
« L’incapacité des gouvernements à traiter les problèmes de base des Français (dégradation du système de santé et d’éducation, développement de la délinquance partout sur le territoire, pouvoir d’achat en berne), la valse ministérielle (l’Éducation nationale a connu six ministres depuis le début du second quinquennat d’Emmanuel Macron), le blocage institutionnel consécutif à la dissolution et les jeux de posture adoptés par les différents ténors ont généré une exaspération, mais également une grande lassitude parmi les Français. »

COMMENTAIRE – Ce « Grand entretien » du Figaro avec Jérôme Fourquet est paru hier, 9 septembre, dans un climat et une réalité d’immense déliquescence du système politique français, la République toutes institutions confondues, mais aussi la société dans son entier, en proie à toute une série d’éléments « déconstructeurs » dont on connaît bien le détail. Jérôme Fourquet porte sur cette situation un regard lucide de spécialiste de l’état de l’opinion. On le lira comme tel. Du côté des politiques, à quelques rares exceptions près, la pensée et le discours sont vides, sauf de soucis manœuvriers hautement politiciens, chef de l’État en tête, bien qu’il soit rejeté par près de 90 % des Français. JSF
Entretien par Alexandre Devecchio.
GRAND ENTRETIEN – La chute du gouvernement de François Bayrou marque une nouvelle étape dans la crise profonde que traverse la France, analyse le directeur du département opinion de l’Ifop*. À court terme, la tripartition du paysage politique couplée à la forte contrainte budgétaire rend la situation inextricable, estime-t-il.
* Directeur du département opinion de l’Ifop, Jérôme Fourquet est l’auteur de « Métamorphoses françaises » (Seuil, 2024).
LE FIGARO – François Bayrou a donc échoué à obtenir la confiance des députés. Comment analysez-vous cette chute annoncée ? Était-elle inévitable compte tenu de la configuration politique actuelle ?
Jérôme FOURQUET – Si l’on prend un peu de recul, cette chute de François Bayrou ne constitue qu’une étape supplémentaire dans la crise que connaît le pays. Cette crise a deux ressorts. Le premier, ancien, réside dans l’accumulation ininterrompue d’un gigantesque monceau de dette publique depuis… 1973. Depuis 52 ans, le budget de l’État français est chaque année en déficit. L’ampleur de la dette contractée est telle que son remboursement est devenu le premier poste de dépense de l’État. Tel un nœud coulant, cette situation rogne inexorablement les marges de manœuvre des gouvernements et rend la construction d’un budget de plus en plus difficile.
C’est d’ailleurs cette question du budget qui est à l’origine de la crise institutionnelle que nous traversons. Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée l’été dernier, car il pensait qu’il n’aurait pas de majorité pour voter son budget quelques mois plus tard. Michel Barnier a été censuré sur son budget et François Bayrou s’est vu refuser la confiance sur un plan d’économies budgétaires.
Parallèlement au fardeau de la dette et à ses conséquences, la reconfiguration de notre paysage politique constitue le deuxième ressort de la grave crise que nous connaissons. Le président de la République est très impopulaire (seulement 24 % de satisfaits selon le dernier baromètre Ifop-JDD, soit proche de son étiage atteint lors de la crise des « gilets jaunes »), mais dans les années 1980 et 1990, d’autres présidents ont eux aussi connu une forte impopularité et ont perdu des élections législatives. À la différence majeure près, qu’à l’époque, l’impopularité du président se traduisait mécaniquement par une majorité de sièges accordée à une opposition unie, qui était donc en capacité de gouverner, cette configuration étant celle des cohabitations de 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002. Ce mécanisme semble aujourd’hui cassé, puisque face à un camp présidentiel nettement minoritaire se dressent non plus une, mais deux oppositions : le Nouveau Front populaire et le RN. L’association de la très forte contrainte budgétaire et de cette tripartition du paysage politique rend la situation inextricable.
