
CHAPITRE XIV
Il était nuit noire quand l’abbé de la Croix-Jugan traversa Blanchelande et rentra dans sa maison, sise à l’écart du bourg. Il n’avait rencontré personne. En Normandie, comme ils disent, les paysans se couchent avec les poules, et, d’ailleurs, la scène effrayante du matin avait vidé la rue de Blanchelande, car les hommes se blottissent dans leur maison comme les bêtes dans leur tanière, quand ils ont peur. Rappelé par la mort de la Clotte au sentiment de ses devoirs de prêtre, l’abbé de la Croix-Jugan attendit le lendemain, malgré les impatiences naturelles à son caractère, pour s’informer d’un événement dans lequel l’ardeur de sa tête lui avait fait entrevoir la possibilité d’une reprise d’armes. Il sut alors, par la mère Mahé, les détails des horribles catastrophes qui venaient de plonger Blanchelande dans la stupéfaction et l’effroi.
L’une de ces catastrophes avait un tel caractère que l’autorité, qui se refaisait alors en France, au sortir de la Révolution, dut s’inquiéter et sévir. Les meurtriers de la Clotte furent poursuivis. Augé, qui fut jugé selon les lois du temps, passa plusieurs mois dans les prisons de Coutances. Quant à ses complices, ils étaient trop nombreux pour pouvoir être poursuivis. La législation était énervée, et, en frappant sur une trop grande surface, on aurait craint de rallumer une guerre dans un pays dont on n’était pas sûr. Quant à la mort de Jeanne Le Hardouey, on la considéra comme un suicide. Nulle charge, en effet, au sens précis de la loi, ne s’élevait contre personne. La seule chose qui, dans le mystère profond de la mort de Jeanne, ressemblât à une présomption, fut la disparition de maître Thomas Le Hardouey. S’il était entièrement innocent du meurtre de sa femme, pourquoi avait-il quitté si soudainement un pays où il avait de gros biens et sa bonne terre du Clos, l’admiration et la jalousie des autres cultivateurs du Cotentin ?
Était-il mort ? S’il l’était, pourquoi sa famille n’avait-elle pas entendu parler de son décès ? S’il vivait, et si réellement, coupable ou non, il avait craint d’être inquiété sur le meurtre de sa femme, les jours et les mois s’accumulant les uns sur les autres avec l’oubli à leur suite et les distractions qui forment le train de la vie et empêchent les hommes de penser longtemps à la même chose, pourquoi ne reparaissait-il pas ? Plusieurs disaient l’avoir vu aux îles, à l’île d’Aurigny et à Guernesey, mais ils n’avaient pas osé lui parler. Était-ce une vérité ? Était-ce une méprise, ou une vanterie ? car il est des gens qui ont toujours vu ce dont on parle, pour peu qu’ils aient fait quatre pas. Dans tous les cas, maître Le Hardouey restait absent. On mit ses biens sous le séquestre, et un si long temps s’écoula qu’on finit par désespérer de son retour.
Mais ce que le train ordinaire de la vie ne diminua point et n’emporta point comme le reste, ce fut l’impression de terreur mystérieuse, redoublée encore par les événements de cette histoire, qu’inspirait à tout le pays le grand abbé de la Croix-Jugan. Si, comme maître Thomas Le Hardouey, l’abbé avait quitté la contrée, peut-être aurait-on perdu à peu près ces idées qui, dans l’opinion générale du pays, avaient fait de lui la cause du malheur de Jeanne-Madelaine. Mais il resta sous les yeux qu’il avait attirés si longtemps et dont il semblait braver la méfiance. Cette circonstance de son séjour à Blanchelande, l’inflexible solitude dans laquelle il continua de vivre, et, qu’on me passe le mot, la noirceur de sa physionomie, sur laquelle des ténèbres nouvelles s’épaississaient de plus en plus, voilà ce qui fixa et dut éterniser à Blanchelande et à Lessay la croyance au pouvoir occulte et mauvais que l’abbé avait exercé sur Jeanne, croyance que maître Louis Tainnebouy avait trouvée établie dans tous les esprits. La mort de Jeanne avait-elle atteint l’âme du prêtre ?
« Quand vous lui avez appris qu’elle s’était périe, — avait dit Nônon à la mère Mahé un matin qu’elles puisaient de l’eau au puits Colibeaux, — qué qu’vous avez remarqué en lui, mère Mahé ?
