
COMMENTAIRE – Publiée hier (10.12.2025) dans Le Figaro, cette intéressante chronique doit être lue avec attention. Les nuances et les degrés en sont la marque. Il s’agit des rapports intimes, que l’on pourrait dire presque mystérieux, du Politique et du religieux. Esprits sommaires s’abstenir ! Bien entendu, il s’agit de l’Europe, que l’on ne confondra pas (stupidement) avec l’U.E. ! Et de ses sources chrétiennes sans lesquelles, justement, sa substance commune (de l’Atlantique à l’Oural) cesserait d’être. Il s’agit, enfin, des nations qui la constituent et dont l’effacement sonnerait – sonne déjà – leur propre affaissement. L’ouvrage sûrement excellent, introduit ici, ne dispensera pas de la lecture directe des écrits de Pierre Manent ! o Je Suis Français.
CHRONIQUE – Un ouvrage collectif réunissant jeunes disciples de Pierre Manent et professeurs émérites invite à s’interroger sur l’œuvre du philosophe. Et à sortir les Européens de leur torpeur spirituelle et politique.
Pierre Manent n’aime pas se répéter. Grand penseur du problème théologico-politique, il n’est pas du genre à courir les plateaux de télévision pour commenter les 120 ans de la loi de séparation des Églises et de l’État, célébrés ce mardi. Il ne s’enferme pas non plus dans sa tour d’ivoire et goûte peu l’exégèse universitaire sans intérêt pour la cité. Quand les professeurs de philosophie Jean-Pierre Delange et Daniel Tanguay lui ont proposé d’organiser un colloque sur son livre La Cité de l’homme, paru en 1994, il a décliné. « Il lui semblait qu’il y avait des tâches plus urgentes de la pensée politique que celle de revenir sur les thèses de cet ouvrage ancien », explique l’un des organisateurs. C’est finalement autour du thème « L’urgence du politique » que les philosophes manentiens de toutes générations se sont réunis au Collège des Bernardins en mai 2024, en présence du maître. L’ensemble de leurs interventions fait désormais l’objet d’un ouvrage collectif qui éclaire en quinze contributions la philosophie politique de Pierre Manent – et ses leçons pour notre temps.
En bon élève du « spectateur engagé » qu’était Raymond Aron – dont il fut l’assistant au Collège de France -, Pierre Manent a un souci sincère pour le monde d’aujourd’hui. Il s’inquiète par-dessus tout de la passivité dans laquelle s’enferment les Européens, cette « indifférence mortifère » qui touche autant leur rapport à la politique qu’à la religion. Le politiste Giulio de Ligio parle dans son chapitre de « paralysie de la conscience et de la politique européennes ». Nous n’avons jamais cru aussi peu en Dieu et en nos gouvernants. Cela participe-t-il du même mouvement ? Est-ce parce que la religion a déserté nos quotidiens que la politique se referme sur des débats stériles éloignés des préoccupations des citoyens ? C’est une des questions à laquelle ce volume tente de répondre.
On peut déjà observer que la déchristianisation et la dépolitisation conduisent toutes deux à une dissolution du commun. Sous le poids de ces deux tendances, toute interrogation sur le bien collectif a disparu au profit de ce que Pierre Manent a appelé la « religion des droits de l’homme ». Sous ce régime, pointe Giulio de Ligio, « les citoyens et les croyants ne croient plus voir devant eux des actions vertueuses à mener, des liens à perfectionner, mais une organisation des intérêts et des droits ».
Cette crise du politique s’explique en partie par l’affaiblissement de la forme nationale. Comme le souligne Philippe Raynaud, « la nation a permis au régime démocratique de vivre parce qu’elle permettait d’inscrire la protection des droits et la liberté politique dans des corps politiques particuliers susceptibles de produire du civisme et non pas seulement de la morale ». L’appartenance à un même peuple oblige les citoyens vis-à-vis de leurs semblables : ils ne revendiquent pas seulement des droits individuels mais se soucient de leur destinée collective. La nation, pour reprendre une formule de Pierre Manent, a une « force associante ». Elle crée de l’unité et permet la communion des citoyens dans un grand tout. Or, à mesure que la nation s’effrite, le principe même du régime représentatif vacille. « Le peuple n’aspire à être représenté que s’il a préalablement le sentiment d’exister », précise Adrien Louis, maître de conférences en science politique.
