
Par Régis Le Sommier.
« L’Europe devra (agir) seule. Mais avec quoi ? Des budgets théoriques, des arsenaux à moitié vides, des usines qui se mettront en grève et des gouvernements qui psalmodient « réarmement, réarmement ! » Comme on annonce des régimes détox : beaucoup de promesses, très peu de résultats. » Rgis de Castelnau

Ce remarquable journaliste, homme de terrain et de réflexion, grand reporter qui ne hante pas (que) les plateaux TV mais surtout toutes les zones à haut risque, toutes les zones en guerre ou en conflit de la planète, sait toujours de quoi il parle et le dit en termes clairs, le synthétise de façon simple et exacte. Cet article, de la veine que nous venons de tenter de décrire est paru hier (30.11) dans le JDD. ![]()
Pour régler la guerre en Ukraine, Donald Trump mise moins sur les diplomates que sur ses propres émissaires : Steve Witkoff et Jared Kushner, déjà à la manœuvre pour Gaza. Les deal makers de Trump redessinent la diplomatie américaine. Reste à savoir si Moscou suivra.

Iouri Ouchakov : « Mon ami, je voudrais juste ton avis. Penses-tu que ce serait utile, si nos chefs parlaient au téléphone ? » Steve Witkoff : « Je pense que dès que vous le proposerez, mon gars est prêt à le faire… Iouri, voici ce que je ferais. J’appellerais simplement pour réitérer que vous félicitez le président pour cet accomplissement (plan pour Gaza), que vous l’avez soutenu, que vous respectez le fait qu’il soit un homme de paix et que vous êtes vraiment heureux d’avoir vu cela arriver. Je dirais ça. Je pense qu’à partir de là, l’appel sera très bon… »
Avec cette conversation datant du 14 octobre entre Steve Witkoff, l’émissaire de Trump, et Iouri Ouchakov, conseiller de Poutine à l’international, il n’y a plus de doute. Trump et les siens soutiennent le camp russe. « Lorsque j’ai travaillé pour Obama, je l’ai conseillé sur la façon de parler aux dirigeants russes, explique sur X Michael McFaul, l’ancien ambassadeur américain en Russie. Je n’ai jamais donné de conseils au Kremlin sur la façon de parler à Obama (et j’ai parlé à Ouchakov plusieurs fois !) » Interrogé au sujet des « conseils » donnés par Witkoff aux Russes, Donald Trump a botté en touche. Pour lui, il s’agit d’une « procédure standard de négociation ».
Au-delà du fait que Trump met la pression sur ses émissaires pour régler au plus vite la question de l’Ukraine, et tant pis si les Russes sont avantagés, cet échange traduit le bouleversement total des pratiques gouvernementales depuis son retour au pouvoir. Au département d’État, lieu traditionnel de la diplomatie US, une blague circule. « Ou y a-t-il le plus d’activité en ce moment à Foggy Bottom ? » (nom du lieu où se trouve le département à Washington). Réponse : « À la cantine. » Ce constat traduit la prise de pouvoir diplomatique des deal makers, disciples fidèles de Trump. Witkoff est son ancien associé dans l’immobilier new-yorkais. Il est son partenaire de golf. Il fut aussi son avocat. Jared Kushner dirige une société de capital-investissement. Il est son gendre, celui pour qui, Trump aime le rappeler, sa fille chérie Ivanka s’est convertie au judaïsme. À eux deux, Witkoff et Kushner ont négocié au plus près l’accord sur Gaza, suivant les débats à Charm el-Cheikh jusqu’au bout de la nuit, pour être les premiers à annoncer le deal au patron.
Marco Rubio embarque Zelensky
Cette manière de court-circuiter les diplomates n’est pas du goût de tous. Marco Rubio en premier. Il a d’ailleurs failli en faire les frais à propos de l’Ukraine. Ayant appris au dernier moment qu’un nouveau plan de paix avait été concocté en Floride entre, cette fois, Kirill Dmitriev, le « monsieur USA » de Vladimir Poutine, et toujours Steve Witkoff, il s’est précipité à Genève où les Européens et le président Zelensky étaient réunis pour présenter une contre-proposition au plan Trump. Volant aussitôt la vedette à tout le monde, Marco Rubio aura joué le rôle de l’intermédiaire qui va harmoniser le projet d’accord de paix. Sous sa supervision, le plan en 28 points a été réduit à 19. Et Rubio est parvenu à embarquer Zelensky – mais avait-il le choix, englué jusqu’au cou dans un scandale de pots-de-vin ? – qui annonçait mardi que l’Ukraine adhérait au plan Trump.
La Maison-Blanche s’est aussitôt réjouie d’avancées considérables. « Quelques détails délicats, mais pas insurmontables, à régler » a prévenu la porte-parole Karoline Leavitt. En réalité, aucune paix n’est possible tant qu’Ukrainiens et Russes ne se seront pas entendus. Chacun peut accepter ce qu’il veut devant le médiateur, sans l’accord de l’autre, il n’y a pas d’accord. Le plan Trump a progressé sur certains points mais le « dur » reste inchangé : territoires conquis par les Russes, abandon de l’Otan, taille de l’armée ukrainienne et surtout les fameuses garanties de sécurité. Tout reste en suspens.
On ne saurait dire si des diplomates professionnels de la trempe de ceux qui peuplent le département d’État auraient fait mieux que les Witkoff et Kushner. On ne le sait pas, surtout parce qu’ils se taisent, par crainte d’intervenir d’une manière qui pourrait déplaire au locataire de la Maison-Blanche, ou pire d’être associés à l’« État profond » à qui Trump a déclaré la guerre. On leur demande, en général, de donner la priorité à trois choses : expliquer aux délégations de pays étrangers qu’elles doivent mettre en avant les accords possibles sur les minerais, proposer d’accueillir les migrants illégaux dont l’Amérique pourrait se débarrasser, ou encore montrer de l’enthousiasme dans la quête de Trump pour le prix Nobel et se demander comment, à leur niveau, ils pourraient l’aider.
Comme pour Gaza, Trump attend de voir ce que la négociation va donner
La proximité de Witkoff et Kushner avec le président possède l’avantage que, dans un sens comme dans l’autre, on peut s’appeler directement et régler les problèmes sans passer par des intermédiaires. Il reste que Witkoff qui, au début du mandat de Trump, avait du mal à prononcer correctement le nom des oblasts ukrainiens conquis par la Russie, conserve encore quelques carences. Il affiche notoirement une naïveté tout américaine face aux requins d’eau profonde que sont Lavrov, Ouchakov et Dmitriev.
Trump attend les résultats
Reste désormais à obtenir l’accord des Russes qui, jusqu’ici, n’ont pas vraiment commenté. Cette semaine, Vladimir Poutine s’en est allé passer trois jours au Kirghizistan, ce qui démontre qu’il n’est pas dans une posture de négociations. Trump a envoyé son fidèle lieutenant Witkoff à Moscou, qui sera reçu la semaine prochaine au Kremlin. De son côté, le secrétaire à l’armée, Dan Driscoll, un proche de J. D. Vance, discute avec les militaires ukrainiens à Abou Dhabi. Comme pour Gaza, Trump attend de voir ce que la négociation va donner. Son implication personnelle sur le sujet a déjà forcé l’admiration de beaucoup. Cela suffira-t-il à faire le deal ? Rien n’est encore certain. Pendant ce temps, la guerre continue. o ■ o RÉGIS LE SOMMIER












