
… L’occasion d’alerter sur la situation de l’enclave berbère en Algérie.
Par Luc-Antoine Lenoir .

COMMENTAIRE – Cet article est paru dans Le Figaro de ce 17 décembre. Récit et décryptage de la question kabyle du point de vue de l’histoire comme de l’actualité immédiate : ces lignes sont à lire. Elles devraient l’être aussi par nos politiques pour le cas somme toute assez improbable, où, d’aventure, certains d’entre eux souhaiteraient que la France ait une politique étrangère. En Algérie comme ailleurs. Nous en sommes loin mais cet article informe, rappelle, ouvre sur la réflexion. o ■o JE SUIS FRANÇAIS
RÉCIT – En marge de la condamnation du journaliste Christophe Gleizes, le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) a proclamé symboliquement, dimanche, son indépendance. L’occasion d’alerter sur la situation de l’enclave berbère en Algérie.

On prononce pourtant si souvent ce mot en Algérie ! L’« indépendance », qui ouvre les discours, irrigue la légende fondatrice de l’État contre l’éternel ennemi français… Mais voilà que le mythe de l’indépendance chèrement acquise a fait un émule bien dérangeant : dimanche dernier, ce 14 décembre, les militants du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) ont déclaré l’indépendance de leur pays, enclave autour de l’Atlas, pour l’instant sans reconnaissance politique par le régime d’Alger. Une cérémonie solennelle qui s’est tenue à Paris, où vit en exil le président du mouvement, Ferhat Mehenni, le jour anniversaire de la résolution 1514 des Nations unies qui cite le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
La cérémonie devait se tenir au Palais des congrès de Versailles, avant que le préfet des Yvelines, Frédéric Rose, interdise l’événement, la veille, en raison des risques de trouble à l’ordre public, évoquant l’organisation d’une contre-manifestation de « militants pro-régime algérien », une réplique qui dit l’état de tension d’Alger sur la question. En urgence, le MAK s’est rabattu sur les salons Hoche de la capitale, bien étroits pour l’assemblée et la charge symbolique du moment. Après une longue lecture juridique et historique, le vieux dirigeant moustachu, souriant, a proclamé la République fédérale de Kabylie, qualifiant l’autorité algérienne d’« étrangère au peuple kabyle » mais se disant ouvert au dialogue avec elle et les instances internationales « sur les modalités de transfert des compétences qui lui reviennent de droit ». À ses yeux, la Kabylie refermait une parenthèse coloniale ouverte en 1857, lorsqu’elle fut finalement intégrée à l’Algérie française à l’issue d’une campagne menée par le maréchal de Mac Mahon. Avant d’être livrée depuis 1962 au régime algérien, avec qui elle partage un territoire, mais aucun horizon.
Peuple amazigh
L’histoire kabyle constitue un champ à part de celle de l’Algérie. Les Kabyles sont présents en Afrique du Nord bien avant les conquêtes arabes du VIIe siècle. Ils appartiennent à l’une des grandes branches du peuple amazigh, les Berbères, peuple sans empire mais non sans mémoire, enraciné dans les vallées de l’est d’Alger. Retranché dans les plis de la montagne, ni les Carthaginois, ni les Romains, ni les Arabes, ni les Ottomans ne parvinrent véritablement à dissoudre ce monde, à la fois morcelé et cohérent, insaisissable pour les pouvoirs centraux. Au XVIe siècle, l’Europe elle-même dut en prendre acte. Pour négocier la libération des captifs chrétiens détenus à Alger par les corsaires ottomans, on passait par les Kabyles, et par le petit royaume de Koukou, sultanat tribal installé au cœur de la montagne, décrit alors comme un contre-pouvoir redouté de la régence d’Alger. La Kabylie était une périphérie, certes, mais aussi un vrai peuple qui faisait bande à part.
