
Aux urgences à Mayotte, au cœur du chaos organisé, partie 2

Ce témoignage, tout de détails mais d’une force saisissante — on s’y voit, dans les couloirs du C.H. de Mamoudzou, en train de mourir — a été publié les 23 et 24 août août dans Causeur. Il est signé Alain Destexhe, sénateur honoraire belge. À tout le moins, il donne à douter de la capacité de l’État français actuel, à gérer de telles situations dans des territoires lointains érigés en départements français. Il fait aussi craindre, au train où vont les choses, que ces réalités ne finissent par s’imposer en France même, à plus ou moins brève échéance. JSF
Lisez la première partie ici.
Par Alain Destexhe.
La suite du récit captivant d’Alain Destexhe qui a travaillé cet été aux urgences de l’hôpital de Mayotte. De longues heures de travail pour les médecins, insécurité et violences, pénurie d’eau, patients victimes de circoncisions rituelles mal faites, maladies qu’on ne voit plus depuis longtemps en Métropole… Le tout sur une île qui subit une pression migratoire sans relâche.

Lors de mon séjour, une jeune Malgache de 19 ans, arrivée à peine un mois plus tôt, a été assassinée sur une plage. Le médecin doit quand même sortir pour constater le décès. Une autre fois, le médecin régulateur du 15 décide de ne pas envoyer le SMUR (Service mobile d’urgence et de réanimation), car on lui annonce qu’un gamin de 12 ans est coupé de partout et… décapité, mort donc. Règlement de comptes entre gangs d’ados, la plupart abandonnés sur l’île, pour préserver leur droit à devenir Français, lorsque leurs parents sont expulsés vers les Comores.
Chaque jour apporte son lot de cas qu’on ne voit plus dans l’Hexagone, par exemple encore cette femme de 50 ans à peine, arrivée en kwassa sanitaire. Elle ne pèse plus que 28 kg, alors qu’elle en annonce 65 deux ans plus tôt ! Cancer, sans doute. Il faudra des explorations coûteuses pour savoir ce dont elle souffre.
Des conditions de vie spartiates
Notre vie quotidienne est spartiate. Pour les médecins, c’est 11 heures de travail le jour et 13 heures la nuit, 49 heures par semaine, toujours concentré. Il faut s’habituer à ce rythme soutenu. À midi, rien n’est prévu pour le repas. Il n’y a pas de cantine. Nous mangeons souvent sur le pouce, en 10 minutes, ce que nous avons apporté ou les plateaux des malades s’il en reste après la distribution. Les médecins et internes sont souvent logés à quatre par appartement ; les plus âgés médecins, comme moi, à deux. Comme sur toute l’île, l’eau courante n’est disponible qu’un jour et demi sur trois, un problème chronique sans lien direct avec le récent cyclone. On fait des réserves et on se douche avec des seaux. La consommation d’eau à Mayotte augmente de 20 % par an malgré ces coupures, ce qui donne une idée de la pression migratoire démente que subit l’île.
Nous ne sommes pas épargnés par la violence qui règne sur l’île. Une nuit, les vitres des quatre véhicules de location des médecins de mon immeuble ont été brisées. Le soir, je rentre à pied – il fait noir dès 18 heures et il n’y a pas de parking à l’hôpital – et je dois marcher 600 mètres dans une rue où l’éclairage public n’a pas été rétabli après le cyclone. Je ne suis pas à l’aise.
Circoncisions rituelles sans hygiène
C’est la saison des circoncisions. Chaque jour, des enfants arrivent avec le sexe sanguinolent, parfois infecté, souvent avec une compresse collée sur la plaie béante. Il faut l’enlever, mais c’est très douloureux, et les enfants hurlent et pleurent. Aucun anesthésique ne peut empêcher la douleur. Des familles de métropole profitent des vacances scolaires pour venir faire circoncire leurs garçons à Mayotte, et même les infirmiers et aides-soignants locaux le font de façon rituelle traditionnelle, arguant que ça s’est toujours fait ainsi et que c’est l’occasion d’une grande fête rituelle. De toute façon, il n’y a pas d’urologues, ceux qui pratiquent ce geste en métropole la plupart du temps. Actuellement, coup de chance, il y en a un, mais seulement pour deux semaines. Il me raconte avoir vu des choses qu’il n’a jamais rencontrées de toute sa carrière, comme une rupture de l’albuginée, la membrane qui entoure et protège les corps caverneux de la verge. Je vois le patient : son pénis a triplé de volume au repos. S’il n’est pas opéré rapidement, il deviendra impuissant. Comment a-t-il fait cela ? Il ne le dira pas, mais c’est probablement au cours d’un acte sexuel acrobatique.
