campagne d’information systématique pour les parents. Tous les jours, nous avons au moins un cas – jusqu’à quatre un jour, et chaque fois, cela me désole et me révolte.
Psychopathe évadé par le toit en caleçon
Tous les jours également, nous avons aussi un cas psychiatrique souvent amené par les gendarmes. Certains patients sont violents et hurlent dans le service. On est obligés de les sédater, « Loxapaxer » comme on dit du nom du principal médicament utilisé avec le Valium – ce qu’on fait sans doute un peu plus facilement qu’en métropole, car on ne peut pas consacrer trop de temps à ces patients. En général, le service de psychiatrie les connaît déjà. Certains sont en rupture de traitement. Un jour, ça hurle dans le service et j’aperçois quatre gendarmes et deux aides-soignants penchés sur un brancard, tentant d’attacher un patient qui les insulte. Il est bien connu : il a donné huit coups de couteau à son père et n’a par la suite manifesté ni regret ni remords. C’est un psychopathe, pas un psychotique. Hospitalisé en psychiatrie en secteur fermé, il s’est évadé en caleçon par le toit. Il est régulièrement violent. Il a un enfant – pauvre gosse – en métropole, où il a vécu. On est obligés de lui administrer de fortes doses de Loxapac et de Valium pour le calmer. La psychiatrie refuse évidemment de l’hospitaliser à nouveau. Le lendemain matin, il sort, et on sait qu’il reviendra prochainement. Pourquoi n’est-il pas en prison ?
Viols dans la famille ou le village
Et des femmes violées, nous en recevons régulièrement, souvent par des membres de la famille ou du même village, rarement d’inconnus. R. a été violée quand elle avait huit ans, par un voisin qu’elle connaissait. À l’âge de 14 ans, elle a porté plainte, mais il n’y a pas eu de suite, me dit-elle. Hier, son mari « l’a forcée », ce sont ses termes, et toute l’histoire de son viol lui est revenue, mais elle ne veut pas non plus porter plainte.
F., une jeune et jolie femme, mère de deux enfants, a un hématome sous-dural. Le scanner est formel, l’origine est traumatique. Elle s’est « disputée avec son mari mais il ne l’a pas frappée ». Elle ne dira jamais qu’elle a été sévèrement tabassée et, bien sûr, elle ne portera pas plainte. Dans des communautés fermées avec une polygamie très répandue et des services de l’État déficients, la prudence s’impose.
Brancardiers branleurs
Comme si nous n’avions pas assez de soucis avec les patients, nous passons un temps fou à régler des problèmes d’organisation ou d’administration qui devraient être gérés par d’autres. Les brancardiers sont « a pain in the ass » pour le dire poliment en anglais : mobiliser un brancard est compliqué, la procédure est lourde, et parfois, même lorsque toutes les formalités sont remplies, il faut plusieurs heures avant que ces véritables glandeurs daignent venir chercher le malade. Très souvent, plutôt que d’attendre, nous poussons nous-mêmes les brancards avec les infirmiers jusqu’à la radiologie ou au bloc opératoire. Il y a cinq salles d’opération, mais une seule (pour 450 000 habitants, répétons-le !) fonctionne par manque de personnel. Il manque toujours au moins une spécialité, anesthésiste ou infirmières de bloc, des IBODE dans le jargon, le plus souvent. Les places pour accéder au bloc sont donc chères et ces « connards » de brancardiers font parfois patienter toute une équipe chirurgicale !
Hélico pour les cas désespérés
Deux ou trois fois par jour, l’hélicoptère du SAMU décolle pour ramener des malades des postes de santé périphériques de l’île. Il s’agit souvent de patients venant des Comores en « kwassa sanitaire », comme on les appelle, bien qu’ils n’aient rien de sanitaire. Ce sont des malades ou blessés qui payent beaucoup plus cher le voyage depuis Anjouan aux Comores, situé à 80 km de Mayotte et qui arrivent souvent à l’article de la mort. Le pilote du kwassa les débarque sur une plage déserte et appelle les pompiers. Ces derniers refusent d’intervenir sans les gendarmes, par crainte des violences, ce qui prend du temps. Ensuite, le patient est transféré au poste de santé le plus proche, qui ne peut que constater l’urgence médicale et appelle l’hélicoptère pour un transfert rapide. Souvent, c’est trop tard. Un jeune homme arrive avec un taux d’hémoglobine de 3 grammes par décilitre, alors que la normale chez un homme est entre 12 et 15. Normalement, on transfuse en dessous de 7 g/dl. Il est tout blanc, marbré, inconscient, déjà presque un cadavre. Il est impossible de le perfuser, car tout son système sanguin est contracté, « vasoconstricté » pour protéger le cœur. Dans ce cas, on perce l’os du tibia avec une foreuse pour tenter de le perfuser à travers la moelle. Il hurle de douleur et se réveille. Il est encore vivant, mais pour quelques instants seulement. Il n’avait que 20 ans.
Hypothermie profonde
Un autre arrive en hypothermie profonde, en choc septique : l’infection a provoqué un refroidissement du corps – souvent, c’est l’inverse – et sa température est si basse, inférieure à 33°, que le thermomètre n’arrive pas à la mesurer. On le réchauffe comme on peut avec des couvertures. Il survivra. o ■o ALAIN DESTEXHE (à suivre).

Mayotte : Comment l’immigration détruit une société : 9,92 €

Situation dramatique, article accablant. Que faire ? Abandonner ce territoire serait l’idéal. Mais quel politique aura l’audace de le faire ?
Courage, fuyons !
Le Prince a eu raison de souligner récemment que les aventures lointaines finissent souvent assez mal. C’est la sagesse capétienne. Parfois oubliée par les rois eux -mêmes. Oublis payés au prix fort. La république Jacobine et universaliste, elle, s’obstine. L’expérience lui sert à rien.
Il l’a rappelé à très juste titre. On ne saurait cependant en conclure à un abandon pur et simple de l’outre-mer, parce que ce terme recoupe des réalités différentes (à part la nationalité française, tout semble séparer un créole de Martinique, un cafre de la Réunion, un Polynésien et un Mahorais) et que ces terres sont diversement unies à la France ; il en résulte qu’on ne peut assimiler l’une à l’autre sans commettre de graves erreurs.