
CHAPITRE XIII
La nouvelle de la mort de Jeanne Le Hardouey se répandit dans Blanchelande avec la rapidité naturelle aux événements tragiques qui viennent sur nous, comme par les airs, tant les retentissements en sont électriques et instantanés ! Jeanne-Madelaine s’était-elle noyée volontairement ? Était-elle victime d’un désespoir, d’un accident, ou d’un crime ? Questions qui se posèrent, voilées et funèbres, dans tous les esprits, problèmes qui se remuèrent avec une fiévreuse curiosité dans toutes les conversations, et qui, à bien des années de là, s’y agitaient encore avec une terreur indicible, soit à la veillée des fileuses, soit aux champs sur le sillon commencé, quand une circonstance remettait en mémoire l’histoire mystérieuse de la femme à maître Thomas Le Hardouey.
Lorsque la mère Ingou et la mère Mahé prirent la fuite, épouvantées par l’action monstrueuse du berger, pour aller chercher au bourg du secours, hélas ! bien inutile, la petite Ingou, qui partageait la terreur des vieilles femmes, s’était enfuie avec elles, mais dans une direction différente. Habituée au chemin qu’elle faisait tous les jours, elle courut à la chaumine de la Clotte.
Quelle nuit celle-ci avait passée ! Quand elle avait voulu retenir Jeanne, elle avait bien senti l’amère parole que la malheureuse lui avait jetée en s’arrachant de ses bras. « J’ai ce que je mérite ! — pensa-t-elle. — Est-ce à moi de parler de vertu ? » et tous les souvenirs de sa vie lui étaient tombés sur le cœur. Paralysée, enchaînée à son seuil depuis bien des années, que pouvait-elle faire : empêcher, prévenir ? Elle n’avait de puissant que le cœur ; et le cœur quand il est seul, si grand qu’il soit, est inutile. Ah ! ce qu’elle éprouva fut bien douloureux ! Des pressentiments sinistres s’étaient levés dans son âme. L’insomnie visitait souvent son dur grabat avec tous les spectres de sa jeunesse ; mais, de ses longues nuits passées sans sommeil, aucune n’avait eu le caractère de cette nuit désolée. Ce n’était plus elle dont il était question. C’était de la seule personne qu’elle respectât et aimât dans la contrée. C’était de la seule âme qui se fût intéressée à son sort et à sa solitude depuis que le mépris et l’horreur du monde avaient étendu leurs cruels déserts autour d’elle. Où Jeanne-Madelaine était-elle allée ? Qu’avait-elle fait ? Cette passion dont elle avait encore les cris dans les oreilles, et la Clotte connaissait l’empire terrible des passions ! allait-elle perdre la pauvre Jeanne ? À ces cris répondirent bientôt les gémissements des orfraies, qui se mirent, tourterelles effarées et hérissées de la tombe, à roucouler leurs amours funèbres dans les ifs qui bordaient alors la chaussée rompue de Broquebœuf. Comme toutes les imaginations solitaires et près de la nature, la Clotte était superstitieuse. Dans les plus grandes âmes, il y a comme un repli de faiblesse où dorment les superstitions.
Inquiète, fébrile, retournée vainement d’un flanc sur l’autre, elle se souleva et alluma son grasset. On croit, dans les longues insomnies, brûler, consumer, à cette lampe qu’on allume, les longues heures, les pensées dévorantes, les souvenirs. On ne brûle rien. Pensées, souvenirs, longues heures, rien ne disparaît. Tout vous reste. Le grasset de la Clotte, avec sa lueur vacillante, fut aussi sombre pour ses yeux que l’était pour ses oreilles le cri rauque et lointain des orfraies expirant tristement dans la nuit. La lumière elle-même doubla les visions dont elle était obsédée. Cette image de Judith qui tue Holopherne et qu’elle avait entre les rideaux de son lit, cette image grossièrement enluminée semblait s’animer sous son regard fasciné. L’épais vermillon de cette image populaire ressemblait à du sang liquide, du vrai sang ! La Clotte, qui n’était pas timide, frissonnait. Cette forte stoïcienne avait peur. Elle souffla le grasset. Mais les ténèbres ne noient pas nos rêves. La vision demeure au fond des yeux, au fond du cœur, dans son impitoyable lumière. Assise sur son lit, roulée dans sa méchante camisole, tunique de Nessus de la misère et de l’abandon qu’elle ne devait plus dépouiller, elle posa son front sur ses genoux entrelacés de ses mains nouées, et resta ainsi, absorbée, courbée, jusqu’au point du jour, quand la petite Ingou tourna le loquet et qu’elle ouvrit brusquement la porte, comme si elle avait été poursuivie :
« Quel bruit tu fais, — dit-elle, — Petiote ! — Et, voyant le visage de l’enfant, elle sentit que l’anxiété de sa nuit se changeait en affreuse certitude.
