
À l’occasion de la sortie de Bernanos polémiste chez Belle-de-Mai Éditions, monographie réunissant l’ensemble de ses articles qu’il produisit pour Le Figaro au début des années 1930, vous est proposé le compte-rendu réalisé par l’agrégé de philosophie et journaliste Étienne Borne de la revue Esprit, dans son numéro du 1er novembre 1936, du roman de Bernanos intitulé Journal d’un curé de Campagne, édité cette même année par Plon.

Une conscience de soi évangélique : cette expression dans laquelle Jacques Maritain voit la formule d’un style nouveau de sainteté convient à merveille ici. Le saint des temps modernes ne peut simplement répéter le saint des âges naïfs (ce qui n’empêche pas la source de toute sainteté d’être au-dessus du temps) et il voit s’accroître en lucidité pt en profondeur la conscience de son humanité. Le Journal n’est pas un dialogue mystique entre l’âme et Dieu. Le mystère dernier de la sainteté est respecté. Le Curé de campagne ne nous fait pas confidence de ce qui passe en son cœur, à la Messe, quand il élève le Calice. Malgré l’extraordinaire réussite du livre, il reste, et Mauriac a raison, que la sainteté en elle-même n’est pas un sujet de roman. Ce qui est souligné, dessiné dans le Curé d’Ambricourt, c’est l’homme — mais la lumière qui l’éclaire est celle de la grâce.
L’homme ; et d’abord l’homme d’une tradition. La tradition de la misère. Car il n’y a pas que des traditions d’opulence, de confort, de sagesse honorable. Le Curé a des ancêtres, dont il ne sait rien, sinon qu’ils ont été des opprimés, des vagabonds, et de ceux de sa race, il a hérité une double impuissance, impuissance à posséder, impuissance à commander d’eux encore il tient son corps malingre, et une soif de pauvres gens atteint d’un cancer à l’estomac, déshabitué de se nourrir, il croira trouver quelque soutien dans une affreuse mixture qui lui a été vendue pour du bordeaux. Ces misères sont un héritage ; en les vivant il communie avec sa race et expérimente sa vocation naturelle à la pauvreté. Une pauvreté prête à assumer en elle toutes les pauvretés. Enfant caché sous un comptoir d’estaminet malpropre, il lisait les souvenirs d’enfance et de misère de Maxime Gorki, et il priait pour Gorki, il comprenait les Russes. Pauvreté matérielle et pauvreté spirituelle. L’état d’âme du Christ qu’une sympathie surnaturelle le porte à imiter est celui de la déréliction du Seigneur lors de l’Agonie du Jardin des Oliviers. Au sommet de cette tradition de misère, comme en haut d’un arbre de Jessé, une sainteté a fleuri qui peut se dire elle aussi l’épanouissement d’une tradition parce qu’elle a profité des leçons d’une race.
Le Journal nous permet de suivre le progrès d’une vie spirituelle dans un dénuement et une joie croissants. Les échecs vont s’accumulant. Les paysans sont fermés, en proie à une haine d’eux-mêmes qui les rend imperméables à la grâce. Le vieux sonneur de cloches, qui est d’Église, se laissera aller à dire Quand on est mort, tout est mort. ». Partout une impuissance totale à imaginer ou à vivre le surnaturel. Le Curé espère beaucoup des enfants du catéchisme il ne se contentera pas de leur donner un sévère enseignement dogmatique, il se confiera à eux. Mais hélas, leurs âmes sont tôt souillées ; une fille dont l’attention l’avait frappé, Seraphita Dumonchel (sorte de réincarnation de la Mouchette de Sous le Soleil de Satan, en plus vraisemblable, en plus simplement émouvant) découvre un cœur plein de coquetteries canailles. Un essai de patronage avorte lamentablement. La famille du château est, comme telle famille de Mauriac, un nœud de vipères. Quatre personnages : le comte, la comtesse, leur fille Chantal, l’institutrice. Chantal est jalouse de l’institutrice qui lui a ravi l’affection d’un père autrefois adoré. Une fille dressée contre ses parents, qu’on veut écarter, envoyer en Angleterre