
« La tentation totalitaire est consubstantielle à la modernité. »
Par Alexandre Devecchio, pour Le Figaro Magazine.

Nous sommes attentifs, depuis assez longtemps déjà, aux travaux, publications et interventions parlées de Mathieu Bock-Côté. De quasi inconnu, du moins en France, à presque omniprésent aujourd’hui dans le groupe Bolloré — mais bien au-delà —, son influence a grandi, et sa réflexion politique s’est imposée à la fois par sa pertinence et par la puissance du verbe qui le caractérise. Nous ne partageons pas toutes ses analyses — inabouties parce que trop souvent tentées, selon nous, par de trop commodes symétries —, mais, sur nombre de points essentiels, son combat des idées nous paraît aller, avec efficacité, dans le sens du Bien commun à défendre aujourd’hui, nous le savons que trop, contre des menaces redoutables. Les lecteurs de JSF ont tout loisir de disséquer ce grand entretien point par point, s’ils le souhaitent. ■ JE SUIS FRANÇAIS
GRAND ENTRETIEN – Après la victoire de Trump, les « élites progressistes » européennes tentent de verrouiller la démocratie en instrumentalisant l’État de droit pour éviter à tout prix la contagion populiste. Telle est la thèse provocante du nouveau livre du sociologue québécois.
LE FIGARO MAGAZINE. – De livres en livres, d’articles en d’articles, vous ne cessez de pointer la dérive autoritaire, voire totalitaire du camp progressiste. Dans les Deux Occidents (La Cité), vous allez jusqu’à présenter la victoire de Trump comme une libération et expliquer que le monde occidental est désormais divisé en deux blocs antagonistes : un nouveau rideau de fer séparerait l’Amérique trumpienne d’une Europe dominée par des forces d’« extrême centre ». Avez-vous vraiment le sentiment que l’Union européenne est en train devenir la nouvelle Allemagne de l’Est ou la nouvelle Union soviétique ?
Mathieu BOCK-CÔTÉ. – Je n’ai jamais dit que Trump était une libération, mais qu’une bonne moitié de l’Amérique, au moins, l’a vécu ainsi. Le wokisme était devenu tyrannique. Le commun des mortels ne comprenait pas la banalisation de la censure à grande échelle pour lutter contre la « haine », qu’on traite les enfants comme les cobayes de la théorie du genre, qu’on institutionnalise le racisme antiblanc à travers le paradigme du DEI (diversity, equity, and inclusion, une expression résumant les trois principes établis pour promouvoir l’inclusion et la lutte contre les discriminations envers des groupes historiquement minoritaires ou minorisés, NDLR), qu’on légitime une immigration massive devenue inassimilable ou que la puissance américaine se perde dans une forme de guerre perpétuelle pour assurer la promotion de la « démocratie » dans le monde.
Alors le commun des mortels s’est révolté en votant pour un homme improbable, extravagant, brutal, qui dira le contraire, entendant renverser la table. Cette victoire de la révolte populiste au cœur de l’empire, à Washington, a fait paniquer la nomenklatura européenne, qui s’est jurée d’empêcher la victoire des insurgés chez eux, et qui aujourd’hui, entend verrouiller les institutions politiques, sous le signe de l’État de droit, pour à tout prix empêcher les populistes d’arriver au pouvoir. Je crois que nous parlerons de ces moyens dans notre entretien.
Justement, en Union soviétique, les dissidents étaient au Goulag et non à la télé tous les jours… Vous êtes chroniqueur sur CNews et au Figaro , vous avez votre propre émission. Avez-vous réellement le sentiment d’être bâillonné ?
Je vous rassure, je ne me prends ni pour Soljenitsyne, ni pour Zinoviev, et je suis infiniment reconnaissant à la France de m’accorder une si belle place dans son écosystème médiatique. Je me contente de noter que l’Europe occidentale a restauré en trente ans le délit d’opinion, qu’elle ne cesse d’élargir le périmètre des propos interdits, qu’on peut se faire traîner devant les tribunaux pour avoir blasphémé contre le dogme diversitaire, qu’on peut même être condamné à payer de très lourdes amendes pour des propos qui, dans un monde normal, relèveraient de la polémique politique ordinaire, ou même de l’analyse sociologique – on peut même aller en prison pour un tweet incorrect, parlez-en aux Britanniques. Parlez de tout cela à Éric Zemmour, à Georges Bensoussan, à Marguerite Stern, aux animateurs de la revue La Furia, aux différents militants identitaires qui se retrouvent devant les tribunaux pour s’être exprimé vertement contre l’immigration massive. Nous ne sommes évidemment pas en URSS, mais le régime en place, partout en Europe occidentale est de plus en plus tenté par une conception soviétique du débat public – même la droite veut créer un délit « d’antirépublicanisme » !
