Ses travaux ne sont pas sans lien avec la philosophie politique maurrassienne. Pour quelques aperçus sur Claude Lévi-Strauss voir l’éphéméride de ce 1er novembre.

Cet entretien est long (1h11). Il ne traite pas de sujets simples. Ni de politique immédiate, ni de la vie quotidienne. Sera-t-il écouté ? La vie, les idées, les expériences, l’univers intellectuel d’un penseur de cette classe, d’un ethnologue devenu philosophe sans abandonner jamais rien de l’esprit scientifique, de l’esprit d’observation, tout cela intéressera-t-il ?
Ce grand esprit s’est aventuré sur tous les terrains et sur toute la variété des sociétés humaines.
Avec toute l’humilité du scientifique, de l’ethnologue parmi les précurseurs de cette spécialité, tout le savoir d’un maître en humanités, toute la sagesse du philosophe, pénétré de la Philosoohia perennis, la Sagesse éternelle. Cela dure 1h11 mais nous garantissons qu’il s’agit d’un document d’un intérêt exceptionnel. JSF
Apostrophes | Antenne 2 | 04/05/1984
Publié le 1er novembre 2021 – Actualisé le 1er novembre 2023 et 2025.












Moi-même, selon que je considère mon travail du dedans où je l’ai vécu, ou du dehors où il est maintenant et s’éloigne pour se perdre dans mon passé, je comprends mieux qu’ayant moi aussi composé ma tétralogie, elle doive s’achever sur un crépuscule des dieux comme l’autre; ou, plus précisément, que terminée un siècle plus tard et dans des temps plus cruels, elle anticipe le crépuscule des hommes, après celui des deux qui devait permettre l’avènement d’une humanité heureuse et libérée. Parvenu au soir de ma carrière, la dernière image que ma laissent les mythes et, à travers eux, ce mythe suprême que raconte l’histoire de l’humanité, l’histoire aussi de l’univers au sein de laquelle l’autre se déroule, rejoint donc l’intuition qui, à mes débuts et comme je l’ai raconté dans Tristes Tropiques, me faisaient rechercher dans les phases d’un coucher de soleil, guetté depuis la mise en place d’un décor céleste qui se complique progressivement jusque’à se défaire et s’abolir dans l’anéantissement nocturne, le modèle des faits que j’allais étudier plus tard et des problèmes qu’il me faudrait résoudre sur la mythologie : vaste et complexe édifice, lui aussi irisé de mille teintes, qui se déploie sous le regard de l’analyste, s’épanouit lentement et se referme pour s’abîmer au loin comme s’il n’avait jamais existé.
Cette image n’est-elle pas celle de l’humanité même et, par-delà l’humanité, de toutes les manifestations de la vie : oiseaux, papillons, coquillages et autres animaux, plantes avec leurs fleurs, dont l’évolution développe et diversifie les formes, mais toujours pour qu’elles s’abolissent et qu’à la fin, de la nature, de la vie, de l’homme, de tous ces ouvrages subtils et raffinés que sont les langues, les institutions sociales, les coutumes, les chefs-d’oeuvre de l’art et les mythes, quand ils auront tiré leurs derniers feux d’artifice, rien ne subsiste . En démontrant l’agencement rigoureux des mythes et en leur conférant ainsi l’existence d’objets, mon analyse fait donc ressortir le caractère mythique des objets : l’univers, la nature, l’homme, qui, au long de milliers, de millions, de milliards d’années n’auront, somme toute, rien fait d’autre qu’à la façon d’un vaste système mythologique, déployer les ressources de leur combinatoire avant de s’involuer et de s’anéantir dans l’évidence de leur caducité.
L’opposition fondamentale, génératrice de toutes les autres qui foisonnent dans les mythes et dont ces quatre tomes ont dressé l’inventaire, est celle même qu’énonce Hamlet sous la forme d’une encore trop crédule alternative. Car entre l’être et le non-être, il n’appartient pas à l’homme de choisir. Un effort mental consubstantiel à son histoire, et qui ne cessera qu’avec son effacement de la scène de l’univers, lui impose d’assumer les deux évidences contradictoires dont le heurt met sa pensée en branle et, pour neutraliser leur opposition, engendre une série illimitée d’autres distinctions binaires qui, sans jamais résoudre cette antinomie première, ne font, à des échelles de plus en plus réduites, que la reproduire et la perpétuer : réalité de l’être, que l’homme éprouve au plus profond de lui-même comme seule capable de donner raison et sens à ses gestes quotidiens, à sa vie morale et sentimentale, à ses choix politiques, à son engagement dans le monde social et naturel, à ses entreprises pratiques et à ses conquêtes scientifiques; mais en même temps, réalité du non-être dont l’intuition accompagne indissolublement l’autre puisqu’il incombe à l’homme de vivre et lutter, penser et croire, garder surtout courage, sans que jamais le quitte la certitude adverse qu’il n’était pas présent autrefois sur la terre et qu’il ne le sera pas toujours, et qu’avec sa disparition inéluctable de la surface de la planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses oeuvres deviendront comme s’ils n’avaient jamais existé, nulle conscience n’étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères sauf, par quelques traits vite effacés d’un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu’ils eurent lieu, c’est-à-dire rien.
Claude Lévi-Strauss. Finale du quatrième tome des Mythologiques.