— Ren pus qu’à l’ordinaire, — répondit la mère Mahé. — Il était dans son grand fauteuil, au bord de l’âtre. Mè, j’étais assise sur mes sabots, et je soufflais le feu. J’avais sa voix qui me parlait au-dessus de ma tête et je n’osais guère me retourner pour le voir, car, quoiqu’un chien regarde bien un évêque, che n’est pas un homme bien commode à dévisager. I’ m’ demanda qué qu’il était arrivé à la Clotte, et quand j’lui eus dit qu’elle avait eu le cœur d’aller à l’enterrement de maîtresse Le Hardouey, et que ch’était au bénissement de la tombe qu’ils avaient commencé à la pierrer, oh ! alors… savait-il déjà c’te mort de maîtresse Le Hardouey, ou l’ignorait-il ? mais mè qui m’attendais à un apitoiement de la part de qui, comme lui, avait connu, et trop connu, maîtresse Le Hardouey, je fus toute saisie du silence qui se fit dans la salle, car il ne répondit pas tant seulement une miette de parole. Le bois qui prenait craquait, craquait, et je soufflais toujours. La flamme ronflait ; mais je n’entendais que cha, et i’ n’ remuait pas pus qu’une borne ; si bien que j’ m’ risquai à m’retourner, mais je n’ m’y attardai guère, ma pauvre Nônon, quand j’eus vu ses deux yeux de cat sauvage. Je visai encore un tantet dans la salle ; mais ses yeux et son corps ne bougèrent et je le laissai, regardant toujours le feu avec ses deux yeux fixes, qui auraient mieux valu que mes vieux soufflets pour allumer mon fagot.
— V’là tout ? — fit Nônon triste et déçue.
— V’là tout, vère ! — reprit la Mahé en laissant glisser la chaîne du puits, qui emporta le seau au fond du trou frais et sonore, en retentissant le long de ses parois verdies.
— Il n’est donc pas une créature comme les autres ? » — dit Nônon rêveuse, son beau bras que dessinait la manche étroite de son juste appuyé à sa cruche de grès, placée sur la margelle du puits.
Et elle emporta lentement la cruche remplie, pensant que de tous ceux qui avaient aimé Jeanne-Madelaine de Feuardent elle était la seule, elle, qui l’eût aimée et ne lui eût pas fait de mal.
Et peut-être avait-elle raison. En effet, la Clotte avait profondément aimé Jeanne-Madelaine, mais son affection avait eu son danger pour la malheureuse femme. Elle avait exalté des facultés et des regrets inutiles, par le respect passionné qu’elle avait pour l’ancien nom de Feuardent. Il n’est pas douteux, pour ceux qui savent la tyrannie des habitudes de notre âme, que cette exaltation, entretenue par les conversations de la Clotte, n’ait prédisposé Jeanne-Madelaine au triste amour qui finit sa vie. Quant à l’abbé lui-même, à cette âme fermée comme une forteresse sans meurtrières et qui ne donnait à personne le droit de voir dans ses pensées et ses sentiments, est-il téméraire de croire qu’il avait eu pour Jeanne de Feuardent ce sentiment que les âmes dominatrices éprouvent pour les âmes dévouées qui les servent ? Il est vrai qu’à l’époque de la mort de Jeanne le dévouement de cette noble femme était devenu inutile par le fait d’une pacification que tous les efforts et les vastes intrigues de l’ancien moine ne purent empêcher. Mais, quoi qu’il en fût, du reste, la vie de l’abbé n’en subit aucune modification extérieure, et l’on ne put tirer d’induction nouvelle d’habitudes qui ne changèrent pas. L’abbé de la Croix-Jugan resta ce qu’on l’avait toujours connu, et ni plus ni moins. Cloîtré dans sa maison de granit bleuâtre, où il ne recevait personne, il n’en sortait que pour aller à Montsurvent, dont les tourelles, disaient les Bleus du pays, renfermaient encore plus d’un nid de chouettes royalistes ; mais jamais il n’y passait de semaine entière, car une des prescriptions de la pénitence qui lui avait été infligée était d’assister à tous les offices du dimanche dans l’église paroissiale de Blanchelande, et non ailleurs. Que de fois, quand on le croyait retenu à Montsurvent par une de ces circonstances inconnues qu’on prenait toujours pour des complots, on le vit apparaître au chœur, sa place ordinaire, enveloppé dans sa fière capuce : et les éperons qui relevaient les bords de son aube et de son manteau disaient assez qu’il venait de quitter la selle. Les paysans se montraient les uns aux autres ces éperons si peu faits pour chausser les talons d’un prêtre, et que celui-ci faisait vibrer d’un pas si hardi et si ferme ! Hors ces absences de quelques jours, l’abbé Jéhoël, ce sombre oisif auquel l’imagination du peuple ne comprenait rien, tuait le temps de ses jours vides à se promener, des heures durant, les bras croisés et la tête basse, d’un bout de la salle à l’autre bout. On l’y apercevait à travers les vitres de ses fenêtres ; et il lassa plus d’une fois la patience de ceux qui, de loin, regardaient cet éternel et noir promeneur.
