
Par Eugénie Bastié.

Cette chronique que nous reprenons sans commentaire – les lecteurs s’y emploieront si besoin est – est parue dans le Figaro du 15 mai. Elle est accompagnée d’un intéressant débat en vidéo dont l’invité exceptionnel est Michel Houellebecq. La fin de vie n’y est pas envisagée sous l’angle exclusivement moral, ou personnel, mais comme question de civilisation, sociale et politique. Point de vue où nous nous situons. JSF

CHRONIQUE. – Dans Fins de la vie (Éditions du Cerf), un ouvrage collectif remarquable, dirigé par le Pr Emmanuel Hirsch, des penseurs et experts font le point sur la triple rupture médicale, légale et anthropologique que constituerait la création d’un « droit à mourir » assurée par l’État.
Cette année, Robert Badinter entrera au Panthéon. Cette « conscience morale », comme l’a qualifié Emmanuel Macron rejoindra les grands hommes notamment pour son combat contre la peine de mort dont il permit l’abolition dans notre pays. L’année de la panthéonisation de Robert Badinter sera peut-être celle de la légalisation de l’euthanasie, actuellement en débat à l’Assemblée nationale. Certains trouveront ce rapprochement indécent, mais il est au contraire parfaitement pertinent de souligner le paradoxe d’une société qui célèbre dans un même élan l’interdit légal de tuer au nom de la justice mais s’apprête à le rouvrir au nom de l’émancipation.
Ceux qui ne manqueront pas de nous accuser d’instrumentaliser la mémoire du ministre de la Justice, en évoquant son adhésion tardive à ce qu’il refusait jusqu’ici, feraient bien de lire Fins de la vie aux Éditions du Cerf. Les auteurs y rappellent la déclaration de Robert Badinter, consulté sur la fin de vie au milieu des années 2005 : s’il n’était pas hostile au suicide assisté, l’avocat avait clairement dit non à l’euthanasie : « Fournir à autrui des moyens de se donner la mort, ce n’est pas donner la mort, c’est prêter la main à un suicide. Autre chose est le fait de donner la mort à autrui parce qu’il la réclame et, pour ma part, je n’irai jamais dans cette direction », affirmait-il en 2008, auditionné par la mission d’évaluation de la loi de 2005. Lors de la préparation de cette même loi, l’ancien président du Conseil constitutionnel avait rappelé la règle d’or de la confection de la loi : « Il y a un principe absolu selon lequel il ne faut jamais légiférer à partir d’un cas particulier ou pour un cas particulier. »
« Sens de l’histoire » ?
Nous sommes bien loin du discours des partisans de la « mort dans la dignité », pour qui légiférer sur l’euthanasie irait dans « le sens de l’histoire ». On présente la résistance éthique de nombreux praticiens et penseurs, comme inopportune au regard d’une demande sociétale inévitable et pressante. On invoque un argument massue : l’opinion publique y serait très largement favorable, ce qui balaierait en dernière instance tous les doutes exprimés par les experts (ceux qui emploient cet argument devraient se demander ce qui se passerait si on demandait à l’opinion publique de décider du retour de la peine de mort, plébiscitée dans les sondages).
Les contributeurs de cet ouvrage ne sont pas des militants, ni des fanatiques religieux comme les partisans de l’euthanasie aiment à décrire leurs opposants
Pour ne pas céder à ce fatalisme progressiste, pour comprendre véritablement les enjeux vertigineux d’une légalisation de l’euthanasie, il faut se plonger dans cet ouvrage collectif passionnant dirigé par le professeur émérite d’éthique médicale et membre de l’Académie de médecine Emmanuel Hirsch.
Les contributeurs ne sont pas des militants, ni des fanatiques religieux comme les partisans de l’euthanasie aiment à décrire leurs opposants : ils sont penseurs en philosophie, en droit, en médecine, experts en psychologie, psychiatrie, cancérologie, spécialistes des urgences, des réanimations, des soins palliatifs. Ils prennent de la hauteur, s’élèvent au niveau de la réflexion collective, sans jamais perdre de vue le souci de la dignité humaine et de la souffrance des personnes.
Ces témoignages et analyses nous permettent de comprendre à quel point la délivrance d’un produit létal par une autorité médicale constitue, selon les mots de l’ancien ministre et député Jean Leonetti, une triple rupture médicale, législative, et anthropologique.
De 1999 à 2016, le droit a évolué pour répondre aux demandes de la société : la loi a successivement garanti l’accès aux soins palliatifs, prohibé l’obstination déraisonnable, encadré l’arrêt des traitements selon une procédure collégiale à travers la sédation profonde et continue. Mais les nombreuses lois sur la fin de vie s’inscrivaient jusqu’à présent dans une continuité, fondée sur l’interdit de tuer. Comme le rappelle Jean-Marc Sauvé, qui a présidé en 2014 les séances de jugement du Conseil d’État sur l’affaire Vincent Lambert, la légalisation de l’euthanasie consacrerait un « droit opposable à mourir » d’une tout autre nature.
« L’offre crée la demande »
Surtout, une plongée dans les pays ayant déjà appliqué l’« aide médicale à mourir » nous montre clairement que les garde-fous sont vains. « L’euthanasie légalisée va toujours plus loin », met en garde Theo Boer, membre du Conseil néerlandais de la santé, initialement favorable à l’euthanasie dans son pays, désormais très sceptique sur la capacité d’un état à maintenir des limites. « Je ne connais pratiquement aucun militant de l’euthanasie qui soit satisfait de l’euthanasie pour les seuls patients en phase terminale », témoigne-t-il.
C’est que l’euthanasie n’est pas, comme le proclament les progressistes, un simple choix, présenté à des patients libres et éclairés. Elle enclenche une dynamique sociale : l’offre crée la demande. Preuve en est, la banalisation de la pratique dans les pays qui l’ont légalisé, notamment les Pays-Bas, la Belgique et le Canada. Au Québec, elle concerne jusqu’à 7,3 % des décès.
Au-delà de la question des dérives, qui sont parfaitement documentées dans cet ouvrage, celui-ci pose la question philosophique fondamentale : qu’est-ce qu’une société qui légalise l’euthanasie renvoie comme conception de la dignité humaine ? Ce qu’on résume du beau mot de finitude : une grandeur attachée à la vulnérabilité de l’espèce humaine.
Il est parfois nécessaire de changer certaines lois mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante.
Terminons peut-être par ces mots de Simon Leys, cité par le journaliste Pierre Jova. Habitant en Australie, l’universitaire marginalisé pour sa dénonciation lucide et inlassable des ravages du maoïsme, écrivit en 1995 au gouverneur général Bill Hayden, qui souhaitait être euthanasié par crainte de devenir sénile : « Une société qui cesse de percevoir qu’elle doit respecter la “grandeur naturelle” d’un vieillard sénile, incontinent et amnésique autant qu’elle doit respecter la “grandeur institutionnelle” de son gouverneur général a tout simplement abandonné le principe même de la civilisation et franchi le seuil de la barbarie. »
Montesquieu prévenait : « Il est parfois nécessaire de changer certaines lois mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante. » Nous verrons si les députés auront la main qui tremble, ou le poing arrogant d’un progressisme satisfait et aveugle aux conséquences vertigineuses de la table rase. ■ EUGÉNIE BASTIÉ