et qui menace de se suicider, le drame est d’un tragique simple, d’une psychologie qui serait sommaire sans le surnaturel qu’elle implique. Le prêtre arrachera son secret à Chantal, devinera la profondeur de son désespoir la sauvera du suicide sans la sauver de sa haine. Heurt de deux violences têtues, maladroites, et dont le tragique montre bien qu’il suffit de croire au Bien et au Mat pour atteindre sans le secours d’aucune mythologie au sublime de l’épopée. Et brusquement l’éclairage change. Toute la lumière est concentrée sur la comtesse. Par sa seule présence, le prêtre force certaines âmes à se dévoiler comme malgré elles. La comtesse a perdu autrefois un petit garçon qu’elle préférait à sa fille. Et sa révolte n’a cessé d’empoisonner sa vie. Une vie honorable qui n’a été qu’un long refus de Dieu. Le petit prêtre entre dans cette vie, et force les vantaux de cette âme. Ici encore dialogue de deux violences. La parole « violenti rapiunt illud » est vraie aussi de la conquête des êtres. La lâcheté se déguise parfois en respect des âmes. Le Curé de campagne délivre cette âme fermée. La comtesse jettera au feu un médaillon contenant des cheveux, souvenir du petit mort. Acte qui ne lui est pas demandé, dernier geste de ressentiment, auquel se mêle un commencement de renoncement apaisé. Elle mourra la nuit suivante et le château comme le village accuseront le prêtre d’être responsable de cette mort. La comtesse n’avait-elle pas un cœur faible, incapable de supporter des scènes d’apocalypse ?
Le Curé souffre ainsi pour les âmes, par les âmes. La haine des autres lui est douleur et angoisse. L’esprit de prière le quitte, la foi peut-être aussi, remplacée par une sorte de résignation ténébreuse parce que d’autres se haïssent, il est tenté, lui aussi de ne pas s’aimer. La paix qu’il dispense n’est pas dans son cœur :
« Ô merveille qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! L’espérance qui se mourait dans mon cœur a refleuri dans le sien. » (p. 221). Expérience saisissante de la Communion des Saints.
Après le temps de l’aridité, vient ensuite une nouvelle étape où la marée de la joie remonte dans le cœur du prêtre. Joie qui ne vient pas de la chair et du sang, mais de l’Esprit. Sentiment de paternité spirituelle devant la comtesse morte. Le goût de la prière revient, ressuscitant merveilleusement une foi asphyxiée « L’être entier est comme un navire à la détonation des voiles qui se gonflent. » (p. 207). C’est le moment où toute une floraison de pressentiments et d’images supra-naturels surgit dans son âme. Sa piété plus sensible passe par Marie. Celle-ci apparaîtra même, un soir de détresse, dans la campagne boueuse sans rien de féerique, de vaporeux ; elle sera là, plus présente que la clochette des vaches ou l’odeur de l’herbe mouillée, elle, la Vierge-Enfant, « la cadette du genre humain s comme l’écrit Bernanos, retrouvant le style et l’accent de « la Charité de Jeanne d’Arc ». ■ (À suivre).

Nombre de pages : 112
Prix (frais de port inclus) : 19 €
Commander ou se renseigner à l’adresse ci-après : commande.b2m_edition@laposte.net ou Belle de Mai Éditions












En Janvier 1941 Sophie Scholl écrit d’un refuge au Tyrol à son ami Fritz basé en France/
» Nous sommes dans un séjour en ski , Le soir nous lisons ensemble , à la lueur des bougies un livre de Bernanos, « ,l e journal d’un curé de campagne » ( traduit en 1938 en Allemagne.) Si tu pouvais te procurer un livre de lui ».
Ce livre saisissant avec son héros courageux , le curé d’Ambricourt, qui ne baisse pas les bras, devant sa paroisse à l’abandon , servira d’exemple, et jouera un rôle important dans le groupe d’amis de la Rose Blanche, et les aidera à se radicaliser dans leur combat sans merci contre un régime insane, où ils vont perdre leur vie. Saluons le rôle de la vraie littérature quand elle ouvre à un monde.