
À l’occasion, au mitan du XIXe siècle, de la parution des Prophètes du passé de Barbey d’Aurevilly, essai qui contient notamment un hommage à la grande figure contre-révolutionnaire Louis de Bonald, cet immense critique littéraire qu’était Charles-Augustin Sainte-Beuve signa un article-fleuve pour le Constitutionnel du 18 août 1851 où il présenta l’essentiel de sa vie et de sa pensée.
Retrouvez-le toute cette semaine, découpé en six parties.
En tout, M. de Bonald, par la forme et la direction de son esprit, est hébraïque, romain, patricien à l’antique, et l’ennemi des Grecs. Jamais il ne parle des Grecs qu’avec mépris et dédain, comme d’une nation de femmes et d’enfans, ne songeant qu’au plaisir, et qui, dans leurs arts, ôtèrent la pudeur même à la chasteté[1] ; ou encore comme d’une nation d’athlètes devenue bien vite un peuple de rhéteurs et de sophistes, et qui, en philosophie, « ne cherchèrent jamais la sagesse que hors des voies de la raison. » Il ne fait guère d’exception favorable parmi eux que pour les Spartiates et les Macédoniens, peuples plus forts et plus durs : mais les Athéniens, il les rudoie, il les ignore, il les supprimerait s’il le pouvait. C’est que lui-même, avec de la force et de l’ingéniosité, il a l’âpreté de son Rouergue et de ses montagnes ; c’est le moins Athénien des esprits. « Il n’aimait pas les Grecs, a dit quelqu’un, et les Grecs le lui ont bien rendu : il manque d’atticisme. ». Il manque de grâce, de délicatesse et de charme.
Je vais droit au défaut capital et radical du talent élevé de M. de Bonald, et que, même dans les hautes et sévères doctrines qu’il professait, il aurait certes pu éviter. M. de Maistre a des ailes, M. de Bonald n’en a jamais. Pour revenir au monde des idées et au ciel métaphysique de Malebranche, M. de Bonald nous fait repasser par la filière des mots et par la mécanique du langage de Condillac. J’ai voulu faire une expérience qui n’a rien de bien pénible. À côté des pages denses et serrées de M. de Bonald, j’ai lu quelques pages de Bossuet dans le même ordre d’idées absolues : la Politique tirée de l’Écriture. Quand on lit ce bel ouvrage de Bossuet, on est à l’instant comme un voyageur qui se sent porté sur un grand fleuve aux ondes pleines, majestueuses et sonores sous le soleil. Avec Bonald, au contraire, on est comme si l’on s’embarquait d’abord sur un fleuve assez peu navigable ; puis le patron vous fait entrer dans un canal, et vous met à bord d’un bateau exactement fermé, où l’on descend et où l’on est sans plus voir la lumière ni le ciel, et l’on ne peut sortir la tête et regarder sur le pont que par intervalles, pour apercevoir en effet d’assez hautes et grandes perspectives, mais en regrettant de les perdre de vue si souvent. Tel est véritablement l’effet que produit la méthode à demi scolastique de Bonald, mise en regard de la marche naturelle et large de Bossuet dans les mêmes matières.
Bonald ne s’inquiète pas d’émouvoir, et il ne sait pas persuader. Cette abeille qui, non loin de lui, visita l’austère de Maistre lui-même dans ses rochers de Savoie, qui caressa et nourrit si longtemps Chateaubriand enfant sur ses grèves, il ne la connaît pas. Il a, même dans les choses vraies qu’il énonce, de ces expressions et de ces manières de dire qui sont le contraire de l’insinuant. Ce n’est pas de lui que le poète aurait dit jamais que « la déesse de la Persuasion résidait sur ses lèvres. » Pour montrer le degré de rigueur et d’absolu de la vérité qui se mesure à l’étendue même des lumières et de la certitude, il a pu écrire : « L’homme le plus éclairé sera l’homme le moins indifférent ou le moins tolérant ; et l’Être souverainement intelligent doit être, par une nécessité de sa nature, souverainement intolérant des opinions. Voilà Dieu compromis, dans la bouche d’un homme pieux, par une expression malheureuse. « C’est ainsi qu’un autre jour, dans un discours à la Chambre des Pairs, il dira, en parlant de la peine de mort, que punir un coupable du dernier supplice, c’est le renvoyer devant son juge naturel. L’expression est exacte sans doute pour un croyant, mais ce sont là de ces exactitudes qu’évitent les charitables et à la fois les habiles, ceux qui veulent gagner et amener l’esprit des hommes, et qui savent les endroits sensibles de leur cœur. De toutes les façons, c’est la plus opposée à l’appel attrayant de Fénelon.
« On ne persuade pas aux hommes d’être justes, pensait M. de Bonald, on les y contraint. La justice est un combat. » Mais souvent, tout en contraignant les hommes, il est bon de leur laisser croire qu’on les a persuadés.
Un des chapitres les plus cités de ce premier écrit (la Théorie du Pouvoir) est celui qui a pour titre : Jésus-Christ. Il y a de la force, de la dignité, un sentiment profond, à la fois historique et religieux ; mais ce chapitre me paraît gâté encore et interrompu dans ce qu’il a de simple et de grave par des raisonnemens de théoricien et d’homme de parti. Considérant la personne de l’Homme-Dieu dans tous ses états et toutes ses conditions, M. de Bonald dira : « Dans la famille, il est fils, il est parent, il est ami ; dans la société politique, il est sujet et même il est pouvoir ; dans la société religieuse, il est pouvoir et même il est sujet. » Cette antithèse de pouvoir et de sujet tient à la formule fondamentale de l’auteur ; mais comment ne pas l’oublier ici ? comment songer à poursuivre sa démonstration didactique en un tel exemple ? C’est ainsi encore que, plus de trente ans après, dans son dernier ouvrage (car, chez M. de Bonald, le dernier ouvrage ressemble au premier), dans sa Démonstration philosophique du Principe constitutif de la Société, il déduira d’une, construction philosophique et presque grammaticale la nécessité de l’Homme-Dieu. M. de Bonald ne sent pas que cela choque et refroidit celui qui le lit. Homme de foi, il manque de cette effusion qui soulève et qui entraîne. Il n’a pas, en parlant de Jésus-Christ, cette naïveté et cette tendresse que Pascal avait eue et avait notée comme les signes distinctifs de l’esprit chrétien : il n’a pas les raisons du cœur, celles que le raisonnement ne sait pas. Ce que je dis là du premier écrit de M. de Bonald, se peut dire de tous les écrits qu’il publiera depuis. Rentré en France sous le Directoire, il fut de ceux qui, sous le Consulat, travaillèrent à relever les ruines morales de la société, et il publia en 1802 son Traité Du Divorce et sa Législation primitive. ■ (À suivre)
[1] Le mot est de Montesquieu, et Bonald s’en autorise.