La division des forces politiques au point qu’une majorité semble introuvable est-elle le reflet de l’archipellisation de la France que vous décrivez de livre en livre ?
Oui je le pense. L’opposition gauche-droite, qui a structuré le champ politique et la sociologie électorale de notre pays durant des décennies, reposait sur les profonds clivages entre une France laïque et une France catholique d’une part, et entre le capital et le travail d’autre part. Cette opposition n’a certes pas disparu, mais depuis les années 1980-1990, d’autres lignes de faille majeures sont apparues comme celles sur l’immigration, la construction européenne et la globalisation. Ces nouvelles lignes de faille ont travaillé les deux blocs historiques, comme l’avaient notamment montré les référendums de Maastricht en 1992 et sur la Constitution européenne en 2005, sur lesquels les deux camps se divisèrent.
L’émergence depuis 2017 du bloc central macroniste (dont l’attachement à l’idéal européen constitue le ciment fédérateur) est l’une des conséquences de cette reconfiguration, qui a donc débouché sur une tripartition de l’espace politique. Outre que ce paysage soit non stabilisé (des fortes tensions internes existent à gauche et dans le bloc central), aucun de ces trois blocs ne veut gouverner avec l’un des deux autres, ce qui nous mène à l’impasse actuelle.
La crise politique dans laquelle le pays est englué est-elle aussi le symptôme d’une profonde fatigue démocratique et d’une défiance généralisée à l’égard du système politique ?
L’incapacité des gouvernements à traiter les problèmes de base des Français (dégradation du système de santé et d’éducation, développement de la délinquance partout sur le territoire, pouvoir d’achat en berne), la valse ministérielle (l’Éducation nationale a connu six ministres depuis le début du second quinquennat d’Emmanuel Macron), le blocage institutionnel consécutif à la dissolution et les jeux de posture adoptés par les différents ténors ont généré une exaspération, mais également une grande lassitude parmi les Français.
Aujourd’hui plus aucune des personnalités politiques évaluées dans notre baromètre ne peut se targuer d’une popularité supérieure ou égale à 50%.
Comment se manifeste cette exaspération ?
Par le rejet du personnel politique, que les sondages mesurent bien. Ainsi dans le tableau de bord politique Ifop-Fiducial pour Paris Match, en juin 2012, soit au début du quinquennat de François Hollande, 21 personnalités sur les 50 testées à l’époque franchissaient la barre des 50 % de bonne opinion. Au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, en juin 2017, elles n’étaient plus que 8. Aujourd’hui plus aucune des personnalités politiques évaluées dans notre baromètre ne peut se targuer d’une popularité supérieure ou égale à 50 %.
Vous évoquez également une lassitude. Comment cela se traduit-il ?
Par du désintérêt vis-à-vis de la vie politique qui s’apparente de plus en plus à une pièce de théâtre totalement décalée et se jouant devant une salle vide. Les audiences des émissions politiques sont en berne. Diffusée pourtant à quelques jours du vote de confiance, la grande interview de François Bayrou retransmise par les quatre chaînes d’information en continu n’a ainsi rassemblé que 1,9 million de téléspectateurs. Les récentes universités d’été des partis, jadis temps fort de la rentrée politique, ne rencontrent quasiment plus aucun écho et les militants ont déserté. Seules 1500 personnes ont pris part à l’élection interne au PS pour désigner le candidat socialiste aux prochaines élections municipales à Paris, ville de gauche et comptant plus de 2.100.000 habitants.
Cette lassitude et ce grand décrochage se manifestent également à l’occasion des déplacements ministériels. Quand les membres du gouvernement, souvent inconnus, se rendent sur le terrain, ils sont reçus par un aréopage clairsemé de notables locaux, qui affichent une indifférence polie et n’en attendent pas grand-chose, car ils savent que le ministre ou le secrétaire d’État n’a guère de pouvoir et ne sera peut-être plus en fonction dans quelques mois, voire quelques semaines. Les rares journalistes (de la presse régionale) prennent des photos pour la forme, le préfet donne le change, puis les berlines officielles repartent dans l’indifférence totale des habitants vaquant à leurs occupations quotidiennes.
