
À l’occasion, au mitan du XIXe siècle, de la parution des Prophètes du passé de Barbey d’Aurevilly, essai qui contient notamment un hommage à la grande figure contre-révolutionnaire Louis de Bonald, cet immense critique littéraire qu’était Charles-Augustin Sainte-Beuve signa un article-fleuve pour le Constitutionnel du 18 août 1851 où il présenta l’essentiel de sa vie et de sa pensée.
Retrouvez-le toute cette semaine, découpé en six parties.
Quand M. de Bonald parle de Bossuet, il se sent presque son contemporain, il l’appelle habituellement M. Bossuet : « Mais saint Augustin, saint Léon, M. Bossuet, l’Évangile même, dit-il, n’ont sur les chrétiens que l’autorité que leur donne l’Église. » Par condescendance pourtant, et afin, de montrer que la vérité accepte toutes les armes, M. de Bonald prend des mains dit XVIIIe siècle les divers problèmes, tels que ce siècle les a posés. Comme dans un siège méthodique, il chasse et repousse l’ennemi le long des tranchées mêmes que celui-ci-a pratiquées, et c’est ainsi qu’il revient par une voie étroite à une philosophie élevée.
Ce mélange de moyens étroits, de croyances bornées et de hautes vues, est perpétuel chez lui. Son raisonnement est serré et dense, et si subtil, qu’une-fois qu’on est au-dedans, on ne voit presque plus le jour, ni ce ciel qu’il veut précisément nous montrer. Le plus sûr et le plus commode pour juger des belles parties de Bonald, c’est de briser, de secouer en quelque sorte son réseau, et de ne voir que les pensées mêmes qui s’en détachent, Alors, quantité de définitions et de sentences d’or apparaissent : par exemple cette définition de l’homme, que d’autres avant lui avaient trouvée, mais qu’il a réinventée et mise en honneur de nouveau : « L’homme est une intelligence servie par des organes. » Voici quelques-unes encore de ces belles pensées, et qui sentent le moderne Pythagore :
« En morale, toute doctrine moderne, et qui n’est pas aussi ancienne que l’homme, est une erreur. »
« Le but de la philosophie morale est moins d’apprendre aux hommes ce qu’ils ignorent, que de les faire convenir de ce qu’ils savent, et surtout de le leur faire pratiquer. »
« Ce sont moins les connaissances qui nous manquent, que 1e courage d’en faire usage. »
« La Révolution a commencé par la déclaration des Droits de l’homme, et elle ne finira que par la déclaration des Droits de Dieu. »
M. de Bonald est un des écrivains dont il y aurait ainsi le plus de grandes ou spirituelles pensées à extraire ; on ferait un petit livre qu’on pourrait intituler Esprit ou même Génie de M. de Bonald, et qui serait très substantiel et très original. Lui-même il a publié en 1817 un volume de Pensées, mais dans lequel, comme tous les auteurs en ce genre, il en a laissé passer un trop grand nombre. Je n’en ferai remarquer que quelques-unes qui me semblent des plus justes, des plus modérées, et tout à fait incontestables :
« Le bon sens, dans le gouvernement de la société, doit remplir les longs interrègnes du génie. »
« L’irréligion sied mal aux femmes ; il y a trop d’orgueil pour leur faiblesse. »
« N’en croyez pas les romans : il faut être épouse pour être mère. »
« À un homme d’esprit, il ne faut qu’une femme de sens : c’est trop de deux esprits dans une maison. »
On sent dans ces dernières pensées, l’homme de la famille, l’époux mi cœur antique, l’homme simple et qui retrouvait dans le cercle domestique la bonhomie et l’aménité. Et ceci encore :
« Des sentimens élevés, des affections vives, des goûts simples, font un homme. »
Homme public, il avait sur le rôle de la France et sur sa magistrature en Europe des idées qui ont été souvent redites par d’autres et exagérées depuis : mais il n’exagérait rien, quand il disait énergiquement :
« Un ouvrage dangereux écrit en français est une déclaration de guerre à toute l’Europe. »
Il a sur la corruption du goût et sur les rapports du talent et des mœurs, des conseils sobres et sains, qui rappellent Vauvenargues :
« Le beau en tout est toujours sévère. »
« Une conduite déréglée aiguise l’esprit et fausse le jugement. »
« L’auteur d’un ouvrage sérieux a complètement échoué si on ne loue que son esprit. »
« Les grandes pensées viennent du cœur, » a dit Vauvenargues. Cette maxime, est incomplète, et il aurait dû ajouter : « Les grandes et légitimes affections viennent de la raison. »
M. de Bonald, dans ses écrits, à travers leur forme grave et tendue, avait une ironie fine et souvent piquante ; cela se dégage mieux dans ses Pensées :
« Des sottises, dit-il, faites par des gens habiles ; des extravagances dites par des gens d’esprit ; des crimes commis par d’honnêtes gens, — voilà les révolutions. »
C’est joli, c’est juste, ce n’est pas trop dur.
Il se demandait encore, et c’est surtout aujourd’hui le cas de nous demander tous avec lui :
« Que s’est-il donc passé dans la société, qu’on ne puisse plus faire aller qu’à force de bras une machine démontée, qui allait autrefois toute seule, sans bruit et sans effort ? » Sous la Restauration, M. de Bonald ne fit qu’appliquer aux choses publiques et aux discussions politiques dans lesquelles il fut mêlé, son invariable doctrine de tous les temps. Logique, conséquent et sincère, il l’appliquait dans les plus grandes comme dans les moindres choses. De même qu’à la Chambre des Députés et ensuite à celle des Pairs il prenait parti pour toutes les propositions et les mesures rétrogradantes, membre du Conseil Général de son département, il s’opposait le plus qu’il pouvait à une grande route, qui même lui aurait été utile pour sa terre, persuadé que « rapprocher les hommes, comme il le dit, n’est pas le plus sûr moyen de les réunir. » Opposé en tout à la tendance de la société moderne, à tout ce qui centralise et mobilise, il comprenait dans un même anathème les grandes capitales, le télégraphe, le crédit et tous ses moyens ; il aurait voulu en revenir à la monnaie de fer de Sparte. Nul n’a mieux su que lui tout ce dont il ne voulait pas. Il avait pour principe qu’en tout état de cause, il est bon de résister à la nouveauté, fût-elle une vérité : cela lui fait faire quarantaine. Tel qu’il était, il mérita une double réputation durant tout ce temps des quinze années, la réputation d’oracle et d’homme de génie dans son parti, parmi le petit nombre des esprits opiniâtres et immuables, et même, jusqu’à un certain point, dans tous les rangs des royalistes intelligens : auprès des autres, des libéraux, il passait pour un gentillâtre spirituel, entêté, peut-être un peu cruel, et il jouissait de la plus magnifique impopularité. Tout cela doit s’apaiser et se tempérer aujourd’hui. ■ (À suivre)

