
les démocraties libérales sont de moins en moins démocratiques et libérales, et dépendent pour leur sécurité de l’empire américain maudit.
Par Mathieu Bock-Côté.

Cette chronique est parue dans Le Figaro du 23 août. Nous ne la commenterons pas. Mathieu Bock-Côté a très bien vu comment la nomenklatura européenne poursuivait à la fois son projet fédéraliste et de soumission à l’impérium états-unien, lesquels, en dernière analyse, depuis les pères fondateurs jusqu’à Emmanuel Macron, vont de pair. Les patriotes et nationalistes de tous les États européens n’ont comme impérieux devoir que de s’opposer à cette entreprise qui relève de la culture de mort. JSF

CHRONIQUE – Lundi dernier, à Washington, Trump a reçu les dirigeants européens comme des féodaux d’outre-Atlantique dépassés par la renaissance des empires prédateurs.
La scène se voulait explicitement humiliante. Après son face-à-face avec Vladimir Poutine, en Alaska, pour une conversation au sommet, Donald Trump a reçu à Washington les principaux leaders européens, qui se prennent pour les alliés d’aujourd’hui, et qui sont déterminés à tenir tête à la Russie. Dans un premier temps, nous étions donc devant un face-à-face des empires et, plus exactement, des empereurs, se penchant à leur manière sur un nouveau partage du monde. Malgré le contraste des personnalités, leurs philosophies convergent partiellement. Trump a beau cultiver un style carnavalesque, et Poutine, afficher la froideur d’un ancien agent du KGB, les deux se reconnaissent dans un monde qui voit renaître les empires prédateurs.
Dans un second temps, on a vu Trump recevoir, tel un souverain capricieux, ses féodaux d’outre-Atlantique, unis pour le convaincre de ne pas les abandonner. Trump prenait plaisir à vassaliser ses alliés. Non pas que les États-Unis d’avant Trump ne le fissent pas : ils espionnaient leurs dirigeants, formaient leurs élites pour les rendre américano-compatibles, mais ils y mettaient les formes. Ils ne les mettent plus. Trump a une fascination pour la force brute, et aime voir ceux qui dépendent des États-Unis pour leur défense ou leur prospérité s’agenouiller devant lui, et baiser son anneau. On se souvient du mauvais sort qu’il a réservé au Canada après son élection, en répétant qu’il voulait en faire le 51e État américain. Il s’agissait évidemment d’une boutade. Elle visait toutefois à humilier le Canada, en lui rappelant son insignifiance historique et géopolitique, ce qui n’était pas faux, mais ce qu’il était quelque peu indélicat de rappeler avec insistance.
Un nouvel ordre du monde
Au-delà de la brutalité de l’un et de l’autre et de la servilité affichée de ceux qui ne peuvent faire autrement, on voit peut-être là la traduction concrète d’une philosophie à laquelle ils étaient pourtant nombreux à se rallier depuis trente ans, le multipolarisme, censé délivrer le système international de l’hégémonie américaine, hyperpuissance d’après la guerre froide déployant partout sur le globe sa souveraineté impériale. Dans l’esprit des souverainistes français et d’autres nationalistes européens, qui étaient nombreux à se rallier à cette doctrine ou, du moins, à cette vision du monde, le multipolarisme devait accoucher d’un monde respectant l’indépendance des peuples et leur droit à l’autodétermination. Chacun serait maître chez lui, libre de tisser les alliances désirées avec ses voisins ou avec d’autres peuples, selon leurs intérêts respectifs.
Cette vision faisait toutefois l’économie des rapports de force, de l’histoire et de la géographie, ou, si on préfère, de la géopolitique, pour reprendre un terme dont on abuse. Elle annonçait moins un retour des nations qu’un retour des empires, chacun, naturellement, désignant autour de lui son étranger proche, en annexant mentalement ses voisins, en leur expliquant qu’ils doivent désormais se rapporter à leur centre impérial. Les alliances tissées avant ce retour des empires sous le signe du multipolarisme sont dès lors contestées, comme on le voit en Europe de l’Est et plus encore dans les pays Baltes, qui désirent la protection américaine, mais que la Russie considère quasiment comme des provinces rebelles à mater, à reconquérir un jour, d’autant qu’elle a tout fait pour les coloniser démographiquement après la Seconde Guerre mondiale.
La nomenklatura européenne mise sur toutes les crises pour accélérer la fédéralisation de l’UE, qui est son véritable projet, dont elle ne déroge jamais
L’Europe, ici, semble un peu seule. Le néoconservatisme, j’entends par-là la doctrine plaidant pour une forme de croisade démocratique perpétuelle, semble y avoir trouvé refuge et domine l’esprit de sa classe dirigeante. Elle sert objectivement ses intérêts : la nomenklatura européenne mise sur toutes les crises pour accélérer la fédéralisation de l’UE, qui est son véritable projet, dont elle ne déroge jamais. Ce néoconservatisme condamne aussi la possibilité d’une paix de compromis dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, fondée sur la reconnaissance des réalités militaires indéniables, trois ans après l’invasion, pour s’en tenir à la doctrine néowilsonienne de la capitulation sans condition de l’État agresseur, ce qui, dans les circonstances actuelles, correspond pratiquement à la reconquête par l’Ukraine de l’ensemble du territoire occupé, pratiquement impossible et condamnant par-là la civilisation européenne à une guerre perpétuelle au nom d’une paix définitive. L’UE traduit même ce choc dans un nouveau clivage géopolitique entre les empires autoritaires et les démocraties libérales sans voir que ces dernières sont de moins en moins démocratiques et libérales, et dépendent pour leur sécurité de l’empire américain maudit.
De ce point de vue, c’est un nouvel ordre du monde qui se met en place sous nos yeux, porté par des tendances lourdes, au-delà de la personnalité extravagante de l’empereur d’Amérique. ■ MATHIEU BOCK-CÖTÉ