Il y a même eu un cas de… tétanos. Aucun des médecins de l’hôpital n’en avait jamais vu. Et quelques cas de diphtérie, des maladies qu’on ne connaît qu’à travers nos études et les manuels de médecine.
Manque de spécialistes
Les spécialistes défilent et repartent. La liste de ceux présents sur l’île est affichée. Il n’y a pas de cardiologue depuis des mois (alors que l’hypertension est très répandue), pas d’endocrinologue (alors que le diabète sévit), nous devons demander des avis par téléphone à La Réunion. Il en va de même pour la neurochirurgie. En fait, toutes les spécialités manquent. L’hôpital accepte donc des spécialistes qui ne viennent parfois que pour quelques semaines voire quelques jours dans certains cas. L’hôpital de Mayotte est pourtant bien équipé : il y a, par exemple, un scanner et une IRM. Mais il manque cruellement de spécialistes, de tous les spécialistes. Ainsi, les coronarographies et les opérations de neurochirurgie ne se font qu’à La Réunion.
Coûteuses EVASAN
Chaque jour, un avion sanitaire part donc de Mayotte pour La Réunion, à 2 heures de vol, avec les malades qu’on ne peut soigner sur place, accompagné d’un médecin et d’un infirmier. Ce sont les EVASAN dans le jargon, les évacuations sanitaires. La plupart des malades ou blessés évacués sont des étrangers, majoritairement comoriens. L’avion compte 12 places assises, mais seulement deux places couchées pour les civières. Les places sont très chères pour ces dernières, et les évacuations sont souvent reportées d’un jour à l’autre en fonction de la gravité des cas. Tout cela coûte une fortune.
Une fois à La Réunion, quelques patients disparaissent dans la nature, mais la plupart reviennent à Mayotte, où ils sont en situation irrégulière, mais bénéficieront quand même de soins coûteux pendant de longs mois, voire des années, par exemple pour les patients dialysés plusieurs fois par semaine.
Mayotte, pas dans l’AME !
Lors du récent examen de la loi de programmation après le cyclone Chido, le Parlement a refusé que Mayotte soit incluse dans l’aide médicale d’État (AME). La crainte était que l’île devienne un facteur d’attraction supplémentaire, un argument ridicule qui témoigne d’une profonde méconnaissance de ce qui se passe ici. L’île est déjà, à tous points de vue, un facteur d’attraction pour les Comores. Même des ministres comoriens viennent se faire soigner ici gratuitement, sans décliner leur véritable identité. L’AME ne changerait rien à l’attractivité, mais permettrait au moins de savoir combien l’État (Nicolas !) débourse chaque année pour soigner les personnes en situation irrégulière. Même le Rassemblement national n’a pas soutenu l’amendement dans ce sens ! Des familles de patients mahorais – français donc – se plaignent que « le CHM est un hôpital pour les Comoriens ». Ils n’ont pas tort. Ceux qui en ont les moyens se font de préférence soigner à La Réunion ou dans l’Hexagone.
Tétraplégique, suite à une chute de cocotier
Drame terrible. On reçoit un jeune homme de trente ans, tombé d’un cocotier il y a quinze jours aux Comores. Ce genre d’accident est malheureusement fréquent. Celui-ci est dans un état catastrophique. Presque tétraplégique. Ses deux membres inférieurs sont paralysés, et il ne conserve qu’un peu de mobilité dans les bras. Il présente une fracture-luxation des vertèbres cervicales C6 et C7.