Souvent aussi il montait à cheval, au déclin du jour, et il s’enfonçait intrépidement dans cette lande de Lessay qui faisait tout trembler à dix lieues alentour. Comme on procédait par étonnement et par questions à propos d’un pareil homme, on se demandait ce qu’il allait chercher dans ce désert, à des heures si tardives, et d’où il ne revenait que dans la nuit avancée, et si avancée qu’on ne l’en voyait pas revenir. Seulement on se disait dans le bourg, d’une porte à l’autre, le matin : « Avez-vous entendu c’te nuit la pouliche de l’abbé de la Croix-Jugan ? » Les bonnes têtes du pays, qui croyaient que jamais l’ancien moine de Blanchelande ne parviendrait à se dépouiller de sa vieille peau de partisan, avaient plusieurs fois essayé de le suivre et de l’épier de loin dans ses promenades vespérales et nocturnes, afin de s’assurer si, dans ce steppe immense et désert, il ne se tenait pas, comme autrefois il s’en était tenu, des conseils de guerre au clair de lune ou dans les ombres. Mais la pouliche noire de l’abbé de la Croix-Jugan allait comme si elle eût eu la foudre dans les veines et désorientait bientôt le regard en se perdant dans ces espaces. Et par ce côté, comme par tous les autres, l’ancien moine de Blanchelande restait la formidable énigme dont maître Louis Tainnebouy, bien des années après sa mort aussi mystérieuse que sa vie, n’avait pas encore trouvé le mot.
Or, une de ces nuits, m’affirma maître Tainnebouy sur le dire des pâtres qui l’avaient raconté quelque temps après le dénouement de cette histoire, une de ces nuits pendant lesquelles l’abbé de la Croix-Jugan errait dans la lande selon ses coutumes, plusieurs de la tribu de ces bergers sans feu ni lieu, qu’on prenait pour des coureurs de sabbat, se trouvaient assis en rond sur des pierres carrées qu’ils avaient roulées avec leurs sabots jusqu’au pied d’un petit tertre qu’on appelait la Butte aux sorciers. Quand ils n’avaient pas de troupeaux à conduire et par conséquent d’étables à partager avec les moutons qu’ils rentraient le soir, les bergers couchaient dans la lande, à la belle étoile. S’il faisait froid ou humide, ils y formaient une espèce de tente basse et grossière avec leurs limousines et la toile de leurs longs bissacs étendus sur leurs bâtons ferrés, plantés dans le sol. Cette nuit-là, ils avaient allumé du feu avec des plaques de marc de cidre, ramassées aux portes des pressoirs, et de la tourbe volée dans les fermes, et ils se chauffaient à ce feu sans flamme qui ne donne qu’une braise rouge et fumeuse, mais persistante. La lune, dans son premier quartier, s’était couchée de bonne heure.
« La blafarde n’est plus là ! — dit l’un d’eux. — L’abbé doit être dans la lande. C’est lui qui l’aura épeurée.
— Vère ! — dit un autre, qui colla son oreille contre la terre, — j’ouïs du côté du sû1 les pas de son quevâ, mais il est loin ! »
Et il écouta encore.
« Tiens ! — dit-il, — il y a un autre pas pus près, et un pas d’homme ; quelqu’un de hardi pour rôder dans la lande à pareille heure après nous et cet enragé d’abbé de la Croix-Jugan ! »
Et, comme il cessait de parler, les deux chiens qui dormaient au bord de la braise, le nez allongé sur leurs pattes, se mirent à grogner.
