
Par Jean-Paul Brighelli.

N’exagère-t-il pas ? demande Causeur, où cet article est paru le 21 septembre. Mais, s’agissant de Jean-Paul Brighelli, faut-il s’attendre aux analyses en demi-teinte ? Peut-être, ici, exagère-t-il ; peut-être l’IA peut-elle se révéler d’un bon usage pour des utilisateurs à l’esprit critique et déjà cultivés, capables d’une utilisation maîtrisée. Dans les temps de déréliction culturelle avancée que nous vivons, nous serions fortement tentés de partager son inquiétude. Je Suis Français
On savait Jean-Paul Brighelli farouche détracteur de l’Intelligence Artificielle qui permet à tant de journalistes d’écrire des articles bien informés et vides de sens. Le voici qui craint désormais une déculturation massive, une perte sans précédent de compétences. N’exagère-t-il pas ?
Dans un article récent du Figaro, Luc Ferry explique que l’utilisation massive de l’IA entraîne déjà chez les étudiants un « Deskilling », une perte de compétences et de savoir-faire (« skills »). À quoi bon apprendre, estiment-ils, si une machine est « plus performante qu’eux dans tous les domaines de l’intelligence et du savoir ? »
Et d’ajouter, dans un style exclamatif assez peu philosophique :
« 88 % des étudiants font faire leurs devoirs par ChatGPT ! Les derniers modèles d’IA permettent en outre de contourner l’interdiction de tricher: il suffit d’une oreillette et d’un smartphone bien cachés pour soumettre discrètement les sujets de l’examen à une IA et obtenir les réponses tout aussi discrètement en quelques secondes. Cette situation est désormais réelle. Elle a été constatée lors d’un examen de l’ULB, l’université de Bruxelles, le professeur ayant demandé à ses étudiants, pour défendre le principe de l’égalité pour tous, de découvrir leurs oreilles afin d’éviter la triche que permet l’usage d’oreillettes dissimulées. Sa demande, bien légitime, a suscité une incroyable polémique, les étudiantes voilées ayant déposé un recours contre lui au nom de la liberté religieuse ! »
Un joli prétexte pour rester voilées et tricher.
Mais l’ancien ministre reste au seuil de la compréhension du problème. L’IA n’est pas seulement un outil. C’est une divinité.
On se souvient que Max Weber, dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), avait théorisé le « désenchantement du monde » : après une phase primitive où tout est signe divin (fétichisme), l’humanité est passée par une phase polythéiste, avec des dieux spécialisés, puis monothéiste, avec un Dieu tout-puissant, et enfin une phase athée, où l’homme est son propre dieu. Nous en sommes aujourd’hui, depuis que l’informatique domine nos vies, à une phase égothéiste, où nous pensons être grands ordonnateurs de la pensée, alors que nous sommes les esclaves des ordinateurs auxquels nous demandons humblement des réponses à nos questions. La servitude volontaire dont parlait La Boétie nous tend ses bras et ses micro-processeurs.
Les médecins déjà avouent que l’IA est bien plus forte qu’eux pour diagnostiquer des maladies non encore perceptibles par les outils ordinaires. Les étudiants se confient aux machines pour étudier à leur place. Les journalistes, subventionnés ou non par les fabricants de merveilles, chantent les louanges de ChatGPT dans des articles écrits… par ChatGPT.
J’ai déjà tenté d’expliquer qu’il s’agit là d’une illusion extrêmement dangereuse — et d’autant plus dangereuses que la « Gen Z », ou génération Z, arrive aux manettes — et dans les salles de profs, où elle prépare ses cours avec l’IA, pense avec l’IA, et corrige avec l’IA des copies écrites avec l’IA. Mal formés par des enseignants qui ont baissé les bras devant des politiques de médiocrité généralisée, ces nouveaux boomers confondent compétences et savoirs. L’IA est sans égale dans le domaine des compétences. Elle est nulle dans le domaine du savoir. Au point que Raphaël Enthoven, qui n’est pas exactement Aristote ni Kant, a enfoncé ChatGPT il y a deux ans en proposant une dissertation de baccalauréat infiniment plus élaborée que ce que proposait la machine, réglée pour se limiter à une médiocrité de bon ton. Inintelligence artificielle, disais-je…
La fin du facteur humain
Ah oui, les médecins s’en remettent à l’IA ? Et les futurs docteurs se fient aux machines pour élaborer des diagnostics ? Demandez-leur donc comment elles annoncent à un patient atteint d’un cancer du pancréas qu’il va mourir dans un délai de six à neuf mois. Avec quelle délicatesse elles lui fourniront immédiatement des modèles de testaments.
Sans compter que la machine, à laquelle on a intégré nécessairement la question du coût des traitements, vous abandonnera en rase campagne si elle estime votre survie trop onéreuse pour la société. Déjà que sans IA on a multiplié les déserts médicaux…
L’IA signe la fin du facteur humain. Jadis les dieux (ou le dieu) trônaient au-dessus des homes. Désormais c’est un outil de plastique qui est installé dans les foyers comme une divinité tutélaire, disponible dans la poche des pantalons comme autrefois les dieux lares. C’est le totem du New Age.
Les machines ont leur utilité — elles sont les Pic de la Mirandole de la modernité. Monsieur-Madame Je-sais-tout. Des machines dégenrées, un rêve de jobards LG-hébétés. Pas de quoi briser les ordinateurs, les smartphones, les montres connectées et autres merveilles auxquelles nous soumettons notre humanité. Mais il est essentiel d’expliquer que notre humanité ne sera jamais réductible à une mémoire artificielle — parce qu’elle est par définition dépourvue d’émotions. Et c’est ce qui fonde notre humanité. ■ JEAN-PAUL BRIGHELLI
Jean-Paul Brighelli
Agrégé de Lettres modernes, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Jean-Paul Brighelli est enseignant à Marseille, essayiste et spécialiste des questions d’éducation. Il est notamment l’auteur de La fabrique du crétin (éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2005).

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