Pierre Boutang trouvait qu’« une espèce de perfection guerrière » caractérise l’essai de Charles Maurras Trois idées politiques, qui fut composé en 1898 et légèrement augmenté en 1912.
Dans ce volume c’est l’esprit grec dans toute sa pureté, sa splendeur, sa perfection, qui s’exprime ; une citation d’Anaxagore sur le « Noûs », l’Intelligence, ne vient pas figurer par hasard.

Si Maurras décida de traiter de trois idées, celle de Chateaubriand, puis celle de Michelet, et enfin celle de Sainte-Beuve, c’est qu’il s’attache à la démarche épistémologique grecque du ternaire, que l’on retrouve dans les règles de la rhétorique (ethos, logos, pathos), ou de la formulation d’un raisonnement (thèse/antithèse/synthèse ou les articulations d’un syllogisme : prémisses majeures et mineures dont on tire une conclusion), qui au fond découlent du grand principe d’identité entre le bien, le vrai et du beau, du principe que l’Un se réalise dans le Trois.
Cet ouvrage est le discours de la méthode maurrassien, où il développe son idée d’« empirisme organisateur » et expose son intention profonde : regrouper Le Play et Taine, Comte et Bonald, soit deux écoles a priori antagoniques, le positivisme et les contre-révolutionnaires.
Maurras rejette autant ceux pour qui l’âge d’or se situe uniquement dans le passé – Chateaubriand – que ceux qui ne le voient que dans le futur – Michelet –, érigeant le maître de la critique littéraire Sainte-Beuve en antidote de ces deux apories, celui qui marche sur ces deux jambes, quand l’un marche sur quatre et l’autre sur trois, pour reprendre l’énigme du Sphinx. ■

Nombre de pages : 92
Prix (frais de port inclus) : 21 €
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