« Paix, Gueule-Noire ! — dit le pâtre qui avait parlé le premier et qui n’était autre que le pâtre du Vieux Presbytère. — I gn’y a pas de moutons à voler, mes bêtes ; dormez. »
Il faisait noir comme dans la gueule de ce chien qu’il venait de nommer Gueule-Noire, et qui portait ce signe caractéristique de la férocité de sa race. Les bergers virent une ombre vague qui se dessinait assez près d’eux dans le clair-obscur d’un ciel brun. Seulement, comme la pureté de l’air dans la nuit double la valeur du son et en rend distinctes les moindres nuances :
« Il est donc toujours de ce monde, cet abbé de la Croix-Jugan ? — dit une voix derrière les bergers, — et vous, qui savez tout, pâtureaux du diable, diriez-vous, à qui vous payerait bien cette bonne nouvelle, s’il doit prochainement en sortir ?
— Ah ! vous v’là donc revenu ! maître Le Hardouey, — fit le pâtre sans même se retourner du côté de la voix, et les mains toujours étendues sur la braise, — v’là treize mois que le Clos chôme de vous ! Que vous êtes donc tardif, maître ! et comme les os de votre femme sont devenus mous en vous espérant ! »
Était-ce vraiment Le Hardouey qui était là dans l’ombre ? On aurait pu en douter, car il était violent et il ne répondait pas.
« Ah ! j’ nous sommes donc ramolli itou ? » — reprit le pâtre, continuant son abominable ironie et reprenant le cœur de cet homme silencieux, comme Ugolin le crâne de son ennemi, pour y renfoncer une dent insatiable.
Si c’était Le Hardouey, cet homme carabiné de corps et d’âme, disait Tainnebouy, pour renvoyer l’injure et la payer comptant, sur place, à celui qui la lui jetait, il était donc bien changé pour ne pas bouillir de colère en entendant les provocantes et dérisoires paroles de ce misérable berger !
« Tais-toi, damné ! — finit-il par dire d’un ton brisé… mais avec une amère mélancolie, — les morts sont les morts… et les vivants, on croit qu’ils vivent, et les vers y sont, quoiqu’ils parlent et remuent encore. J’ ne suis pas venu pour parler avec toi de celle qui est morte…
— Porqué donc que vous êtes revenu ? — dit le berger incisif et calme comme la Puissance, toujours assis sur sa pierre et les mains étendues sur son brasier.
— Je suis venu, — répondit alors Thomas Le Hardouey, d’une voix où la résolution comprimait de rauques tremblements, — pour vendre mon âme à Satan, ton maître, pâtre ! J’ai cru longtemps qu’il n’y avait pas d’âme, qu’il n’y avait pas de Satan non plus. Mais ce que les prêtres n’avaient jamais su faire, tu l’as fait, toi ! Je crois au démon, et je crois à vos sortilèges, canailles de l’enfer ! On a tort de vous mépriser, de vous regarder comme de la vermine… de hausser les épaules quand on vous appelle des sorciers. Vous m’avez bien forcé à croire les bruits qui disaient ce que vous étiez… Vous avez du pouvoir. Je l’ai éprouvé… Eh bien ! je viens livrer ma vie et mon âme, pour toute l’éternité, au Maudit, votre maître, si vous voulez jeter un de vos sorts à cet être exécré d’abbé de la Croix-Jugan ! »
Les trois bergers se mirent à ricaner avec mépris en se regardant de leurs yeux luisants aux reflets incertains du brasier.
« Si vous n’avez que cha à nous dire, maître Le Hardouey, — reprit le berger du Vieux Presbytère, — vous pouvez vous en retourner au pays d’où vous venez et ne jamais remettre le pied dans la lande, car les sorts ne peuvent rien sur l’abbé de la Croix-Jugan.
— Vous n’avez donc pas de pouvoir ? — dit Le Hardouey ; — vous n’êtes donc plus que des valets d’étable, de sales racleurs de ordet à cochon ?
— Du pouvai ! j’ n’en avons pas contre li, — dit le pâtre, — il a sur li un signe plus fort que nous !
— Quel signe ? — repartit l’ancien propriétaire du Clos. — Est-ce son bréviaire, ou sa tonsure de prêtre ?… »
Mais les bergers restèrent dans le silence, indifférents à ce que disait Le Hardouey de la perte de leur pouvoir et à ses insultantes déductions.
« Sans-cœur ! » fit-il.
Mais ils laissèrent tomber l’injure, opiniâtrement silencieux et immobiles comme les pierres sur lesquelles ils étaient assis.
« Ah ! du moins, — continua Le Hardouey après une pause, — si vous ne pouvez faire de lui ce que vous avez fait de moi et… d’elle, n’ pouvez-vous me montrer son destin dans votre miroir et m’ dire s’il doit charger la terre du poids de son corps encore bien longtemps ? »
Le silence et l’immobilité des bergers avaient quelque chose de plus irritant, de plus insolent, de plus implacable que les plus outrageantes paroles. C’était comme l’indifférence de ce sourd destin qui vous écrase sans entendre tomber vos débris !
