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Par Michel Franceschetti.
Ce bel article est précédemment paru – le 11 octobre – dans le blog des Poggiolais. JSF

Un paysage n’est jamais neutre. Chaque pierre, chaque sentier et chaque signe est un fragment d’histoire. Les effacer ou les interdire au nom de principes abstraits, c’est risquer de vider les lieux de leur âme. Et l’âme, ici, c’est ce lien indissoluble entre les hommes, la terre et les symboles qui les unissent depuis des siècles.
La décision du tribunal administratif de faire enlever une croix édifiée dans le village de Quasquara a entraîné de multiples réactions en Corse.
Nous n’entrerons pas ici dans la discussion sur la définition de la laïcité et de l’application de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat (qui aura exactement cent vingt ans le 9 décembre prochain).
Nous proposons simplement à nos lecteurs ce texte anonyme paru sur la page Facebook du groupe La Corse, bons plans, restos, visites. Il est un peu long mais il montre bien le décalage entre « la règle venue d’en haut et la vie enracinée d’en bas ».
La Croix de Quasquara : quand la montagne corse parle d’un autre monde
Il faut monter vers Quasquara pour comprendre ce que signifie “habiter la Corse”.
Le village, perché dans la montagne au-dessus du Taravo, semble suspendu dans le temps. Les pierres des maisons, les châtaigniers, la lumière qui tourne lentement sur les toits, tout y parle d’un rapport ancien au monde. Sur le bord de la route, une croix de bois se dresse, simple, évidente, enracinée. C’est autour de ce signe qu’un jour, la France administrative a cru devoir intervenir.
À première vue, ce n’est qu’une croix, un symbole discret planté dans un paysage où tant d’autres se dressent depuis des siècles. Mais pour qui regarde attentivement, ce petit monument raconte bien plus que sa forme. Il dit la rencontre, parfois heurtée, entre deux conceptions du monde. Celle d’une République qui veut tout uniformiser et celle d’une île qui vit encore selon ses codes, sa mémoire et ses gestes anciens.
Dans les villages corses, la croix n’est pas un manifeste religieux. C’est un repère. On la trouve au détour d’un chemin, à la sortie d’une maison, au bord d’une source. Elle rappelle les morts, bénit les récoltes et signale un lieu de passage. Elle ne sépare pas, elle relie. Ici, la foi n’est pas un principe, c’est une manière d’habiter la terre. Le sacré se confond avec la montagne, avec le silence, avec le vent.
Mais dans les bureaux des villes, loin des vallées, d’autres règles s’appliquent. La laïcité, conçue à Paris, est devenue un principe abstrait qu’on applique à tout sans nuance, comme un pochoir. Elle oublie que les symboles ne sont pas seulement des signes religieux mais des marques d’appartenance et des empreintes d’histoire.
Alors, quand la croix de Quasquara a été signalée comme contraire à la neutralité de l’espace public, beaucoup ont eu le sentiment que ce n’était pas la croix qu’on voulait effacer mais une part du monde qu’elle représentait.
Cette confrontation se retrouve ailleurs, sous d’autres formes. Certaines mairies interdisent l’installation de crèches dans les bâtiments publics ou imposent des restrictions sur les fêtes traditionnelles, les fanfares, les processions et certains emblèmes locaux. Un autre exemple illustre ce décalage. Le Parisien qui s’installe à la campagne et porte plainte contre l’agriculteur parce que son coq chante trop tôt le matin. Ces conflits, qui semblent anodins, reflètent une incompréhension entre une réglementation venue d’en haut et les rythmes de vie enracinés dans le territoire.
Ce choc n’est pas nouveau. Depuis des générations, la Corse vit entre deux fidélités. Celle à la République et celle à son propre sol. Ici, le lien au territoire est plus fort que toute abstraction. Il se transmet par les noms de lieux, les rites, les fêtes patronales et la langue même. La laïcité telle qu’on la comprend sur le continent peine à saisir cette profondeur. Elle ne voit pas que ces signes visibles ne sont pas des affirmations de pouvoir mais des traces de mémoire.
Dans les villages corses, chaque pierre raconte une histoire. Une croix, un oratoire, une chapelle isolée, une fontaine ou un vieux mur de maison sont autant de bornes qui disent “quelqu’un a vécu ici, a aimé ici, a prié ici”. C’est une manière d’inscrire l’humain dans la durée. Quand on les arrache ou qu’on les interdit, c’est un peu de cette continuité qu’on détruit.
La tension entre la règle venue d’en haut et la vie enracinée d’en bas n’est pas qu’une affaire corse. Elle traverse toute la France chaque fois qu’un paysage local, une langue régionale ou un rite populaire se heurte à l’uniformité administrative. Mais en Corse, elle prend une résonance particulière parce que l’île vit encore au rythme des communautés, des cloches, des voix, des liens visibles entre le ciel et la terre.
Les habitants de Quasquara, en défendant leur croix, ne défendent pas une religion contre la République. Ils rappellent simplement qu’un symbole n’a pas la même valeur selon l’endroit où il se tient. Ici, la croix ne domine pas, elle accompagne. Elle est la marque tranquille d’un monde qui ne sépare pas le profane du sacré, le visible de l’invisible, la vie de la mémoire.
Au fond, c’est cela que la Corse enseigne à qui veut bien l’écouter. Un paysage n’est jamais neutre. Chaque pierre, chaque sentier et chaque signe est un fragment d’histoire. Les effacer ou les interdire au nom de principes abstrait,s c’est risquer de vider les lieux de leur âme. Et l’âme, ici, c’est ce lien indissoluble entre les hommes, la terre et les symboles qui les unissent depuis des siècles.
En quittant Quasquara, on comprend que cette croix de bois n’est pas seulement un objet de polémique mais une clé de lecture de la Corse elle-même. Une île où la mémoire vit à ciel ouvert et où chaque signe, même le plus simple, dit quelque chose d’essentiel sur la manière d’exister au monde. ■