Pierre Boutang trouvait qu’« une espèce de perfection guerrière » caractérise l’essai de Charles Maurras Trois idées politiques, qui fut composé en 1898 et légèrement augmenté en 1912.
Dans ce volume c’est l’esprit grec dans toute sa pureté, sa splendeur, sa perfection, qui s’exprime ; une citation d’Anaxagore sur le « Noûs », l’Intelligence, ne vient pas figurer par hasard.

Si Maurras décida de traiter de trois idées, celle de Chateaubriand, puis celle de Michelet, et enfin celle de Sainte-Beuve, c’est qu’il s’attache à la démarche épistémologique grecque du ternaire, que l’on retrouve dans les règles de la rhétorique (ethos, logos, pathos), ou de la formulation d’un raisonnement (thèse/antithèse/synthèse ou les articulations d’un syllogisme : prémisses majeures et mineures dont on tire une conclusion), qui au fond découlent du grand principe d’identité entre le bien, le vrai et du beau, du principe que l’Un se réalise dans le Trois.
Cet ouvrage est le discours de la méthode maurrassien, où il développe son idée d’« empirisme organisateur » et expose son intention profonde : regrouper Le Play et Taine, Comte et Bonald, soit deux écoles a priori antagoniques, le positivisme et les contre-révolutionnaires.
Maurras rejette autant ceux pour qui l’âge d’or se situe uniquement dans le passé – Chateaubriand – que ceux qui ne le voient que dans le futur – Michelet –, érigeant le maître de la critique littéraire Sainte-Beuve en antidote de ces deux apories, celui qui marche sur ces deux jambes, quand l’un marche sur quatre et l’autre sur trois, pour reprendre l’énigme du Sphinx. ■

Nombre de pages : 92
Prix (frais de port inclus) : 21 €
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