
Par Pierre Vermeren.

Cette tribune, remarquable comme les précédentes – que JSF a toujours reprises avec vif intérêt, – est parue dans Le Figaro d’hier 29 septembre. Nous ne voyons pas l’utilité, ni sous l’angle historique, ni sous l’angle politique, d’y ajouter un commentaire. On y trouve matière à ample réflexion et sans doute à commentaires et débat.
TRIBUNE – Des élections législatives se tiendront le 5 octobre en Syrie, donnant enfin aux habitants la liberté de choisir leurs représentants. Cet espoir ne doit toutefois pas faire oublier les événements inquiétants survenus en 2025, qui rappellent les logiques de nettoyage ethnique du passé, souligne l’historien.
* Normalien, agrégé et docteur en histoire, professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères contemporaines à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués. Il est notamment coauteur d’une Histoire du Moyen-Orient de l’Empire ottoman à nos jours (Éditions de la Sorbonne, 2016).

Cent cinquante-cinq ans après les massacres estivaux de 20 000 chrétiens commis à Damas et dans la montagne libanaise, qui ont mobilisé Napoléon III et Abdelkader, et cent trente ans après les massacres hamidiens d’au moins 200 000 chrétiens arméniens commis en Anatolie ottomane, qui ont mobilisé Jaurès et Clemenceau, les logiques génocidaires et de nettoyage ethnique et confessionnel pourraient reprendre en Syrie. Plusieurs événements inquiétants survenus en 2025 n’ont pas mobilisé grand monde. Il est heureux que les législatives du 5 octobre prochain donnent enfin aux Syriens la liberté de choix de leurs représentants. Un immense espoir s’est levé en dépit des multiples difficultés d’organisation de ce scrutin. Il faut pourtant raison garder dans un Moyen-Orient martyrisé depuis plusieurs décennies.Publicité
Tous aimeraient que le cauchemar génocidaire qui a culminé au Moyen-Orient dans le triple génocide des chrétiens arméniens, syriaques et grecs pontiques (de la mer Noire), qui s’est échelonné entre 1915 et 1923 – causant 2,5 millions de morts provoquées – ait à jamais pris fin. Mais alors que l’Occident s’acharne depuis les années 1960 à devenir une société multiethnique et multiculturelle, le Moyen-Orient n’en finit pas de chasser et de massacrer (si besoin) ses minorités, pour tenter de devenir une terre islamique monocolore – tantôt sunnite, tantôt arabe, tantôt turque, tantôt chiite… De multiples indignés nous invitent à regarder et à nous focaliser sur la bande de Gaza, où un « génocide » serait à l’œuvre depuis deux ans ; beaucoup semblent même le désirer pour rétablir une forme d’équilibre macabre – et repartir la charge des accablements historiques.
Or d’inquiétants bruits de bottes et de massacres sont provenus en juillet de la montagne druze, dans le sud de la Syrie, où la France a mené il y a exactement un siècle une guerre qui s’était propagée à tout le pays. La ville de Soueïda, au cœur d’une poche où se seraient réfugiés 500 000 Druzes (une religion initiatique que les sunnites jugent mécréante), a été encerclée par l’armée syrienne et des Bédouins locaux. Près d’un millier de Druzes ont vraisemblablement été abattus par leurs assaillants. Israël et les Druzes du Golan (150 000 y résident) sont intervenus, et un arrêt des combats a manifestement été établi, sans que l’on sache très bien comment la population encerclée a été traitée. Américains et Jordaniens seraient à la manœuvre pour calmer les tensions.
Ambitions impériales
Cela commence à faire beaucoup. En effet, en mars, la minorité alaouite (deux millions de personnes), qui porte le poids d’avoir été la source communautaire du pouvoir des el-Assad, a été attaquée, des villageois abattus ou égorgés (1 500 en mars – dont 1 000 civils – selon Vatican News, et parmi eux des victimes chrétiennes) ; depuis, de nombreuses femmes alaouites auraient été violées ou enlevées, à la manière dont Daech l’a pratiqué avec les Yazidis, cette autre secte montagnarde et syncrétique (communiqué d’Amnesty International du 28 juillet). Le 22 juin 2025, l’église Saint-Élie de Damas a été attaquée par un terroriste qui y a tué en pleine messe 27 chrétiens grecs orthodoxes, et blessé 60 autres.