— Ah ! il y a du malheur dans Blanchelande ! — fit-elle.
— Il y a — dit la petite Ingou d’une voix saccadée par l’émotion et par la course — que maîtresse Le Hardouey est morte, et que je v’nons de la trouver au fond du lavoir. »
Un cri qui n’était pas sénile, un cri de lionne qui se réveillait, sortit de cette poitrine brisée et s’interrompit sur les lèvres de la Clotte. Son buste incliné sur ses genoux tomba, renversé en arrière, sur le lit, et la tête s’enroula dans les couvertures, comme si une hache invisible l’avait abattue d’un seul coup.
« Jésus-Marie ! » s’écria l’enfant avec une angoisse effarée qui fuyait la mort et qui semblait la retrouver.
Et elle s’approcha du lit d’où chaque jour elle aidait la paralytique à descendre : et elle la vit, l’œil fixe, les tempes blêmes, la ligne courbe de ses lèvres impassibles et hautaines tremblante, tremblante comme quand le sanglot qu’on dévore s’entasse dans nos cœurs et va en sortir.
« Tenez ! tenez ! mère Clotte, — dit l’enfant, — écoutez : voici l’agonie ! »
Et, en effet, le vent qui venait du côté de Blanchelande apportait les sons de la cloche qui sonnait le trépas de Jeanne-Madelaine avec ces intervalles sublimes toujours plus longs à mesure qu’on avance dans cette sonnerie lugubre qui semble distiller la mort dans les airs et la verser par goutte, à chaque coup de cloche, dans nos cœurs.
Rien, à ce moment, dans les campagnes toujours si tranquilles d’ailleurs, n’empêchait d’entendre les sons poignants de lenteur et brisés de silence qui finissent par un tintement suprême et grêle comme le dernier soupir de la vie au bord de l’éternité. Le matin, gris avant d’être rose, commençait de s’emplir des premiers rayons d’or de la journée et retenait encore quelque chose du calme sonore et vibrant des nuits. Les sons de la cloche mélancolique, toujours plus rares, passaient par la porte laissée ouverte derrière la petite Ingou et venaient mourir sur ce grabat, où un cœur altier, qui avait résisté à tout, se brisait enfin dans les larmes et allait comprendre ce qu’il n’avait jamais compris, le besoin brûlant et affamé d’une prière.
La Clotte se souleva à ces sons qui disaient que Jeanne ne se relèverait jamais plus.
« Je ne suis pas digne de prier pour elle, — fit-elle alors, comme si elle était seule ; — la pleurer, oui. — Et elle passa ses mains sur ses yeux où montaient des larmes, et elle regarda ses mains mouillées avec un orgueil douloureux, comme si c’était une conquête pour elle que des pleurs ! — Qui m’aurait dit pourtant que je pleurerais encore ?… Mais prier pour elle, je ne puis, j’ai été trop impie ; Dieu rirait de m’entendre si je priais ! Il sait trop qui j’ai été et qui je suis, pour écouter cette voix souillée qui ne lui a jamais rien demandé pour Clotilde Mauduit, mais qui lui demanderait, si elle osait, sa miséricorde pour Jeanne-Madelaine de Feuardent ! »
Et, comme la proie d’une idée subite : « Écoute, Petiote, — lui dit-elle en prenant les mains de l’enfant dans les siennes, — tu vaux mieux que moi. Tu n’es qu’une enfant ; tu as l’âme innocente : à ton âge, on me disait que Dieu, venu sur la terre, aimait les enfants et les exauçait. Agenouille-toi là et prie pour elle ! »
Et, avec ce geste souverain qu’elle avait toujours gardé au sein des misères de sa vie, elle fit tomber l’enfant à genoux au bord de son lit.