« Brutes ! — reprit Thomas Le Hardouey, — vous ne répondez donc pas ? — Et sa voix monta jusqu’aux éclats de la colère ! — Eh bien, je me passerai de vous ! — et l’expression dont il se servit, il l’accompagna d’un blasphème. — Gardez vos miroirs et vos sorcelleries. Je saurai à moi tout seul quel jour il doit mourir, cet abbé de la Croix-Jugan !
— Demandez-li, maître Thomas, — fit le berger d’un ton de sarcasme. — Le v’là qui vient ! Entend’ous hennir sa pouliche ? »
Et, en effet, le cavalier et le cheval, lancés à triple galop, passèrent dans l’obscurité comme un tourbillon, et frisèrent de si près les pâtres et Le Hardouey qu’ils sentirent la ventilation de ce rapide passage, et qu’elle courut sur la braise en une petite flamme qui s’éteignit aussitôt.
« Tâchez donc de le rattraper, maître Thomas ! » — cria le berger, qui prenait un plaisir cruel à souffler la colère de Le Hardouey.
Celui-ci frappa de son bâton une pierre du chemin, qui jeta du feu et se brisa sous la force du coup.
« Vère ! — reprit le pâtre, — frappez les pierres. Les chiens les mordent, et votre furie n’a pas plus de sens que la colère des chiens. Crayez-vous qu’un homme comme cet abbé, pus soldat que prêtre, s’abat sous un pied de frêne comme un faraud des foires de Varanguebec ou de Créance ? I gn’y a qu’une balle qui puisse tuer un La Croix-Jugan, maître Thomas ! et des balles, les Bleus n’en fondent pus !
— C’est-il là le pronostic sur l’abbé, pâtre ? — fit Le Hardouey en crispant sa rude main sur l’épaule du berger et en le secouant comme une branche. Ses yeux, dilatés par un désir exalté jusqu’à la folie, brillaient dans l’ombre comme deux charbons.
— Vère ! — dit le pâtre, auquel tant de violence arrachait l’oracle, — il a entre les deux sourcils l’M qui dit qu’on mourra d’une mort terrible. Il mourra comme il a vécu. Les balles ont déjà fait un lit sur sa face à la dernière qui s’y couchera, pour le coucher sous elle à jamais. Ch’est le bruman2 des balles ! mais la mariée peut tarder à venir à c’te heure où les Chouans et les Bleus ne s’envoient plus de plomb, comme au temps passé, dans l’air des nuits !
— Ah ! j’en trouverai, moi ! — s’écria maître Le Hardouey avec la joie d’un homme en qui se coulait, à la fin, l’idée d’une vengeance certaine, qu’aucun événement ne dérangerait, puisque c’était une destinée ; — j’en trouverai, pâtre, quand je devrais l’arracher avec mes ongles des vitres de l’église de Blanchelande et le mâcher pour le mouler en balle, comme un mastic, avec mes dents. En attendant, v’là pour ta peine, puisque enfin tu as causé, bouche têtue ! »
Et il jeta, au milieu du cercle des bergers, quelque chose qui retentit comme de l’argent en tombant dans le feu qui s’éparpilla… Puis il s’éloigna, grand train, dans la lande, s’y fondant presque, tant il fit peu de bruit, en s’y perdant ! Il en connaissait les espaces et les sentiers pleins de trahisons. Que de préoccupations et d’images cruelles l’y avaient suivi déjà ! Cette nuit-là, la lande à l’effrayante physionomie lui avait dit son dernier mot avec le dernier mot du pâtre. Il la traversait le cœur si plein qu’il ne dut pas entendre la vieille mélopée patoise des bergers, qui se mirent à la chanter hypocritement, en comptant peut-être les pièces qu’ils avaient retirées du feu :
Tire lire lire, ma cauche (ma chausse) étrille !
Tire lire lire, raccommod’-l’an (la) !
Tire lire lire, j’ n’ai pas d’aiguille !
Tire lire lire, achete-z-en !
Tire lire lire, j’ n’ai pas d’argent ! etc., etc. ■ (À suivre)
1Sû pour sud.(Note de l’auteur.)
2Bruman, fiancé, l’homme de la bru.(Note de l’auteur.)