La France coloniale mit longtemps à en mesurer la réalité. Après 1830, la Kabylie resta hors de portée. Pendant près de trente ans, le territoire demeura presque vide de colons, tenu à distance par pragmatisme et par appréhension. Il fallut attendre la campagne militaire de 1857 et Mac Mahon pour que la Kabylie soit intégrée de force à l’Algérie française. Cette conquête tardive fut une rupture profonde. En 1871, de ces contreforts partit une grande insurrection antifrançaise, dans le sillage de la défaite de Sedan et de la Commune de Paris. Le soulèvement fut écrasé sans ménagement. Les confiscations foncières qui suivirent (estimées à 500 000 hectares) bouleversèrent les équilibres anciens. Elles provoquèrent exils, émigrations, déclassements. Mais elles eurent aussi un effet paradoxal : en frappant collectivement la région, elles renforcèrent la conscience kabyle comme communauté distincte, contrainte au repli ou à l’arrachement, plus soudée encore.
Une singularité qui ne disparut pas plus après l’indépendance algérienne de 1962. Elle devint même un problème politique central. La Kabylie participa pleinement à la naissance de l’État algérien : nombre de cadres du FLN en étaient issus, à commencer par Krim Belkacem, signataire des accords d’Évian. Mais elle demeura suspecte. Un non-dit politique s’installa : un Kabyle peut être ministre, diplomate, premier ministre, même, mais jamais président de la République. Peu à peu, l’écart identitaire se transforma en culture politique à part, dérangeant la fiction d’une Algérie homogène, soudée autour de l’arabité et de l’islam d’État. La Kabylie, forte d’environ 20 % de la population, entretient un rapport singulier à la laïcité. La pratique de l’islam y est souvent moins marquée qu’ailleurs, et les survivances chrétiennes y sont plus visibles, héritées des Pères blancs puis des Églises évangéliques. Paradoxalement, les Kabyles, pourtant rebelles au pouvoir colonial français, conservèrent la langue française comme vecteur d’affirmation intellectuelle, d’émancipation sociale, et en firent une langue à part entière, à côté de l’amazigh.
Printemps berbère
À partir des années 1980, ce qui était encore un décalage se mua en rupture. Le « printemps berbère » de 1980, première grande mobilisation pour la reconnaissance de la langue amazighe, fut réprimé. La réponse du pouvoir se limita à une concession largement symbolique : la création d’un haut-commissariat à l’Amazighité, sans véritable transfert de compétences ni de moyens. La décennie 1990 vit la Kabylie devenir un havre relatif au milieu des avancées de l’islamisme. La région inventa des formes de résistance non violente, comme un boycott scolaire massif par les familles kabyles en 1994-1995, qui arracha à nouveau quelques concessions linguistiques sans pour autant mettre fin à la politique d’uniformisation.
A Alger, la mort d’un jeune Palestinien avait déclenché des manifestations massives. La mort de cent Kabyles et plus n’en avait déclenché aucune. Ferhat Mehenni, président du MAK
Tout bascula en 2001, lors du « printemps noir ». La mort violente d’un lycéen dans une gendarmerie de Beni Douala déclencha des manifestations qui s’étendirent à toute la Kabylie. La riposte fut foudroyante : tirs à balles réelles faisant près d’une centaine de morts en quelques jours. Ferhat Mehenni revenait récemment sur l’épisode en se souvenant qu’« au même moment, à Alger, la mort d’un jeune Palestinien avait déclenché des manifestations massives. La mort de cent Kabyles et plus n’en avait déclenché aucune. Une absence de compassion qui prouve que, même pour les autres Algériens, les Kabyles ne sont pas vraiment des leurs. »
De cette fracture naquit le MAK, mouvement d’abord autonomiste, puis clairement « autodéterministe ». Depuis 2010, sa branche exécutive de l’Anavad est installée en exil à Paris. L’Algérie, elle, n’a plus quitté le registre de la répression : arrestations massives, interdictions de sortie du territoire, condamnations lourdes, jusqu’à la peine de mort pour certains militants. Le MAK a été classé « organisation terroriste » en 2021, une accusation à laquelle aucun État étranger n’a pourtant souscrit. Les incendies de l’été 2021, qui ont ravagé 90 000 hectares sur 35 wilayas (circonscriptions administratives), la plupart situées sur le territoire kabyle, ont marqué un point de non-retour. Les départs de feu ont été attribués au MAK par Alger et ont abouti notamment au lynchage d’un innocent par une foule à Tizi Ouzou. Le mouvement dénonce, quant à lui, une provocation du régime visant justement à radicaliser le mouvement kabyle, une accusation dont il ne cesse de se défendre. Les chiffres avancés par les responsables kabyles impressionnent : 13 000 arrestations en deux ans, 8 000 condamnations, près de 100 000 « interdictions de quitter le territoire algérien », bien qu’ils ne puissent pas être vérifiés de manière indépendante.