L’Arcom tente de réguler l’audiovisuel. Si l’on peut contester certaines de ses décisions ainsi qu’un deux poids deux mesures entre le traitement de CNews et celui de l’audiovisuel public, ce n’est pas non plus la Stasi…
Nous parlons bien de l’Arcom, ici, qui se permet de fermer une chaîne, et menace d’en fermer une autre, car elles sont associées à des chaînes d’opposition ? Nous parlons bien de l’Arcom, qui pousse à la délation des propos relevant du « dérapage » et qui sanctionne les chaînes où s’expriment des idées extérieures au consensus du moment ? Ce n’est pas la Stasi, non, mais je vois chez ceux qui y œuvrent une psychologie de commissaires politiques.
Si l’Occident, heureusement, a retenu les leçons du fascisme et du nazisme, il n’a pas vraiment retenu celles du communisme.
Vous dénoncez la démonisation ou la fascisation de ses adversaires politiques par la gauche. Ne cédez-vous pas au même réflexe avec le camp progressiste ?
La tentation totalitaire est consubstantielle à la modernité, je crois l’avoir démontré, dans cet ouvrage et les précédents. Je note par ailleurs que si l’Occident, heureusement, a retenu les leçons du fascisme et du nazisme, il n’a pas vraiment retenu celles du communisme – ils sont encore nombreux à nier ses crimes comme autant d’accidents de parcours excusables par la noblesse des intentions qui en furent à l’origine. Le progressisme, plus largement, se présente comme une doctrine immaculée. Je me contente de mon côté de noter des schèmes mentaux récurrents, des structures intellectuelles resurgissant dans nos pays alors qu’on les avait connus autrefois en Europe de l’Est.
Vous prétendez que l’extrême droite n’existe pas, mais vous alertez sur le danger représenté par l’extrême centre… Comment le définissez-vous ?
Notons d’abord qu’Emmanuel Macron s’est réclamé de l’extrême centre – inversement, je ne connais personne, dans le camp national, qui se réclame de l’extrême droite. Sinon, l’extrême centre me semble correspondre au réflexe autoritaire des élites appartenant à la technocratie progressiste, qui se voient désavouées par un peuple en colère, et qui se barricade dans les institutions de « l’État de droit ». On pourrait aussi parler de centrisme autoritaire, ou de manière sociologique, de crispation autoritaire de l’oligarchie.
Emmanuel Macron a été élu démocratiquement… Mais cet extrême centre n’est-il pas à bout de souffle, notamment en France ?
Il l’est électoralement, mais justement, fait tout pour rester au pouvoir, malgré son désaveu électoral. Vous noterez d’ailleurs que nous avons assisté ces dernières années à un transfert de souveraineté des institutions reposant sur la souveraineté populaire à celles relevant du gouvernement des juges ou de technocratie – le politique, dans son ensemble, est ramené à la fonction tribunicienne, comme si la souveraineté populaire était une parenthèse historique à fermer.
Si vous dénoncez à juste titre la dérive illibérale des progressistes n’avez-vous pas tendance à sous-estimer le danger représenté par la droite Maga ?
Je ne le sous-estime pas, tout mouvement traversé par un esprit de revanche peut devenir inquiétant, la politique, à notre époque, redevient turbulente, comme si les digues symboliques au cœur de la démocratie libérale avaient cédé. L’homme conjugue plus naturellement la politique avec la violence qu’avec le dialogue, et j’ajoute que la complaisance de la gauche pour la mouvance antifa nous indique qu’elle voit dans ses actions miliciennes une violence légitime. Je crains que la parenthèse démo-libérale ne se referme sous nos yeux.
Le néocésarisme de Trump n’est-il pas inquiétant, en particulier lorsqu’on est attaché à la démocratie libérale ?
