
Puis, on était à une époque où l’infortune sociale avait mêlé tous les rangs et où la pensée politique était le seul milieu réel. La France, rouge de sang, s’essuyait. La Clotte, aristocrate, comme on disait alors de tous ceux qui respectaient la noblesse, aurait, sans sa paralysie, été dans la maison d’arrêt de Coutances, pour, de là, être charriée à l’échafaud. L’abbé, Jeanne Le Hardouey et elle parlèrent donc des temps qui venaient de s’écouler, et leurs âmes passionnées vibrèrent toutes trois à l’unisson. La Clotte avait des rancunes plus grandes peut-être que celles du terrible défiguré qui était là devant elle, et dont le visage avait été si atrocement déchiré par les Bleus.
« Ils vous ont fait bien du mal, — lui dit-elle ; — mais moi, qui les bravais, eux et leur guillotine, et qui n’ai jamais voulu porter leur livrée tricolore, faites état qu’ils ne m’ont pas épargnée ! Ils m’ont prise à quatre, un jour de décade, et ils m’ont tousée sur la place du marché, à Blanchelande, avec les ciseaux d’un garçon d’écurie qui venait de couper le poil à ses juments. »
Et cet outrage rappelé creusa la voix de la vieille et donna à ses yeux pers l’expression d’une indéfinissable cruauté.
« Oui, — reprit-elle, — ils se mirent à quatre pour faire ce coup de lâches ! et, quoique je n’eusse déjà plus l’usage de mes jambes, ils furent obligés de me lier, avec la corde d’un licou, au poteau où l’on attache les chevaux pour les ferrer. J’avais bien aimé et choyé mon corps, mais la maladie et l’âge l’avaient brisé. Qu’étaient, pour moi, quelques poignées de cheveux gris de plus ou de moins ? Je les vis tomber, l’œil sec et sans mot dire ; mais je n’ai jamais oublié le son clair et le froid des ciseaux contre mes oreilles, et cela, que j’entends et je sens toujours, m’empêcherait, même à l’article de la mort, de pardonner.
— Ne te plains pas, Clotilde Mauduit, ils t’ont traitée comme les rois et les reines ! — dit ce singulier prêtre, qui avait le secret de consoler par l’orgueil les âmes ulcérées, comme s’il avait été un ministre de Lucifer au lieu d’être l’humble prêtre de Jésus-Christ.
— Et je ne me plains pas non plus, — fit-elle fièrement, — j’ai été vengée ! Tous les quatre sont morts de malemort, hors de leur lit, violemment et sans confession. Mes cheveux ont repoussé plus gris et ont couvert l’injure faite au front de celle qu’à Haut-Mesnil vous appeliez l’Hérodiade. Mais le cœur outragé est resté plus tousé que ma tête. Rien n’y a repoussé, rien n’y a effacé la trace de l’injure ressentie, et j’ai compris que rien n’arrache du cœur la rage de l’offense, pas même la mort de l’offenseur.
— Et tu as raison », — dit sombrement le prêtre, qui aurait dû, à ce qu’il semblait, faire couler l’huile d’une parole miséricordieuse sur cet opiniâtre ressentiment, et qui ne le faisait pas ; ce qui, par parenthèse, démentait bien un peu l’idée de cette grande pénitence et de cet édifiant repentir dont avait parlé le curé Caillemer, la veille, au repas du soir, chez maître Thomas Le Hardouey.
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Ce soir-là, on attendit Jeanne-Madelaine au Clos. Elle était régulière dans ses habitudes et ordinairement toujours rentrée avant son mari. Ce soir-là, par exception, ce fut le mari qui rentra le premier à la maison. On ne vit point maîtresse Le Hardouey assister au repas de ses gens, et on entendit maître Thomas demander plusieurs fois où donc sa femme était allée. Plus étonné qu’inquiet, cependant, il se mit à table, après un quart d’heure d’attente prolongée. C’est à ce moment qu’elle rentra.
« Vous êtes bien désheurée, Jeanne, — fit Le Hardouey en l’apercevant et pendant qu’elle ôtait ses sabots dans l’angle de la porte.
— Oui, — dit-elle, — la nuit nous a surpris chez la Clotte, et elle est si noire que nous avons perdu deux fois notre route en venant.
— Qui, vous ? » — répondit Le Hardouey très naturellement.
Elle hésita ; mais, surmontant une répugnance que connaissons tous quand il s’agit de prononcer tout haut le nom que nous lisons éternellement dans notre pensée et dont les syllabes nous effrayent comme si elles allaient trahir notre secret, elle ajouta :
« Moi et cet abbé de la Croix-Jugan dont nous parlait hier M. le curé, et qui est venu chez la Clotte pendant que je m’y trouvais. »
Elle avait posé sa pelisse sur une chaise, et elle s’assit en face de son mari, qui devint soucieux. Elle n’avait pas perdu les couleurs foncées que la vue de Jéhoël avait étendues sur son visage.