Représentativité du peuple

La déclaration d’indépendance de dimanche veut déplacer la bataille sur un nouveau terrain : celui du droit international. Selon le MAK, les critères en faveur de l’autodétermination sont largement remplis ; discrimination culturelle, mise en danger de la population kabyle lors des incendies de 2021, refus répétés d’organiser un référendum. S’il n’est pas question de gouverner effectivement le territoire, le mouvement revendique une forte légitimité sur place, bien au-delà des partis historiquement présents en Kabylie, FFS et RCD en tête, qui ne partagent pas la ligne séparatiste. Interrogé sur l’issue d’un éventuel référendum, le gouvernement en exil se dit sûr de son succès, assure qu’il le demande « sous garantie internationale » et après libération des prisonniers politiques. « Si le peuple n’était pas prêt, l’Algérie aurait déjà organisé ce référendum », plaidait-il il y a quelques jours auprès du Figaro. Pour l’heure, le MAK se prévaut d’autres indicateurs, comme le boycott massif des scrutins nationaux en Kabylie en 2019.
En réaction à la déclaration d’indépendance, le régime algérien organisait ces derniers jours une riposte médiatique, notamment avec la diffusion d’un documentaire télévisé sur « l’organisation terroriste MAK », qui qualifiait son président Ferhat Mehenni de « traître » soutenu par Israël et le makhzen marocain, sur fond d’appui logistique officieux des deux pays. D’autres sources informelles décrivaient cependant ces derniers mois des tentatives de contact d’Alger auprès de Ferhat Mehenni, pour tenter d’amadouer le camp indépendantiste.
La France à distance
La dimension géopolitique pourrait de fait tourner à l’avantage du MAK. L’Algérie traverse une phase d’isolement diplomatique croissant. La rupture des relations avec le Maroc, consommée en 2021 au sujet du Sahara occidental, a durablement refermé l’horizon maghrébin. Les alliances plus lointaines, elles aussi, se fragilisent. Les relations avec Moscou, longtemps solides, paraissent moins assurées depuis les recompositions sécuritaires au Sahel et les affrontements opposant les troupes de Wagner aux tribus touareg soutenues par Alger. Dans ce contexte, le MAK apparaît à Alger comme un levier de déstabilisation que l’on attribue volontiers aux capitales ennemies : Rabat est régulièrement accusé d’abriter ou d’appuyer des militants kabyles, accusation récurrente, commode, qui permet d’inscrire la question dans une dramaturgie extérieure.
Côté français, le dossier kabyle reste officiellement tenu à distance, gênant la recherche éperdue d’une « relation apaisée », de plus en plus illusoire, avec Alger. Il s’est néanmoins invité de force sur la table avec l’affaire Christophe Gleizes, journaliste détenu en Algérie depuis 2024, condamné en appel à sept ans de prison le 3 décembre dernier pour « apologie du terrorisme » et « possession de publications à visée de propagande », des charges liées à de vieux échanges avec un dirigeant sportif présenté comme membre du MAK.
L’interdiction de la cérémonie de dimanche à Versailles constituait un mauvais signe, pour l’ambassadeur Xavier Driencourt, spécialiste du dossier, qui y voyait « un nouveau cadeau fait à Tebboune », le président algérien. Christophe Gleizes « est un otage des tensions franco-algériennes, pas de la Kabylie », défendait pour sa part Ferhat Mehenni ces derniers jours, tout en exhortant Paris à sortir de sa réserve, au nom même des principes de liberté qu’elle revendique. Pour l’instant, le Quai d’Orsay continue de ménager l’Algérie, malgré les incessantes provocations du régime et même si, ainsi que les Kabyles l’ont compris, personne n’écrit l’histoire avec des silences. o ■ o LUC-ANTOINE LENOIR











