
« Notre économie de rente s’apparente de plus en plus aux pays sous-industrialisés de l’ancien tiers-monde, dans lesquels les affaires prospèrent néanmoins. La différence reste néanmoins très grande, les Français possédant le troisième capital financier du monde, fruit du travail de nos aînés. »
Par Pierre Vermeren.

Cette tribune, remarquable comme les précédentes – que JSF a toujours reprises avec vif intérêt, – dénonce la politique énergétique qu’impose à la France une combinaison d’inculture scientifique, de jeux politiciens propres au régime, de consumérisme idéologique, d’intérêts privés, d’influences extérieures, etc. etc. (Le Figaro de ce 1er juillet). On y trouvera matière à réflexion et sans doute à commentaires et débat.
TRIBUNE – Sur fond d’effondrement de la culture scientifique au sein de la population française et de ses dirigeants, couplé à une économie de rente qui profite aux lobbys en tous genres, le prix de l’électricité a doublé en quinze ans.
* Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués, comme « La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire » (Tallandier, « Texto », 2020), «On a cassé la République : 150 ans d’histoire de la nation» (Tallandier, 2020) et « L’Impasse de la métropolisation » (Gallimard, « Le Débat », 2021).

« Voulez-vous ne pas vous tromper ? Tenez pour fausses toutes les idées chères à votre temps », écrivait Flaubert. Peu de choses ont changé depuis le XIXe siècle, comme en atteste l’histoire qui suit.
La brume commence à se dissiper sur la politique énergétique française conduite depuis 2012. Peu à peu, des réalités sidérantes se dessinent grâce au regard des meilleurs praticiens français de l’énergie et de l’électricité, sommés d’expliquer le choc énergétique subi par la France depuis 2023. Les faits qu’ils décrivent sont à l’unisson. La France abandonnait tranquillement son programme nucléaire, aujourd’hui composé de 57 réacteurs (14 sont encore légalement en cours d’abandon). Cette perspective a causé en douze ans une saignée de compétences de techniciens et d’ingénieurs chez EDF, les jeunes diplômés préférant un avenir professionnel plus enthousiasmant.
Mais la guerre en Ukraine de 2022, l’effondrement subséquent des importations de gaz russe, et la menace de pénurie électrique induite par la révision en cours d’un tiers du parc nucléaire – sur fond de flambée des prix de l’énergie – ont suscité la prise de conscience présidentielle : la nécessaire relance du nucléaire français, in extremis. Les Américains ont en effet acheté des pépites industrielles du secteur (en 2014, la branche énergie d’Alstom fabriquant les turbines Arabelle pour l’industrie nucléaire, rachetées par EDF en 2024). Les Allemands se sont un temps immiscés dans la fabrique des turbines de l’EPR. Puis après leur abandon du nucléaire, ils ont espéré réduire l’avantage comparatif français, conduisant la France à accepter un tarif européen unique de l’électricité, qui a doublé pour nous le prix de l’électricité en douze ans.
Politique surcapacitaire digne du stalinisme industriel
Parallèlement, la France a doublé en treize ans son réseau de production d’énergie électrique, soit déjà l’équivalent de 45 réacteurs nucléaires installés en éolien et solaire. À cela s’ajoute l’équivalent de 40 réacteurs en cours de réalisation en 2025. L’équivalent de 85 réacteurs nucléaires est donc d’ores et déjà réalisé ou programmé dans ces énergies nouvelles. Pour les pouvoirs publics, il s’agissait moins de substituer ces énergies renouvelables au nucléaire (qui couvre 25 % de la consommation énergétique nationale) que de doubler la production d’énergie électrique, dans l’espoir d’atteindre 50 % de consommation décarbonée (la moitié en nucléaire, l’autre en solaire et éolien). Ces politiques ne répondent pas à des impératifs industriels, mais aux recommandations du Giec et des sommets climat.
« Alors que la désindustrialisation française s’accélère, cette politique surcapacitaire est digne du stalinisme industriel » Pierre Vermeren
Avec l’équivalent de 140 nouveaux réacteurs nucléaires annoncés par le texte en cours d’examen, dit PPE-3 2019-2028, validé mardi 24 juin au Parlement par 370 députés, il s’agit de produire une énergie décarbonée très excédentaire par rapport à la consommation nationale. Son coût additionnel de 300 milliards d’euros (soit 11 années de budget de l’enseignement supérieur) provoque un effet d’éviction sur le nucléaire (soir l’un au lieu de l’autre) pourtant moins cher et plus fiable. Or la France est d’ores et déjà obligée en 2025 d’exporter son énergie à perte chez ses voisins (16 % de la production en 2024), quand le solaire et l’éolien veulent bien produire (14 % du temps annuel pour le solaire). Alors que la désindustrialisation française s’accélère, cette politique surcapacitaire est digne du stalinisme industriel : le prix d’achat du KWh est garanti par l’État, bien qu’il soit de 50 % à plus de 300 % supérieur au KWh nucléaire.
