
Rassemblement de soutien à l’écrivain Boualem Sansal, à Paris, le 25 mars 2025. AFP / © Eric Broncard

Cet entretien est paru dans le JDD le 31 août. Dans l’article que nous publions en tête de cette journée de lundi, Pierre Manent évoque le fond de ce que nous appelons, par euphémisme et antiphrase, les relations franco-algériennes. Autant vous inviter à vous y reporter plutôt que d’ajouter ici un bien inutile commentaire. Le Régime français est couché face à tout adversaire, concurrent ou à n’importe quelle menace. Devant le Pouvoir algérien, idem, si contestable et menaçant soit-il. Ce n’est que face à la Russie, qui ne nous menace pas vraiment, que la République française fait mine de gonfler ses muscles, déploie son bellicisme ridicule et, en dernière analyse, nous fait courir les plus grands risques. Extrême, en fait, comme le grand remplacement en cours de notre peuple par un autre, non pas ennemi, mais tout simplement étranger. JSF
Neuf mois après l’arrestation de Boualem Sansal, sa fille Sabeha dénonce le silence total imposé à l’écrivain algérien de 80 ans, atteint d’un cancer. Elle accuse le régime d’Alger d’instrumentaliser son père comme monnaie d’échange politique et reproche à la France son attentisme.
Propos recueillis par Victor Lefebvre.

Le JDD. Votre père, âgé de 80 ans et malade d’un cancer, est emprisonné en Algérie depuis 289 jours. Sa peine de cinq ans de prison a été confirmée en appel par le parquet d’Alger début juillet. Comment va-t-il ? Avez-vous des nouvelles récentes ?
Sabeha Sansal. Non, aucune. Depuis son arrestation, nous n’avons jamais pu avoir le moindre contact direct avec lui. Pas d’appel, pas de courrier, pas même une visite autorisée. Nous n’avons que des échos très indirects, souvent tardifs et jamais vérifiables. C’est une épreuve terrible pour nous, car nous ne savons pas s’il est en bonne santé, s’il reçoit les soins nécessaires, s’il garde le moral. Le silence autour de lui est total, et ce silence est une forme de violence, aussi dure à supporter que la détention elle-même. Cette pratique est la caractéristique d’un régime qui use de l’opacité comme d’un moyen de pression contre la France. Nous demandons que les informations prétendument rassurantes qui, parfois, peuvent filtrer, soient prises avec la plus extrême des précautions. Rien ne permet de les vérifier.
Le régime algérien joue-t-il aujourd’hui sur ce silence ?
Oui, absolument. Le silence est une arme politique. En effaçant toute information, le régime prive à la fois mon père de sa voix, et nous, sa famille, de notre lien avec lui. C’est une manière de l’isoler, de l’effacer progressivement de l’espace public. Ce mutisme imposé est une façon d’user la résistance morale des prisonniers et d’épuiser l’entourage, en laissant planer l’angoisse et l’incertitude. Ce cynisme est la marque d’un pouvoir brutal et cruel. La stratégie est claire : l’enfermer dans le silence jusqu’à ce que les gens se lassent, jusqu’à ce que son nom disparaisse de l’actualité. C’est une manière de tuer symboliquement sa parole et son œuvre. Mais nous ne nous y résignons pas. Ma sœur et moi, avec tous ceux qui le soutiennent, nous continuerons de rappeler son nom, son combat, sa dignité. Nous voulons briser cette tentative d’oubli en faisant de son cas un symbole plus large : celui de tous les prisonniers d’opinion en Algérie. De ce point de vue, il faut saluer l’action du Comité international de soutien, qui est l’avant-garde de ce combat et qui est l’honneur de la France et de l’Europe.
« Quand un écrivain reconnu dans le monde entier est emprisonné injustement, il ne s’agit pas d’un cas marginal. C’est un test »
Quel regard portez-vous sur la politique menée par la France vis-à-vis du régime algérien ?