François Bayrou a récemment visé les boomers. Paradoxalement, assiste-t-on au chant du cygne de la génération des boomers en politique ?
Dans ce contexte assez crépusculaire, les tentatives plus ou moins réussies de retour sur scène de personnalités politiques comme Dominique de Villepin et François Hollande (71 ans tous les deux), Michel Barnier (74 ans), qui se présente dans une circonscription parisienne bien éloignée de son fief savoyard, ou Jean-Louis Borloo (74 ans également), dont le nom circule dans le petit milieu comme premier ministre putatif, apparaissent surréalistes à beaucoup de Français. Dans les enquêtes qualitatives réalisées par l’Ifop, la référence au précieux anneau du Seigneur des anneaux, rendant fou et addict au pouvoir tous ceux qui l’ont touché, est souvent employée par les sondés pour décrire à la fois l’incapacité du personnel politique âgé à décrocher et l’obsession maladive que tous les chefs de parti et leurs lieutenants partagent pour le trône élyséen.
Bruno Retailleau avait su tirer son épingle du jeu et donner un peu d’élan à la droite. La chute du gouvernement risque-t-elle de stopper cette dynamique ?
En septembre dernier, son entrée au gouvernement, qui plus est en tant que de ministre de l’Intérieur, poste particulièrement exposé, a donné à Bruno Retailleau une visibilité accrue. Selon le baromètre Ifop pour Paris Match, sa popularité est ainsi passée de 34 % avant sa nomination à 41 % aujourd’hui. Ses prises de position sur l’immigration, les relations franco-algériennes, la laïcité ou la lutte contre le narcotrafic ont fait de lui la figure désormais dominante chez Les Républicains, comme l’ont montré les résultats de l’élection à la présidence de ce mouvement en mai dernier, au cours de laquelle il a écrasé son concurrent, Laurent Wauquiez, par un score sans appel de 74 % contre 26 %.
D’aucuns à droite espèrent que Bruno Retailleau puisse rejouer la partition qui avait amené un autre ministre de l’Intérieur et président du parti, Nicolas Sarkozy, à l’Élysée. Mais en dix-huit ans, la situation politique a considérablement évolué. Si Nicolas Sarkozy était parvenu à « siphonner » une part significative de l’électorat frontiste, ce fut notamment sous l’effet d’un réflexe de vote utile. À l’époque, la formation de droite devançait le FN dans les différents scrutins et la porosité entre les deux électorats se faisait au profit de la force dominante. Aujourd’hui, LR est totalement surclassé par le RN (7,1 % des voix contre 31,4 % aux élections européennes de juin 2024) et le vote utile bénéficie au RN.
Si Bruno Retailleau quittait demain son poste dans le sillage de la chute de François Bayrou, il n’y serait resté que onze mois, période trop courte pour avoir engrangé une popularité importante.
De surcroît, Nicolas Sarkozy était resté vingt et un mois Place Beauvau, bail relativement court, mais qui lui permit d’imprimer sa marque. Si Bruno Retailleau quittait demain son poste dans le sillage de la chute de François Bayrou, il n’y serait resté que onze mois, période trop courte pour avoir engrangé une popularité importante. Nicolas Sarkozy jouissait ainsi d’une cote de popularité de 57 % à son départ de ce ministère soit 16 points de plus que celle de Bruno Retailleau actuellement.
Nouveau premier ministre, dissolution ou démission : quelle solution vous semble la plus susceptible de nous sortir de l’impasse après Bayrou ?