L’idée des promoteurs de cette course folle à la production décarbonée (dont il faut pourtant produire les matériels à grands coûts énergétiques, les renouveler tous les vingt-cinq ans, et les transporter depuis la Chine) était en parallèle de doubler la consommation électrique nationale. Cela passait par l’avènement de la voiture électrique pour tous, et par l’isolement des bâtiments et maisons convertis au chauffage électrique. Il s’agissait en quinze ans de faire passer la part de l’électrique de 25 à 50 %. Or celle-ci a chuté de 10 % en dix ans. Pourquoi ? Parce que la désindustrialisation et la chute de l’économie agricole se poursuivent, et que des économies d’énergie ont été réalisées, souvent de manière contrainte par les Français, du fait que le prix de l’électricité a doublé en quinze ans. Moins elle est consommée, plus elle coûte…
Surproduction électrique massive
L’envol des prix a bien des causes : la principale est que, malgré la baisse de la consommation, l’État a créé, à côté du nucléaire, un deuxième réseau de production électrique. Si les hydrocarbures ont flambé depuis la guerre d’Ukraine, la hausse de l’électricité a été très supérieure, désincitant les ménages et les producteurs à changer leurs équipements : les voitures électriques demeurent peu abordables pour 80 % des Français (18 % des ventes en 2024, mais une part infime du parc), et les pompes à chaleur et autres équipements électriques sont plus coûteux que les chaudières au gaz.
« La France veut accélérer en faisant porter les coûts sur le contribuable et sur le consommateur, au mépris des paysages ruraux, naturels et maritimes… » Pierre Vermeren
En ayant poussé la production d’électricité par volontarisme, sans répondre à la loi du marché, la demande que l’on voulait susciter a été asphyxiée. C’est pourquoi, une fois par jour, depuis des mois, nous recevons l’appel d’un opérateur pour nous inciter à passer à l’électrique, à changer de chaudière, à poser des panneaux solaires ou mieux isoler notre logement… Derrière les économies d’énergie proposées, les lobbys industriels et artisanaux poussent leurs pions, comme vient de l’apprendre à ses dépens le premier ministre, quand il a envisagé de suspendre MaPrimeRénov’, avant de reculer sous la pression.
Déjà en état de surproduction électrique structurelle massive avec ses deux réseaux parallèles, la France veut accélérer en faisant porter les coûts sur le contribuable et sur le consommateur (le PPL-3 doublerait à nouveau le coût de l’électricité), au mépris des paysages ruraux, naturels et maritimes…
Les questions que posent un tel bilan affluent. Devant tant d’incohérences de notre démocratie parlementaire, les idéologies écologistes sont-elles responsables ? On a tôt fait de revenir au rôle joué par le docteur Voynet, promoteur de l’abandon du programme nucléaire français et du pacte électoral imposé à François Hollande contre l’abandon de Fessenheim, perçu comme un tournant fondateur. D’autres dénoncent de rôle des Khmers verts ou de Greta Thunberg, égérie paneuropéenne de la décroissance. Mais l’explication idéologique a ses limites. Pourquoi 360 parlementaires français de gauche et du centre – aidés par l’abstention de la droite – ont-ils voté mardi 24 juin pour un programme surcapacitaire de 300 milliards d’euros, dans un pays en faillite virtuelle ? Cela ne correspond à aucun besoin attendu, la France n’ayant engagé ni sa réindustrialisation ni sa relance agricole, de sorte que l’on prévoit une modeste croissance de 1 % l’an de la consommation électrique d’ici dix ans.
Effondrement de la culture scientifique
Les causes de cette fuite en avant sont donc ailleurs. Faisons deux hypothèses : l’une relative à l’effondrement intellectuel et scientifique de la population et de ses représentants ; l’autre relative aux structures de la nouvelle économie française. Notre économie de rente s’apparente de plus en plus aux pays sous-industrialisés de l’ancien tiers-monde, dans lesquels les affaires prospèrent néanmoins. La différence reste néanmoins très grande, les Français possédant le troisième capital financier du monde, fruit du travail de nos aînés.
Commençons par l’effondrement de la culture scientifique. Il explique l’incapacité manifeste à comprendre qu’un réseau de production d’une énergie intermittente (l’éolien ne fonctionne qu’à 23 % de ses capacités) et non-stockable (contrairement aux cuves de pétrole) doit être obligatoirement doublé par un réseau de production stable : le nucléaire en France, ou les centrales thermiques au charbon ou aux hydrocarbures en Allemagne (les plus polluantes qui soient). En effet, les énergies solaire et éolienne fonctionnent moins du quart du temps en moyenne, et de manière aléatoire (car il faut du vent et du soleil), alors que les capacités du nucléaire fonctionnent à 93 % (sauf mauvaise gestion du parc comme en 2023).