L’affaissement de la nation a deux causes principales pour Pierre Manent : la construction européenne, bien sûr, et l’oubli par les nations européennes de leurs propres origines. Le philosophe explique en effet que « l’Europe n’a pas cette force associante et ne peut l’acquérir, puisqu’elle est organisée pour abolir ou du moins évider les communs ». En éparpillant la souveraineté et en imposant la règle de droit contre le gouvernement des hommes, l’Union européenne a ainsi rompu avec les grands équilibres qui fondent la démocratie représentative.
Mais les nations elles-mêmes, à commencer par la France, avaient déjà commencé à « évider les communs » en tournant le dos à leur histoire. Et en particulier à leur histoire chrétienne. Les Européens ont oublié que la nation avait émergé comme une réponse au problème théologico-politique, pour sortir du conflit sans fin entre l’Église et l’Empire, qui se disputaient la prétention à l’universalité au Moyen Âge. La nation en a conservé une profonde empreinte chrétienne : « Elle cherche son unité dans un même acte de foi dans la bienveillance et le commandement du Dieu véritable (…) La nation européenne présuppose un type de communion rendu possible par la communion chrétienne », explicite Adrien Louis.
La laïcité est un dispositif de gouvernement qui n’épuise pas le sens de la vie commune, et qui d’ailleurs en donne une représentation abstraite et fort pauvre. On n’habite pas une séparation. Pierre Manent
Dès lors, vouloir neutraliser la religion n’est pas sans conséquence sur la communauté politique. Pierre Manent ne figure pas parmi les laïcards, loin de là. Comme il l’écrit dans Situation de la France, « La laïcité est un dispositif de gouvernement qui n’épuise pas le sens de la vie commune, et qui d’ailleurs en donne une représentation abstraite et fort pauvre. On n’habite pas une séparation. » Chercher dans la laïcité un ciment pour la nation est une impasse. Cette impasse a été rendue manifeste ces dernières années par la multiplication des « atteintes à la laïcité », comme les désigne pudiquement la technostructure de l’Éducation nationale. « Pierre Manent ne ménage pas ses critiques envers l’opinion laïque qui, confrontée aux progrès constants de l’islam et de l’islamisme, ne cesse de nourrir une rhétorique martiale inversement proportionnelle à sa capacité réelle d’agir, note Adrien Louis. Notre République (…) se prête des forces qu’elle n’a jamais eues, pour résoudre un problème qu’elle n’a jamais affronté, et qu’elle sait d’ailleurs à peine formuler. » La question, majeure, de la compatibilité de l’islam avec la modernité politique fait également l’objet de contributions nourries d’Alexis Carré et de Rémi Brague.
Une fois le constat posé, quelle solution esquisse Pierre Manent ? Dans son dernier livre, consacré à Pascal (Grasset, 2022), il invitait les Européens à redécouvrir la proposition chrétienne, à reconnaître la centralité de leur héritage religieux, et à se poser à nouveau la question de Dieu pour retrouver la question du Bien. Mais il ne faut pas s’y tromper : cela ne doit pas nous conduire à professer un christianisme politique, un nouveau pacte constantinien qui chargerait l’État de dicter un mode de conduite chrétien à ses citoyens et de réduire la foi musulmane en France. Comme le souligne la politiste Agnès Louis, le véritable enjeu est « celui de l’appropriation intérieure des vérités chrétiennes ». Une appropriation personnelle qui doit être « impulsée par le pouvoir du cœur et non par une injonction du pouvoir ». Dans un pays où plus de la moitié des habitants se déclarent athées, et seul un tiers catholiques, on peut croire à un vœu pieux. Chez Pierre Manent cette position est commandée par une autre vertu chrétienne : l’espérance. o ■ o MARTIN BERNIER

L’urgence du politique, sur la philosophie politique de Pierre Manent, sous la direction de Jean-Pierre Delange et Daniel Tanguay, collection «La Cité des lettres», 276 pages, 22€. Armand Colin