À chaque fois, la communauté internationale a protesté auprès du pouvoir d’Ahmed al-Charaa, mais les signaux envoyés par les tueurs aux communautés sont sans appel. Nul doute que les Kurdes du Nord (2,5 millions de personnes) savent eux aussi à quoi s’en tenir, depuis que Damas est tombée aux mains des djihadistes de la poche d’Idlib, grâce à l’appui logistique et stratégique d’Erdogan. Le chef des Frères musulmans et héritier autodésigné de l’Empire ottoman ne cache pas ses ambitions impériales tous azimuts depuis 2011 ; les Kurdes de Syrie sont prévenus de ses intentions et de ses menées belliqueuses s’ils tentent quoi que ce soit pour nuire aux intérêts de ses alliés de Damas. Leur localisation étant confinée le long de la frontière turque, ils sont avisés de bien se tenir, eu égard à la puissance de l’armée turque (la 9e au monde).
La décomposition de la société multicommunautaire ottomane est la plus grande et la plus longue catastrophe que la Méditerranée traverse depuis 150 ans. La Syrie en est devenue l’épicentre
Cette douloureuse séquence n’augure rien de bon pour l’avenir, surtout si l’on se réfère au précédent turc séculaire, ou à ce qui s’est passé en Irak depuis la guerre civile. Les unes après les autres, les minorités ethniques ou confessionnelles sont chassées, exterminées ou au mieux, marginalisées, comme les « trop nombreux » Kurdes de Turquie. Les regroupements communautaires forcés, les lignes de démarcation et les nettoyages ethniques s’imposent au fil des décennies comme le moyen de briser les cohabitations et les échanges entre communautés. Les Juifs sont partis les premiers.
Les chrétiens ultra-minoritaires survivent s’ils se regroupent en blocs menacés (il n’en resterait que 500 000 en Syrie et en Irak, contre 2,5 millions il y a trente ans). Après l’occupation et le nettoyage ethnique du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan l’hiver dernier – parrainée par la Turquie -, l’Arménie vit sous la menace d’une guerre turco-azerbaïdjnanaise qui ouvrirait un corridor entre les deux pays. Les Yézidis et les Kurdes d’Irak menacés jouent la carte de l’autonomie. Partout la majorité impose sans vergogne son hégémonie ; elle est sunnite dans toute la région, sauf à Bagdad et dans le sud de l’Irak, ou le bloc chiite résiste du fait qu’il est majoritaire et adossé à l’Iran.
Babel s’édifie à l’Ouest
La régression communautaire et identitaire est portée à son comble historique, et le plus étrange est que l’Occident semble s’y être habitué, voire trouve cela normal, quand il proclame chez lui urbi et orbi ses valeurs de tolérances, d’« inclusivité » et de vivre ensemble. Vu du Liban, d’Arménie, de Syrie ou d’Irak, cela doit faire rire… jaune.
La décomposition de la société multicommunautaire ottomane est la plus grande et la plus longue catastrophe que la Méditerranée traverse depuis cent cinquante ans. La Syrie en est devenue l’épicentre. Dirigée pendant cinquante ans par un régime dictatorial toxique, s’appuyant sur certaines minorités confessionnelles et ethniques, et sur sa bourgeoisie sunnite d’État, la dictature baasiste à prétention socialisante et laïque a discrédité ces notions par son État de barbarie. Si Bachar el-Assad a tenu pendant quatorze ans face à la révolution, c’est qu’il bénéficiait du soutien apeuré des minorités et de la bourgeoisie sunnite plus ou moins laïcisée, qui savaient à quoi s’attendre en cas d’arrivée des islamo-djihadistes purificateurs au pouvoir. La fuite de 13 millions de personnes de leurs foyers, dont 6,6 millions de réfugiés hors de leur pays, en majorité sunnites et pauvres, a constitué un immense vivier de frustrations et de vocations à la revanche.
Les djihadistes venus d’al-Qaïda (alias al-Nosra, dont le chef est devenu le dirigeant de la Syrie) ont réussi à s’imposer par la force et par les armes à la tête de la révolution, dans des conditions atroces, mais qui n’ont fait qu’accentuer leur soif de vengeance et leur obsession de la pureté. Leur allié et maître Erdogan ne les détournera pas de ces tendances qui ont transformé son pays mosaïque en nation de plus en plus homogène, au prix de millions de victimes. Il s’emploiera en revanche à les calmer pour ne pas attirer les foudres de l’embargo et d’une communauté internationale plus impulsive depuis le retour de son ami Trump.
Les leçons tirées de l’histoire du XXe siècle par le Moyen-Orient et par l’Europe occidentale sont symétriquement inverses. Babel s’édifie à l’ouest, et s’effondre en Orient, à coups de massacres. Le plus étrange est que l’on ne sait pas ce que veulent nos représentants politiques, ni ceux de la France, ni ceux de l’Europe. Jaurès et Poincaré n’avaient pas pu intervenir face aux massacres ottomans, mais ils avaient dit leur horreur et leur dégoût. En l’absence de force de médiation internationale, n’est-ce pas notre seule arme ? ■ PIERRE VERMEREN