« Oui ! prie, — dit-elle d’une voix entrecoupée par ses larmes, — je pleurerai pendant que tu prieras ! Mais surtout prie haut, — continua-t-elle, s’exaltant dans sa peine à mesure qu’elle parlait, — que je puisse t’entendre ! Oui ! que je puisse t’entendre, si je ne puis m’unir à toi. Ah ! parle-lui donc, — fit-elle impétueusement, — parle-lui, à ce Dieu des enfants, des purs, des patients, des doux, enfin de tout ce que je ne suis plus !
— C’est aussi le Dieu des misérables, — dit la petite fille, naïvement sublime et qui répétait simplement ce que son curé lui avait appris.
— Ah ! c’est donc le mien ! — fit la Clotte, qui sentit l’atteinte du coup de foudre que Dieu fait quelquefois partir des faibles lèvres d’un enfant. — Attends ! attends ! je m’en vais prier avec toi, ma fille… »
Et, s’appuyant sur l’épaule de l’enfant agenouillée, elle se jeta en bas de son lit. Paralytique dont l’âme était tout entière et qui retrouvait des organes, elle tomba à genoux près de la petite fille, et elles prièrent toutes les deux.
À ce moment-là, revenaient au lavoir la mère Ingou et la mère Mahé, accompagnées de tous les curieux de Blanchelande. Parmi ces curieux il y avait Barbe Causseron et Nônon Cocouan ; Nônon véritablement désolée. Elles trouvèrent le cadavre de Jeanne toujours couché dans les hautes herbes, mais le berger, que les deux vieilles avaient fui, avait disparu. Seulement, avant de disparaître, l’horrible pâtre avait accompli sur le cadavre un de ces actes qui, quand ils ne sont pas un devoir pieux, sont un sacrilège. Il avait coupé les cheveux de Jeanne, ces longs cheveux châtains « qui lui faisaient — disait Louis Tainnebouy — le plus reluisant chignon qui ait jamais été retroussé sur la nuque d’une femme », et, pour les couper, il avait été obligé de se servir du seul instrument qu’il eût sous la main, de cette allumelle qu’il avait, on l’a vu, trempée dans l’eau du lavoir. Aussi les cheveux de Jeanne-Madelaine avaient-ils été « sciés comme une gerbe avec une mauvaise faucille », ajoutait l’herbager, et, par places, durement arrachés. Était-ce un trophée de vengeance que cette chevelure emportée par le pâtre errant pour la montrer à sa tribu nomade, comme les Peaux-Rouges et tous les sauvages, car, à une certaine profondeur, l’unité de la race humaine se reconnaît par l’identité des coutumes ? Était-ce plutôt une convoitise d’âme sordide, qui saisissait l’occasion de vendre cher une belle chevelure à ces marchands de cheveux qui s’en vont, traversant les campagnes et moissonnant, pour quelques pièces d’argent, les chevelures des jeunes filles pauvres ? ou plutôt, comme le croyait maître Tainnebouy, ces cheveux d’une femme morte d’un sort devaient-ils servir à quelque sortilège et devenir dans les mains de ce berger quelque redoutable talisman ? Ce fut Nônon Cocouan qui la première s’aperçut du larcin fait à la noble tête appuyée sur le gazon.
« Ah ! le pâtre s’est vengé jusqu’au bout ! » — dit-elle. En effet, ces cheveux coupés paraissaient à ces paysans comme un meurtre de plus. Chacun d’eux commentait cette mort soudaine et s’apitoyait sur le sort d’une femme qui avait mérité l’affection de tous. Les gens du Clos, au premier bruit de la mort de leur maîtresse, étaient arrivés. Seul, le mari de Jeanne, maître Le Hardouey, manquait encore. Reparti la veille, on le sait, au moment où il rentrait au Clos d’un galop si farouche, quand on lui avait dit sa femme absente, il n’avait point reparu… Son cheval seul était revenu, couvert de sueur, les crins hérissés, traînant sa bride dans laquelle il se prenait les pieds en courant. Or, comme maître Le Hardouey n’était point aimé dans Blanchelande, on se demandait déjà à voix basse, et à mots couverts, si cette mort de Jeanne n’était pas un crime, et si le coupable n’était point ce mari qui ne se trouvait pas…
Depuis longtemps les bruits du pays avaient dû mettre martel en tête à Le Hardouey. Cet homme, d’un tempérament sombre, était plus bilieux, plus morose, plus grinchard que jamais, disaient les commères, et, quoiqu’il pût cuver silencieusement une profonde jalousie, il pouvait également l’avoir laissée éclater en frappant quelque terrible coup. Une telle opinion, du reste, en rencontrait une autre dans les esprits. Cet ancien moine, chef de partisans, ce pénitent hautain auquel se rattachaient tant de sentiments et d’idées puissantes et vagues, ce Chouan qu’on accusait d’avoir troublé la vie de Jeanne et d’avoir, on ne sait comment, égaré sa raison, paraissait aussi capable de tout. S’il ne l’avait pas poussée avec la main du corps dans le lavoir où elle s’était noyée, il l’y avait précipitée avec la main de l’esprit en lui brisant le cœur de honte et de désespoir. De ces deux opinions, on n’aurait pas trop su laquelle devait l’emporter, mais toutes les deux mêlaient à l’expression des regrets donnés à la mort de Jeanne quelque chose de sinistrement soupçonneux et de menaçant, qui, échauffé comme il allait l’être, eût fait prévoir à un observateur la scène épouvantable qui devait avoir lieu le lendemain.
