
Par Jules Torres et Antonin André.

Ce « récit » est paru dans le JDD d’hier 6 octobre. Il n’a rien de glorieux ; il est surtout factuel sur un fond d’analyse de l’effondrement institutionnel et de mise en échec du « système » macronien. Nous le livrons tel quel aux lecteurs de JSF.
RÉCIT. 836 minutes auront suffi pour tout faire basculer : Sébastien Lecornu, son gouvernement, une alliance, un semblant d’équilibre. Au bout du naufrage politique, un président — Emmanuel Macron — seul sur les quais de la Seine, face à son reflet et à une France qui se fissure.

Il marche lentement, le regard noir, le téléphone à l’oreille, dans le square du Vert-Galant, avec pour seule escorte quelques silhouettes tenues à bonne distance. C’est ici, sur cette langue de terre à la pointe de l’île de la Cité, qu’un matin de mars 1314 fut brûlé Jacques de Molay, dernier grand maître des Templiers. Une plaque le rappelle, à quelques mètres du banc où le chef de l’État passe sans s’arrêter. Emmanuel Macron a quitté l’Élysée à l’aube pour s’aérer quelques minutes. Paris dort encore. Quelques instants plus tôt, ce lundi 6 octobre, il a accepté la démission de Sébastien Lecornu, Premier ministre le plus bref de la Ve République : quatorze heures d’existence – 836 minutes ! –, le gouvernement le plus éphémère de l’histoire.
Dans la nuit, tout s’est effondré : les alliances promises, les équilibres fragiles, la fiction d’une coalition « responsable », tout… À quoi pense-t-il, en contemplant la Seine ? À Henri IV, ce roi qui sut réconcilier la France déchirée et dont le square porte le nom ? À la dissolution ratée de 2024, ce coup de poker qui hante encore le pays ? Ou à la suite — mais laquelle ? Et à qui parle-t-il encore, sinon à lui-même ? À cette heure, plusieurs issues s’offrent à lui, mais toutes conduisent au même point : une crise de confiance dont il est désormais le centre de gravité. Et pourtant, nul n’aurait imaginé un tel scénario. Pas même les plus cyniques.
Dans la cour de l’Élysée, les journalistes s’impatientent. La liste des ministres tarde, les rumeurs vont bon train, les portables vibrent. Puis le secrétaire général de l’Élysée s’avance devant les micros installés dans le salon d’hiver du Palais. Dix-huit ministres sont annoncés dans l’ordre protocolaire. Deux exigences, la parité bien sûr et surtout la présence marquée des Républicains, conformément aux assurances données. Le plan semble se dérouler sans accroc, jusqu’au cinquième nom : « Monsieur Bruno Le Maire, nommé ministre d’État, ministre des Armées et des Anciens combattants. » Stupeur. L’homme de Bercy, sept années aux finances, accusé d’avoir laissé filer la dette à hauteur de mille milliards d’euros et d’avoir maquillé les dérapages budgétaires, se retrouve propulsé à la tête des Armées.
Une nomination qui sonne comme « un bras d’honneur » à la droite
Un choix inattendu, une provocation même, outre le fait qu’il incarne le choix de la continuité, voire du mensonge au regard de la rupture promise. Une nomination qui sonne comme « un bras d’honneur » à la droite et comme le retour du plus usé des macronistes au cœur du pouvoir. Pour beaucoup, c’est la trahison de trop. Sébastien Lecornu avait promis la rupture ; il offre un retour en grâce à celui dont il fut le collaborateur dans ses jeunes années, et auquel il est toujours resté fidèle. Quelle faute. Comment a-t-elle pu passer ? Le symbole est ravageur : celui d’un pouvoir à bout de souffle, incapable de se réinventer, préférant ressusciter ses figures d’hier plutôt que d’incarner le changement que réclament les Français.
Bruno Retailleau, lui, fulmine. « Je n’ai rien contre lui, confie-t-il à des proches, mais il symbolise l’endettement pharaonique et le resserrement du pouvoir autour de la macronie : c’est l’inverse de la rupture. » Le Vendéen n’en revient pas. Il ne l’avait pas anticipé, pas même imaginé. Quelques heures avant l’annonce du gouvernement, la droite a pourtant franchi un pas décisif : le bureau politique de LR valide la lettre de cadrage proposée par Sébastien Lecornu – une sorte de feuille de route pour la future coalition. En échange, Retailleau veut des garanties. Des engagements écrits. Il exige d’être consulté sur la composition du gouvernement. Mais, dans l’après-midi, Matignon ne répond plus. Deux appels, plusieurs messages : silence. Exaspéré, le ministre de l’Intérieur décide de se rendre sur place, sans prévenir.
Retailleau débarque à Matignon
À 17 h 30, il débarque à l’improviste à Matignon. Étonnement dans les couloirs : le « premier flic de France » traverse le perron alors que le Premier ministre et ses collaborateurs planchent sur le discours de politique générale. Lecornu, un peu blême, l’accueille et l’entraîne aussitôt dans le grand bureau boisé. Le Premier ministre déroule la liste des futurs ministres : tout est verrouillé – ou presque. Sauf les Armées. « Aux Armées, j’ai un blanc, lâche Lecornu. Édouard Philippe a refusé, Christophe Béchu aussi. Je ne sais pas qui mettre. » Retailleau propose quelques noms : Jean-Louis Thiériot, François-Xavier Bellamy… Lecornu, dans un demi-sourire : « Et toi, ça ne t’intéresserait pas ? » Le Vendéen reste interdit : il ne sait pas si c’est du lard ou du cochon.