Il est arrivé par « kwassa sanitaire ». Il s’exprime bien en français, ce qui veut dire qu’il a reçu une certaine éducation, mais n’a aucun papier d’identité et refuse obstinément de donner le moindre numéro de contact. Malgré son état, il reste terrorisé par la police, par l’idée d’être renvoyé aux Comores. On lui explique qu’il doit être évacué vers La Réunion pour être opéré, mais sans identité, c’est un casse-tête administratif. Il faut l’autorisation du préfet de Mayotte. Le dossier est transmis avec pour prénom « XX » et pour nom « XXX ». Une évacuation est prévue dès que l’autorisation tombera, mais elle se fait attendre : c’est le week-end du 15 août.
J’essaie de le transférer au service de médecine ou à l’unité de réanimation, où il serait mieux pris en charge, mais personne n’en veut. Manque de place, ou absence de solution avant l’intervention à La Réunion. L’opération consistera simplement à fixer la fracture, sans espoir de récupération. « Il n’y a pas d’urgence », dit le neurochirurgien. En attendant, il reste dans le service des urgences, où il n’a pas sa place.
Il a une escarre sacrée monstrueuse de plus de vingt centimètres de diamètre et plusieurs centimètres de profondeur au niveau du sacrum. Une plaie atroce, comme personne n’en a jamais vue dans le service. L’odeur est insoutenable. On doit porter un masque pour entrer dans sa chambre. L’infirmière qui lui fait les soins est admirable. Comme il est tétraplégique, il ne souffre pas lors des soins. Il porte également une minerve autour du cou, trop lâche, qui ne sert à rien. Donc, il est passé par un hôpital comorien et on l’a laissé, littéralement, pourrir sur place sans songer à prévenir l’apparition d’escarres (il en a aussi aux talons).
Refus de décliner son identité
Je tente en vain d’obtenir un contact. Puis, un vieux briscard de chirurgien, qui vient régulièrement à Mayotte, intervient : « Si tu n’as pas de papiers, si on ne peut pas vérifier ton identité, on ne peut pas t’évacuer ni te soigner ». Brutal, mais efficace. Soudain, le patient donne un numéro. Une heure plus tard, je parle au téléphone avec son père. Deux heures encore, et j’ai entre les mains sa carte d’identité comorienne et son extrait de naissance ! Deux jours perdus à cause de la peur du gendarme.
Mais quel avenir pour lui ? Il restera tétraplégique. Son escarre est presque irréparable, trop profonde selon le chirurgien plasticien. Une très hypothétique guérison prendrait des années dans les meilleures circonstances. Comment sera-t-il pris en charge à Mayotte ? Qui s’en occupera ? Dans le meilleur des cas, il coûtera des centaines de milliers d’euros à l’État. Et selon le vieux chirurgien, il décédera probablement dans quelques mois suite à des surinfections de son escarre inguérissable, tout en restant tétraplégique. « J’ai souvent vu ce genre de situation », me confie-t-il en privé, « il ne devrait pas être soigné en France ».
Jusqu’où soigner ?
Mais personne n’osera prendre la décision de le renvoyer aux Comores. C’est pareil pour les dialysés comoriens, pris en charge à vie à Mayotte, aux frais de la France. Le chirurgien dit qu’il faudrait des décisions médicales collégiales, comme celles qu’on prend pour les cancers incurables. Il faudrait surtout du courage. Que des médecins se réunissent et décident, en conscience, qu’il n’y a pas de prise en charge possible ici, et que le malade doit être renvoyé, dans de bonnes conditions, dans son pays d’origine. Mais qui oserait ?
Les médecins soignent, au nom du serment d’Hippocrate, sans mesurer les conséquences de leurs actes. Et au fond, cela importe peu : c’est Nicolas qui paie. Nicolas, qui n’est sans doute pas d’accord, mais auquel on ne demande pas son avis.
Mère à 14 ans
C’est mon dernier jour. La jeune doctoresse du SMUR revient au CHM, l’air rayonnant. Elle vient de mettre au monde un bébé à domicile et ramène la mère en ambulance. Celle-ci me sourit au passage du brancard, son bébé dans les bras. Elle a 14 ans. o ■o ALAIN DESTEXHE

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