Cependant il fallait que le corps de Jeanne restât exposé dans la prairie jusqu’au moment où le médecin et le juge de paix de Blanchelande viendraient faire, conformément à la loi, ce qu’elle appelle énergiquement la levée du cadavre. Ces hommes et ces femmes, qui étaient accourus rassasier leur curiosité d’un spectacle inattendu et tragique, appelés aux champs par les travaux de la journée, se retirèrent donc peu à peu, parlant entre eux d’un événement dont ils devaient rechercher longtemps les causes. De ce flot de curieux écoulé, il ne demeura auprès du cadavre que le grand valet du Clos, chargé de veiller sur le corps de la morte jusqu’à l’arrivée du médecin et du juge de paix, et Nônon Cocouan, qui, d’un mouvement spontané, s’était proposée pour cette pieuse garde. Toute cette histoire l’a dit assez : Nônon avait toujours été dévouée à Jeanne. Dans ces derniers temps, elle l’avait vaillamment défendue contre tous ceux qui l’accusaient d’avoir oublié la sagesse de sa vie « dans des hantises de perdition », et on entendait par là, à Blanchelande, ses visites à la Clotte et ses obscures relations avec l’abbé de la Croix-Jugan. Nônon, plus que personne, excepté la Clotte peut-être, était touchée de cette mort subite, et elle l’était deux fois, car les cœurs frappés se devinent. Tout en défendant Jeanne, et quoiqu’elle n’eût jamais reçu de confidence, Nônon avait reconnu l’amour qui souffre, parce qu’autrefois, dans sa jeunesse, elle aussi l’avait éprouvé. La pauvre fille s’était prise pour Jeanne-Madelaine d’un véritable fanatisme de pitié silencieuse. Un grand respect l’avait empêchée de lui en donner de ces muets et expressifs témoignages qui pressent le cœur mais sans le blesser. Or, aujourd’hui qu’elle le pouvait, elle le faisait avec une ardeur éplorée. Dévote comme elle l’était, elle croyait que Jeanne-Madelaine la voyait de là-haut auprès de sa dépouille sur la terre. Être vu de ceux qu’on a aimés dans le silence et à qui on n’a pas pu dire dans la vie comme on les aimait, ah ! c’est là un de ces apaisements célestes qui vengent de toutes les impossibilités de l’existence, et que la Religion donne en prix à ceux qui ont la foi ! Nônon Cocouan sentait cet arome de la bonté de Dieu se mêler aux larmes qu’elle répandait sur Jeanne, et les adoucir. La matinée s’avançait avec splendeur. C’était une des plus belles journées d’été qu’on eût vues depuis longtemps : l’air était pur ; le lavoir, diaphane ; les herbes sentaient bon ; la chaleur montait dans les plantes ; les insectes, attirés par l’immobilité de Jeanne, bourdonnaient autour de ce corps étendu avec une grâce de fleur coupée ; et Nônon, assise à côté et par moment agenouillée, tenant son chapelet dans ses mains jointes, priait Celle qui a pitié encore lorsque Dieu ne se rappelle que sa justice ; car le don que Dieu a fait à sa Mère, c’est d’avoir pitié plus longtemps que lui ! ■ (À suivre)