Quoi qu’on en dise, dans les situations de détresse, ou d’errances collectives, les peuples ont tendance à réclamer un leader fort, surtout quand l’État semble impuissant, calcifié. On veut alors redonner du pouvoir au pouvoir. Vous noterez par ailleurs que cette tentation césarienne arrive en réaction à une tendance à la dépersonnalisation du pouvoir, qui s’exerçait au nom du droit et de l’administration – mais qui n’en était pas moins un pouvoir. Vous noterez d’ailleurs la réaction scandalisée de la nomenklatura quand on prend la peine de nommer le juge derrière une décision de justice, et plus encore quand on suggère qu’ils devraient être responsables des conséquences de leurs décisions. On nous explique alors qu’il ne devrait pas être permis de critiquer une décision de justice, comme s’il s’agissait ici d’un pouvoir sans contre-pouvoir, d’un pouvoir absolu, surplombant les simples mortels qui n’y comprennent rien. L’État de droit, autrement dit, n’est pas étranger à l’arbitraire, même s’il le pratique à sa manière.
Certes, mais revenons à Trump. Lorsqu’il exprime son souhait d’annexer le Canada, faut-il le prendre au sérieux ?
Non. Tout simplement non, quoi qu’en pensent certains Canadiens anglais qui ont eu lors de cette séquence l’occasion de connaître une forme de frisson patriotique.
Que répondez-vous à ceux qui, comme l’essayiste Douglas Murray, pourtant conservateur et proche de Donald Trump, dénoncent une forme de wokisme de droite.
Je ne sais pas trop ce qu’on entend par là, sinon la tentation de rejouer la tenaille identitaire en se plaçant à égale distance de la méchante gauche contre la tout aussi méchante droite, en se positionnant avantageusement comme un centriste équilibré.
L’État social est en faillite, en plus de ne pas tenir ses promesses, et d’engendrer un encrassement réglementaire et administratif de nos sociétés, au service d’une bureaucratie.
Vous semblez avoir une certaine tendresse pour la révolution libertarienne, mais celle-ci est aujourd’hui menée notamment pas les entrepreneurs de la Silicon Valley. Dans son dernier livre, l’écrivain Giuliano da Empoli les décrit comme des prédateurs. Sont-ils vraiment des amis de la liberté ?
Je n’ai pas une tendresse pour la révolution libertarienne, mais si je comprends l’affect qui l’inspire – je parle ici de l’aversion de l’homme ordinaire pour un monde enserré dans une gangue administrative de plus en plus étouffante, au service d’une caste bureaucratique qui vampirise le corps social. Cela dit, on constate partout que l’État social est en faillite, en plus de ne pas tenir ses promesses, et d’engendrer un encrassement réglementaire et administratif de nos sociétés, au service d’une bureaucratie. Mais son effondrement ne l’empêche pas de se braquer, comme on le voit avec la tentation kleptocratique de la caste au pouvoir, qui ne sait jamais quoi faire d’autre qu’augmenter les taxes et les impôts. Pour le reste, quand les libertariens plaident pour une liberté d’expression maximaliste, ou pour une baisse massive des impôts, pour redonner de l’oxygène aux entrepreneurs, aux créateurs, aux travailleurs, ils ont évidemment raison.
Au nom de la lutte contre les dérives bureaucratiques, certaines figures de la Silicon Valley vont jusqu’à prôner ouvertement une dictature technologique…
Il faut évidemment les dénoncer, mais il ne faut surtout pas croire que cette tendance soit dominante dans la droite américaine, même si une certaine gauche, en France, qu’on retrouve dans la revue Le Grand Continent, par ailleurs d’excellente tenue, aime braquer sur elle son projecteur, en lui accordant une position dominante qu’elle n’a pas. Cette droite nietzschéenne est un phénomène idéologique périphérique.
Si l’annulation des élections en Roumanie peut interroger, peut-on nier pour autant la réalité des ingérences russes ou encore le potentiel de déstabilisation de certains réseaux sociaux comme TikTok ?
Je ne nie pas ces ingérences, non plus que les ingérences américaines, d’ailleurs, car les empires ont toujours la tentation de se mêler des pays qu’ils traitent comme leurs protectorats, mais je constate que la rhétorique de l’ingérence étrangère est de plus en plus utilisée pour disqualifier les discours qui déplaisent au régime. L’adversaire devient alors un ennemi de l’intérieur, un traître à bannir. Je ne vois rien là de vraiment démocratique. Cela dit, l’annulation des élections en Roumanie ne m’interroge pas, elle me révolte. Nous sommes devant une caste qui se permet désormais de faire revoter les gens quand ils votent mal (car ils votent de plus en plus mal, et partout, dans le système, on voit des brèches) – elle aura tout fait, d’ailleurs, pour ne pas tenir compte des résultats du Brexit en 2016, pour les inverser, même, comme elle avait, il y avait quelques années à peine, piétiné les résultats du référendum de 2005.