La situation à court terme paraît inextricable. Un nouveau premier ministre issu du bloc central ou de la société civile accepterait une mission « fou-pou-d’av » (foutue pourrie d’avance) pour reprendre l’expression des GI’s plongés dans le chaos normand au lendemain du débarquement, dans Il faut sauver le soldat Ryan. Un premier ministre socialiste se heurterait aux tirs croisés de la droite et du RN et de LFI, qui l’accuserait de trahison. Pour une large majorité de Français (63 %), la suite logique au lendemain de ce vote de défiance serait une nouvelle dissolution de l’Assemblée. Mais compte tenu des rapports de force électoraux actuels et du mode de scrutin, il n’y a aucune probabilité pour qu’un des trois blocs s’approche de la majorité des sièges. Et dans le cas d’une nouvelle Assemblée sans majorité, 68 % des sondés, selon une enquête Ifop pour LCI, considéreraient alors que le président de la République devrait démissionner.
La crise sociale pourrait-elle s’ajouter à la crise politique ? Le mouvement du 10 septembre sera-t-il un nouvel épisode des « gilets jaunes » ?
Il n’est pas aisé de faire des pronostics quant à l’ampleur de cette mobilisation et il faut être prudent en la matière. Toutefois, le fait que François Bayrou, dont le plan d’économies de 44 milliards a servi de catalyseur à l’essor de ce mouvement sur les réseaux sociaux au cours de l’été, ait été renversé, prive les organisateurs d’un levier de mobilisation. Par ailleurs, la journée intersyndicale du 18 septembre offre un débouché classique à la colère sociale et vient concurrencer ce mouvement. Ces deux éléments ne plaident pas pour une mobilisation d’ampleur et les sondages montrent que ce mouvement bénéficie, à ce stade, d’un soutien dans la population moins élevé que celui des « gilets jaunes ».
Une des clés de l’écho rencontré par les « gilets jaunes » dans toute une partie de la population résida par ailleurs dans le fait qu’à ses débuts, ce mouvement inédit ne fut soutenu par aucun syndicat ou parti politique. Bon nombre de participants, très distants vis-à-vis de ces organisations, purent alors rejoindre le mouvement car ils avaient le sentiment de ne pas « être récupérés » ou de « rouler pour tel ou tel ». Le soutien très appuyé de Jean-Luc Mélenchon et de LFI, mais aussi des écologistes et des communistes à ce mouvement le colore mécaniquement et pourrait dissuader des citoyens apolitiques, des électeurs proches du RN ou des courants souverainistes ou complotistes et antivax de s’engager dans ce mouvement.
Même s’il trouve son origine plutôt dans la mouvance souverainiste et antisystème, ce mouvement penche donc désormais clairement du côté de la gauche radicale.
Une étude de la Fondation Jean Jaurès réalisée auprès des participants aux groupes de discussion sur Facebook et Telegram Bloquons tout, a d’ailleurs montré que 69 % d’entre eux avaient voté pour Jean-Luc Mélenchon et 10 % pour Philippe Poutou lors de la dernière élection présidentielle. À cela s’ajoutent 9 % ayant voté pour les autres candidats de gauche, soit un total de 88 % d’électeurs de gauche. Même s’il trouve son origine plutôt dans la mouvance souverainiste et antisystème, ce mouvement penche donc désormais clairement du côté de la gauche radicale.
La forte densité de groupes de discussions dans des grandes villes étudiantes et dans les régions de l’ouest et du sud-ouest de la France et leur absence ou leur faible nombre dans le Nord-Est et le Sud-Est (zones de force frontistes) confirment ce diagnostic. L’étude révèle également que le profil des membres de ces boucles de discussion (classes moyennes et diplômés du supérieur très surreprésentés) dessine une sociologie bien différente de celle des « gilets jaunes », et que seulement 27 % d’entre eux prirent d’ailleurs part à la révolte des ronds-points de 2018. Ainsi, si l’on devait se risquer au jeu des pronostics, le mouvement du 10 septembre pourrait davantage rappeler le mouvement Nuit debout de la fin du quinquennat de François Hollande que celui des « gilets jaunes ». ■