« Il m’a quittée au bout de l’avenue, — ajouta-t-elle ; — je l’ai prié d’entrer chez nous, mais il m’a refusée…
— Comme moi hier, — dit Le Hardouey avec amertume. — Sans doute, il s’en allait encore chez la comtesse de Montsurvent. »
L’ironie haineuse de l’homme du peuple qui se croit dédaigné grinçait dans ce peu de paroles. Elles trouvèrent un triste écho dans le cœur de Jeanne, car elle aussi pensait au dédain du prêtre, et elle en souffrait d’autant plus qu’il lui paraissait légitime.
La haine se pressent comme l’amour. Elle est soumise aux mêmes lois mystérieuses. L’ancien Jacobin de village, l’acquéreur des biens d’Église, maître Le Hardouey, avait senti, à la première vue, que le moine dépouillé, le chef de Chouans vaincu, cet abbé de la Croix-Jugan que les événements ramenaient à Blanchelande, devait être toujours son ennemi, son ennemi implacable, et que les pacifications politiques en avaient menti dans le cœur des hommes.
Il ne disait rien, mais il coupa au chanteau un morceau de pain, qu’il tendit à sa femme avec un mouvement dont la brusquerie agitée et farouche aurait épouvanté un être plus faible et d’une imagination plus nerveuse que Jeanne de Feuardent.
Maître Thomas Le Hardouey n’aimait pas de voir sa femme aller chez la Clotte, sur laquelle il partageait toutes les opinions du pays. Il fallait le caractère de Jeanne et l’empire de ce caractère sur un homme grossièrement passionné comme Le Hardouey pour qu’il supportât les visites que sa femme faisait à cette vieille, qui n’était bonne, pensait-il, qu’à monter la tête à une femme sage, et il n’en parlait jamais qu’avec une rancune concentrée.
« Ah ! la vieille Clotte, c’est une Chouanne, — dit-il, — et c’est trop juste qu’un ancien chef de Chouans aille la visiter dès son débotté dans le pays ! Elle en a caché plus d’un dans ses couvertures, la vieille gouge ! et les chouettes ne s’abattent que sur l’arbre où d’autres chouettes ont déjà perché. — Mais comme Jeanne prenait cet air sévère qui lui imposait toujours : — Vous aussi, Jeannine, — ajouta-t-il en riant d’un air faux, — vous êtes un petit brin aristocrate ; c’est de souche chez vous, et vous ne vous plaisez que trop avec des gens comme cette vision de Bréha de la Clotte et ce nouveau venu d’abbé.
— Ils ont connu mon père », — fit gravement Jeanne. Ce mot produisit l’effet qu’il produisait toujours entre eux, un silence. Le nom de son père était comme un bouclier sacré que Jeanne-Madelaine dressait entre elle et son mari, et qui la couvrait tout entière ; car, si ennemi des nobles qu’il fût, comme tous les hommes d’extraction populaire qui ne haïssent la noblesse que par vanité ou par jalousie, Thomas Le Hardouey était très flatté, au fond, d’avoir épousé une fille de naissance ; et le respect qu’elle avait pour la mémoire de son père, malgré lui il le partageait.
Du reste, ce jour-là et les jours suivants, il ne fut question, au Clos, ni de l’abbé de la Croix-Jugan ni de la Clotte. On n’en parla plus. Jeanne-Madelaine enferma ses pensées dans son tour de gorge, dit Tainnebouy, et continua de s’occuper de son ménage et de son faire-valoir comme par le passé. Les mois s’écoulèrent ; les temps des foires vinrent, et elle y alla. Elle se montra enfin la même qu’elle avait été jusqu’alors et qu’on l’avait toujours connue. Elle était si forte ! Seulement le sang qu’elle avait tourné, croyait maître Tainnebouy, parla pour elle ! Il lui était monté du cœur à la tête le jour où elle avait rencontré l’abbé de la Croix-Jugan chez la Clotte, et jamais il n’en redescendit. Comme une torche humaine, que les yeux de ce prêtre extraordinaire auraient allumée, une couleur violente, couperose ardente de son sang soulevé, s’établit à poste fixe sur le beau visage de Jeanne-Madelaine. « Il semblait, monsieur, — me disait l’herbager Tainnebouy, — qu’on l’eût plongée, la tête la première, dans un chaudron de sang de bœuf. » Elle était belle encore, mais elle était effrayante tant elle paraissait souffrir ! Et la comtesse Jacqueline de Montsurvent ajoutait qu’il y avait des moments où, sur la pourpre de ce visage incendié, il passait comme des nuées d’un pourpre plus foncé, presque violettes ou presque noires ; et ces nuées, révélations d’affreux troubles dans ce malheureux cœur volcanisé, étaient plus terribles que toutes les pâleurs ! Hors cela, qui touchait à la maladie, et qui finit par inquiéter maître Thomas Le Hardouey et lui faire consulter le médecin de Coutances, on ne sut rien, pendant bien longtemps, du changement de vie de Jeanne-Madelaine ; et cependant cette vie était devenue un enfer caché, dont cette cruelle couleur rouge qu’elle portait au visage était la lueur. ■ (À suivre)