Quand le cordon sanitaire, qui permettait de frapper d’illégitimité les votes pour les mauvais partis, ne fonctionne plus, on se débarrasse du décor démocratique.
Autrement dit, quand le cordon sanitaire, qui permettait de frapper d’illégitimité les votes pour les mauvais partis, ne fonctionne plus, on se débarrasse du décor démocratique. On annule les élections qui déplaisent, on menace d’interdiction les partis décrétés « antirépublicains » ou « anticonstitutionnels », on décapite juridiquement leurs candidats, on cherche à les ruiner financièrement, on interdit les colloques, conférences et manifestations où pourraient se tenir des propos contraires à l’idéologie dominante, on recrée le délit d’opinion au nom de la lutte contre la haine : tout cela au nom de la sauvegarde de la démocratie et de l’État de droit.
Pour en revenir à l’Europe progressiste que vous décrivez, celle-ci existe-t-elle réellement ? L’hégémonie des progressistes est de plus en plus contestée, notamment au sein de l’Union européenne où Ursula von der Leyen semble fragilisée.
On parle bien ici de la Commission européenne qui s’empare de toutes les crises, quelles qu’elles soient, pour accélérer sa mue fédérale, et même unitaire, à certains égards, pour se transformer en empire supranational accusant ses provinces rebelles de sortir de l’État de droit ? On parle bien de la Commission européenne qui dans sa stratégie de lutte contre la haine anti-LGBTQI, etc., veut obliger les États à reconnaître le droit à l’autodétermination de genre des enfants, et sanctionner ceux qui ne le reconnaitraient pas ? On parle bien de la Commission européenne qui voulait imposer avec ChatControl un système de surveillance massive de toutes les conversations par messagerie privée ? On parle bien de l’UE qui veut désormais étendre Erasmus au sud de la Méditerranée, dans un contexte, pourtant, où les peuples européens souffrent plus que jamais de la submersion migratoire ?
Ces cinquante dernières années, l’Europe a été très influencée par les États-Unis au point de suivre une évolution systématiquement comparable à celle des États-Unis. Est-ce que nous nous dirigeons vers un Occident coupé en deux ou tout simplement vers un Occident trumpiste ?
Il semble y avoir deux Occidents aujourd’hui comme il y a eu deux Allemagne autrefois. Mais ces deux Occidents sont eux-mêmes fracturés de l’intérieur. L’Amérique trumpienne est contestée de l’intérieur, et l’Europe, nous l’avons dit, est traversée par une mouvance populiste et identitaire, que le régime veut mater à tout prix. Ces tensions ne sont pas à la veille de s’apaiser, dans une forme de grande réconciliation sous le signe du centre mou et aseptisé. L’élection de Donald Trump n’était pas qu’un événement, c’était une époque.
Votre livre a été écrit avant la crise politique française. Celle-ci confirme-t-elle votre thèse ?
En toute immodestie : absolument, la peur de la dissolution, la peur du référendum, la peur des élections, la peur d’un soulèvement électoral qui conduirait les populistes au pouvoir, mais aussi, la crise de l’État social qui entend pousser toujours plus loin le racket fiscal et la volonté de faire taire plus que jamais ceux qui pensent mal me semblent confirmer la thèse au cœur de mon livre.
Le refus du système politique français de revenir aux urnes traduit-il une dérive antidémocratique profonde ?
Je le crains, c’est le sens de mon ouvrage. Puisque la démocratie ne donne plus les résultats attendus, on en change la définition, on la fait reposer sur une certaine idée du progrès, plutôt que sur la volonté populaire, puis on mate le peuple réactionnaire. ■


Les Deux Occidents, Mathieu Bock-Côté, La Cité, 288 p., 22 €. sdp












Le dissident russe Boukovsky disait déjà il y a un certain temps : » L’Union soviétique n’est pas morte, elle s’appelle désormais Union européenne « .