
« Le président de la République a confondu volontarisme déclaratif et stratégie industrielle. Résultat : la France est devenue une puissance numérique de tribune dans les organisations internationales… et une colonie technologique dans les faits. »
Entretien Par Elea Cauvin.
Cet entretien paraît aujourd’hui dans Le Figaro. Quoique riche en informations et données diverses, il peut se résumer dans sa maxime conclusive : « Il est temps de refaire de la puissance notre horizon. » JSF
ENTRETIEN – Dans une note pour l’Institut Thomas More, le directeur de recherche* dresse un pâle bilan de l’action d’Emmanuel Macron dans le secteur du numérique. Pour lui, le retard de l’Europe en la matière s’explique en grande partie par la désindustrialisation du continent.
* Spécialiste des enjeux éthiques du numérique et directeur de recherche à l’Institut Thomas More, Cyrille Dalmont publie une note intitulée « Politique numérique d’Emmanuel Macron : le bilan ».

LE FIGARO. – Vous soulignez dans votre note un décalage entre les ambitions en matière de transformation numérique exprimées par le président de la République et son bilan. Comment l’expliquer ?
CYRILLE DALMONT. – Emmanuel Macron a prononcé 23 discours majeurs sur le numérique entre 2017 et 2025 : start-up nation, quantique, intelligence artificielle, souveraineté européenne, cyberdéfense sont évoqués, mais ces thèmes ne sont jamais articulés dans un écosystème cohérent. La France se félicite de compter 28 licornes (start-up évaluée à plus de 1 milliard de dollars), soit 23 % de la capitalisation totale des licornes européennes, mais ces dernières ne représentent que 7 % de la capitalisation mondiale des licornes. Pendant ce temps-là, les géants américains de la tech ont multiplié leur capitalisation par quatre, et de grands contrats publics de cloud ont été confiés à Azure, AWS ou Google. Le président de la République a confondu volontarisme déclaratif et stratégie industrielle. Résultat : la France est devenue une puissance numérique de tribune dans les organisations internationales… et une colonie technologique dans les faits.
Le débat autour du Health Data Hub, centre d’hébergement des données de santé des Français chez Microsoft Azure, a récemment mis en lumière nos défaillances en matière de souveraineté numérique. Pourquoi la France demeure-t-elle «locataire» des États-Unis et des Gafam malgré des investissements publics massifs ?
L’affaire du Health Data Hub n’a fait que révéler l’affaissement numérique de la France dans son intégralité. En 2019, l’État a choisi Microsoft Azure pour héberger les données de santé des Français et, en 2022, la Cnil a confirmé qu’aucune alternative européenne n’était techniquement capable de répondre au cahier des charges. En 2023, le contrat a donc été prolongé faute de solution souveraine. La France a fait des investissements, certes, mais on ne peut pas considérer qu’ils soient massifs, compte tenu de l’enjeu économique que cela représente. Aujourd’hui, la capitalisation mondiale du numérique représente 35 % des 136.000 milliards de la capitalisation mondiale. Ce n’est pas un problème d’intention mais d’échelle : la France investit en dizaines, parfois en centaines de millions, là où les États-Unis et la Chine investissent en centaines de milliards.
Vous montrez que le secteur du numérique pâtit de choix contestables en matière de politique énergétique. L’écosystème numérique français souffre-t-il des orientations, françaises et européennes, prises avant les mandats d’Emmanuel Macron ?
Le numérique est par nature énergivore et la numérisation massive de nos sociétés amplifie ce phénomène. Entre 2022 et 2024, la demande mondiale d’électricité a progressé de + 4,2 % : + 6,7 % en Chine, + 5,1 % en Inde, + 3,1 % aux États-Unis, quand l’Union européenne atteint à peine + 1,9 %. Ce différentiel n’est pas seulement la conséquence des politiques de sobriété énergétique promues par la Commission européenne sous la pression des lobbys écologistes. Il traduit surtout une désindustrialisation profonde du continent : moins d’usines, donc moins d’énergie consommée. Le rapport Draghi remis à la Commission en septembre 2024 évalue le coût moyen de l’électricité européenne à 2,5 fois celui des États-Unis et à près de 3 fois celui de la Chine. Autrement dit, nous rêvons d’une industrie numérique compétitive avec l’énergie la plus chère du monde : une chimère. Tant que l’énergie ne sera pas vue comme un enjeu stratégique, et même de survie, l’Europe restera une puissance désindustrialisée qui se donne bonne conscience.
Nous devons reconnecter la formation initiale et professionnelle aux besoins réels de l’économie : nous formons plus de gestionnaires et de régulateurs que d’entrepreneurs, de bâtisseurs ou d’ingénieurs
Il y a, selon vous, un paradoxe entre un « paysage normatif hypertrophié » et l’absence d’un cadre stratégique orienté vers la souveraineté numérique. En quoi le droit français empêche-t-il la structuration d’un marché national compétitif dans le numérique ?
L’Europe a construit sa stratégie numérique autour d’une ligne Maginot normative pour protéger coûte que coûte son « dogme » du droit européen de la concurrence, pourtant aujourd’hui dépassé. Depuis 2018 se sont succédé le RGPD, le DSA, le DMA, la directive NIS 2, l’AI Act, le Data Act, le Cyber Resilience Act, le Chips Act et bientôt l’EUCS pour ne citer que les plus connus. Chacun d’eux ajoute une couche normative, des contraintes et des surcoûts, mais aucun ne favorise l’innovation, la réindustrialisation ou l’agilité économique. Dans le même temps, les États-Unis et la Chine adaptent leur droit pour favoriser leur industrie nationale.
Enfin, la France, bonne élève jusqu’à l’aliénation, a fait une surtransposition exemplaire du droit européen de la concurrence dans le code de la commande publique : neutralité concurrentielle absolue, interdiction de préférence technologique, ouverture des marchés. Et pour parachever notre impuissance, l’accord sur les marchés publics (AMP) de l’OMC nous empêche d’orienter notre dépense publique vers les entreprises nationales. Résultat : l’impôt des Français finance des entreprises numériques étrangères.
Comment sortir de la « spirale de dépendance structurelle et croissante » vis-à-vis de la Chine et des États-Unis ?
Sortir de la dépendance, c’est d’abord sortir du carcan du droit européen de la concurrence et de l’AMP, devenus des outils de désarmement économique. Il faut également se réarmer moralement et retrouver le goût du progrès, de l’innovation et de la croissance, remplacés en Europe par la décroissance, la sobriété et la peur de l’avenir. Ce réarmement suppose une énergie souveraine, abondante et pilotable, condition préalable à toute industrie moderne. Il faut libérer les énergies productives du pays étouffées par la suradministration et la prolifération normative. Nous devons reconnecter la formation initiale et professionnelle aux besoins réels de l’économie : nous formons plus de gestionnaires et de régulateurs que d’entrepreneurs, de bâtisseurs ou d’ingénieurs.
Enfin, il est indispensable de cesser de perdre notre temps dans des débats budgétaires d’un autre siècle, où l’État se prend encore pour l’alpha et l’oméga de l’économie, au lieu d’inciter fiscalement et financièrement la réindustrialisation massive dont notre pays a tant besoin. La commande publique doit redevenir un instrument de politique économique, au service du développement national. Nous avons fait du droit notre seule stratégie économique. Il est temps de refaire de la puissance notre horizon. ■