Je nourris une immense déception. La France a une voix qui compte, elle pourrait parler fort, elle pourrait exiger des comptes. Mais pour l’instant, elle reste dans un silence qui s’apparente à une forme d’accommodement, et parfois à de la complaisance. On comprend bien qu’il y a des intérêts diplomatiques, économiques, géopolitiques. Mais doit-on sacrifier la liberté d’un homme, la dignité d’un écrivain à ces intérêts ? La France est considérée comme le pays des droits de l’homme : quand elle ne dit rien, c’est comme si elle cautionnait. Certes, elle ne cautionne pas totalement, car en France, les parlementaires – dans leur grande majorité – se sont mobilisés pour demander la libération immédiate de notre père. Mais l’exécutif est en retrait pour des raisons qui nous échappent et, pour tout vous dire, nous meurtrissent.
La France est-elle à la hauteur de l’enjeu ?
Non, pas aujourd’hui. La France a une responsabilité particulière vis-à-vis de l’Algérie, et elle devrait être à la hauteur en défendant les principes universels, pas seulement ses intérêts. Quand un écrivain reconnu dans le monde entier est emprisonné injustement, il ne s’agit pas d’un cas marginal. C’est un test : est-ce que la France défend réellement la liberté de conscience et de création ? Pour l’instant, la réponse est douloureuse.
Avec votre sœur, en avril dernier, vous avez publié une lettre ouverte à Emmanuel Macron. Le chef d’État vous a-t-il répondu ?
Nous n’avons reçu aucune réponse. Pas un mot, pas même un accusé de réception. C’est un silence difficile à accepter, qui ajoute à notre souffrance et à notre sentiment d’abandon. Nous avons écrit avec respect, avec dignité, en espérant au moins un signe d’attention. Nous n’avons rien reçu. Et ce silence nous laisse le sentiment que la souffrance de notre famille, comme celle de tant de familles algériennes, ne compte pas. Le président Macron peut-il se complaire dans ce qui à nos yeux constitue une lourde et sourde indifférence ? Est-ce une faute de défendre la culture française comme mon père, un écrivain méditerranéen, ne cesse de le faire dans une démarche désormais sacrificielle ? Si la France, pays de la liberté, n’est plus en mesure de défendre les dissidents, qui le fera ? Néanmoins, nous observons un infléchissement du côté de l’exécutif français depuis le mois d’août et nous espérons que cela portera ses fruits. Car depuis le 16 novembre dernier [date de l’arrestation de Boualem Sansal à Alger, NDLR], la prétendue ligne diplomatique n’a donné strictement aucun résultat.
« La France « officielle » donne l’impression d’abandonner »
Votre père est-il victime d’un jeu politique entre la France et l’Algérie ?
Oui, nous le pensons. Mon père est pris en otage d’une relation politique et diplomatique très complexe. Il est plus facile de sacrifier une voix libre que de froisser un partenaire stratégique. C’est cynique, mais c’est la réalité. Il est réduit à une sorte de monnaie d’échange, alors qu’il n’a fait que dire la vérité, écrire librement, exercer son rôle d’écrivain et d’intellectuel. C’est un homme libre, qui aime passionnément la langue et la culture française et participe pleinement à leur rayonnement dans le monde. Or, la France « officielle » donne parfois l’impression d’abandonner. C’est aussi un lanceur d’alerte que l’on devrait mieux entendre en France et en Europe afin de défendre nos valeurs et le modèle d’une société libre.
Vous avez pris la parole jeudi soir lors d’une soirée de soutien à Boualem Sansal en Saône-et-Loire, à l’occasion des universités d’été du Laboratoire de la République de Jean-Michel Blanquer. Quel message avez-vous souhaité faire passer ?
J’ai voulu rappeler que mon père n’était pas un cas isolé, qu’il symbolisait quelque chose de beaucoup plus grand : la volonté du régime algérien d’étouffer la liberté de penser. En défendant mon père, nous défendons aussi les droits de tous les Algériens qui veulent vivre libres. Mon message, c’est : ne l’oubliez pas, ne vous habituez pas à son absence. Que sa libération devienne une cause partagée, une exigence portée haut et fort. Parce que soutenir un écrivain, c’est soutenir la liberté de tous. oo ■
LE PRIX NOBEL POURRAIT-IL SAUVER BOUALEM SANSAL?