En fin d’après-midi, toujours aucune confirmation. Le flou persiste, jusqu’à ce SMS reçu : « Tu as vu ? Le Maire annoncé aux Armées. » Quelques minutes plus tard, de retour à Beauvau, son directeur de cabinet lui annonce que la sentence est tombée : c’est officiel, il reste au gouvernement. « Mais il y a un ‘‘hic’’. » Bruno Le Maire, pilier du macronisme, est nommé ministre des Armées. Retailleau tombe des nues. « Il me l’a caché sciemment, les yeux dans les yeux », souffle-t-il, abasourdi. En un instant, la confiance patiemment construite s’effondre. Premier problème : Lecornu lui aurait menti. Deuxième : le retour des vieux chevaux du macronisme signe la mort de la rupture. Le Vendéen dégaine son tweet : « La composition du gouvernement ne reflète pas la rupture promise. » En quelques mots, il fait exploser la fragile coalition. Dans la foulée, il convoque les cadres de LR pour un comité stratégique d’urgence. À Matignon, Sébastien Lecornu réunit ses troupes à dîner, cherchant encore une issue. Mais la nuit porte conseil, et celui-ci est radical.
En moins d’une journée, la machine institutionnelle s’est grippée, faute d’huile et d’âme
La voiture du Premier ministre quitte Matignon pour l’Élysée. Le couperet tombe : démission. « Impossibilité de gouverner », annonce-t-il sobrement. Puis, depuis l’hôtel de Matignon, il déplore « le réveil de quelques appétits partisans », « non sans lien avec la présidentielle à venir ». Les passations sont annulées, les cabinets figés, les textes suspendus. En moins d’une journée, la machine institutionnelle s’est grippée, faute d’huile et d’âme. Le gouvernement n’aura pas tenu son premier Conseil. À Bruxelles, on s’inquiète pour le budget ; à Berlin, Friedrich Merz s’interroge sur la solidité du partenaire français. Le CAC 40 dévisse, comme un baromètre de la stupeur. La France vient d’envoyer au monde le signal d’une démocratie qui ne sait plus produire un gouvernement viable. À peine la démission actée, les oppositions ont sorti la calculette et le mégaphone. Chacun veut se sauver du naufrage, en récupérer l’épave. Le vide du pouvoir, en France, ne demeure jamais très longtemps.
Le RN tire le premier. Jordan Bardella réclame une dissolution immédiate, accusant Emmanuel Macron d’avoir « détruit jusqu’à l’idée même de majorité ». Marine Le Pen enfonce le clou quelques minutes plus tard : « La France est orpheline d’un gouvernement, il faut rendre la parole au peuple. » La France insoumise, elle, jubile. Jean-Luc Mélenchon dénonce un « pouvoir illégitime » et appelle à une motion de destitution, une manière de rejouer 1789 depuis les réseaux sociaux. Les Républicains, eux, sont sur le fil du rasoir. Bruno Retailleau ne veut ni paraître responsable du désastre ni endosser le rôle de pyromane. La droite parlementaire s’applique à garder une posture « sérieuse » : dénoncer l’amateurisme de l’exécutif tout en se disant prête, le moment venu, à voter un budget d’urgence pour « éviter la faillite de l’État ». Quant aux écologistes et aux socialistes, ils assistent au spectacle en réclamant un nouveau Premier ministre de gauche – dont on se demande déjà s’il ne battrait pas le record de brièveté de M. Lecornu à Matignon.
Depuis la dissolution ratée de 2024, la machine semble irrémédiablement cassée. Ce qui se joue désormais dépasse la personne d’un Premier ministre : c’est la Ve République elle-même qui se fissure. Hyperprésidence sans majorité, acteurs obsédés par leurs intérêts partisans, culture du compromis inexistante… Les piliers du régime se disloquent un à un. Le déséquilibre qui faisait autrefois sa force – un président fort adossé à un Parlement docile – s’est retourné contre lui. Macron règne, mais ne gouverne plus. Le Parlement proteste, mais ne produit rien. L’opinion publique le rejette, sondage après sondage, un peu plus. Et la France avance désormais au pas du funambule, oscillant entre paralysie et vertige.
Dans ce vide institutionnel, le président incarne à la fois la stabilité et la crise. Il n’y a plus d’intermédiaire, plus de filtre, plus de paratonnerre. L’Élysée est redevenu l’unique centre de gravité d’un système à bout de souffle. Emmanuel Macron a accepté la démission de son Premier ministre tout en lui demandant de « définir une plateforme d’action et de stabilité ». Une formule creuse, presque ironique, pour un homme qu’on charge de rebâtir en quelques jours ce qu’il n’a pas su préserver en un mois. Sébastien Lecornu n’a pas échoué par incompétence, mais parce que le cadre même est devenu ingouvernable. Désormais, la clé du système tient entre les mains du président – et du président seul. ■ JULES TORRES et ANTONIN ANDRE
Jules Torres et et Antonin André