« En France, le nucléaire est devenu la variable d’ajustement de l’éolien et le solaire, alors qu’il peut s’en passer » Pierre Vermeren
Ou bien on accepte des coupures de courant fréquentes et massives quand il n’y a pas de vent ou de soleil (la nuit et en hiver pour le soleil, en été ou par grands vents pour l’éolien) – cela veut dire coupure de l’internet, des data centers, des congélateurs et des hôpitaux de manière aléatoire -, sauf à pallier les carences par une énergie constante : c’est notre situation actuelle. Mais comme le nucléaire est une grosse machine qui ne peut pas s’arrêter rapidement – à l’inverse des centrales thermiques -, la situation est ubuesque : quand l’éolien et le solaire fonctionnent, il faut délester en exportant à tout prix – y compris à perte -, ou bien brimer les centrales nucléaires, ce qui les dégrade pour un coût élevé (6 milliards par an selon Hervé Morin). Seule l’Allemagne, qui n’a plus de nucléaire, a un intérêt objectif à l’éolien et au solaire pour couper dès que possible ses centrales thermiques. Mais en France, où nul ne souhaite des coupures électriques à répétition, le nucléaire est devenu la variable d’ajustement de l’éolien et le solaire, alors qu’il peut s’en passer. C’est ceinture et bretelle !
Faute de scientifiques parmi nos dirigeants, qui comprend ce raisonnement élémentaire ? Faute de rationalité scientifique, idéologie et pensée magique s’imposent. La sorcière supplante effectivement l’ingénieur… Mais cela ne concerne pas les têtes pensantes industrielles qui pilotent ces politiques : l’énergie et la création d’un deuxième réseau de production électrique, et bientôt d’un troisième, ce sont des centaines de milliards d’investissements publics, qui profitent à des intérêts économiques très rationnels : importateurs de matériels chinois (pales d’éoliennes, panneaux photovoltaïques) et allemands (Siemens) ; transporteurs chargés du commerce intercontinental par bateaux géants qui carburent au fioul lourd (CMA CGM) ; bétonneurs (Lafarge) et constructeurs (Bouygues) en charge de ces programmes – 40 millions de tonnes de béton pour les éoliennes correspondent à deux années de production nationale – ; au regard, les 4 millions de tonnes d’acier (Arcelor) pour les mâts déjà réalisés sont moindres, mais s’il fallait tripler la mise ?
Politique environnementale consensuelle
Que pèse la préservation de l’environnement face à ces industries lourdes quand il s’agit d’enterrer ou d’immerger des millions de tonnes de béton en zones naturelles, nos « murs de l’Atlantique » du futur ? C’est le pot de terre contre le pot de fer. Encore n’a-t-on pas évoqué les entreprises chargées de la pose des panneaux, de la maintenance et de l’entretien d’équipements fragiles, autant de lobbys actifs à plus de 120 milliards dans le PPE-3.
« Cette économie française n’est pas sans évoquer l’économie algérienne par son irrationalité, par sa faiblesse productive et par ses principaux marchés » Pierre Vermeren
L’activité et les profits de ces acteurs reposent sur une rente publique sanctuarisée, dès lors qu’on a renoncé à produire des biens industriels hormis l’armement et le luxe (nous importons les deux tiers de ce que nous consommons). Dans une économie sans croissance (deux décennies de quasi-stagnation), les acteurs se battent pour les ressources garanties par l’État, sur le modèle des autoroutes ou des multiples concessions de notre économie de rentes. Des intérêts bien compris pilotent rationnellement ces politiques publiques, parées des vertus du bien et de la morale écologique. Les lobbyistes affûtés peuvent défendre le béton, l’acier, le non-durable, les terres rares importées et tant d’autres choses dans les revues les plus progressistes.
Cette économie française n’est pas sans évoquer l’économie algérienne par son irrationalité, par sa faiblesse productive (hors énergie) et par ses principaux marchés, l’armement et le BTP. Pourtant, des solutions à la double crise industrielle et écologique existent, certes plus exigeantes. Produire localement ce qui est importé du bout du monde, y compris des éoliennes et les panneaux solaires, quitte à indisposer la Chine, Siemens et nos importateurs. Imposer le ferroutage aux millions de camions européens en transit sur nos routes et autoroutes, quitte à affaiblir la rente des pétroliers, du BTP et des concessionnaires. Relancer de manière programmatique et non seulement verbale le nucléaire pour monter la production électrique stable à bas coût, et permettre la réindustrialisation. Mais les Allemands et nos amis pétroliers du Golfe en veulent-ils ?
Développer la SNCF là où elle a été sacrifiée, c’est-à-dire les liaisons province-province et le fret déjà évoqué, quitte à nuire au lobby autoroutier. Car pour réduire la dépendance au pétrole, le plus rapide serait de mettre les camions sur des trains, de produire sur place (notamment les produits agricoles), de ne vendre que des fruits et légumes de saison, de taxer les avions low cost au prix coûtant (en cessant les subventions), quitte à déplaire aux hôteliers et aux petits aéroports si nombreux en France.
Notre politique environnementale consensuelle nourrit le BTP, les importateurs et les financiers. Seule l’industrie manufacturière s’autofinance et enrichit ses travailleurs et leur pays. Notre industrie automobile, qui a exporté la moitié de ses emplois (250.000) et s’apprête à en sacrifier 70.000 autres au profit de véhicules électriques importés, est emblématique. Faut-il mourir pour être guéri ? ■ PIERRE VERMEREN
Cet article de référence sera relayé et présenté lors d’un prochain webinaire sur la réindustrialisation des territoires.
Magistral et lumineux !