
Vous êtes invités à lire la recension de La correspondance de Balzac (éditée par la maison Lévy en 1876) rédigée Jules Barbey d’Aurevilly pour le numéro du lundi 27 novembre 1876 du quotidien Le Constitutionnel.
En fait, figurativement, à travers ce texte, deux artistes royalistes et catholiques dialoguent :
I.

C’est au moment où l’on publie les Mémoires de Philarète Chasles, auquel je reprochais, dans mon dernier article, d’avoir écourté le portrait de Balzac qui, pour être ressemblant, aurait dû être colossal, que paraît la Correspondance de ce grand homme de lettres, comme une immense réplique à Philarète Chasles et à tous ceux qui se sont permis de parler, avec plus ou moins de renseignement ou de fatuité étourdie, de l’auteur de La Comédie humaine. La Correspondance de Balzac est même infiniment mieux qu’un portrait, fût-il fait par un Michel-Ange ou un Raphaël de la plume. C’est la chair et le sang, le cerveau et le cœur, l’âme et la vie d’un homme qui, dans l’art littéraire le plus éclatant et le plus profond, fut à la fois un Raphaël et un Michel-Ange.
Balzac, en effet, Balzac est tout entier, de pied en cap, de fond et de surface, dans cette Correspondance, publiée, avec raison, comme le dernier volume de ses Œuvres, — les éclairant par sa personne, — les closant par l’homme, et démontrant la chose la pins oubliée sans ce temps, où le talent voile si souvent la personne de son rayon, et lui fait malheureusement tout pardonner, c’est que l’homme, égalant l’artiste, le rend plus grand et en explique mieux la grandeur. Pour ma part, je suis de ceux qui pensent (l’ai-je assez répété ici et ailleurs ?) que la force de la moralité dans un homme doublait la puissance de son esthétique. Pour ma part je n’ai jamais cru que sous le bénéfice du plus inquiet et du plus terrible des inventaires, au grand talent sans moralité… À mes yeux, le talent — surtout dans l’art que pratiquait Balzac, — est une question d’âme tout autant que d’intelligence… Byron, tout coupable qu’il fut parfois, était une âme magnanime, faite pour la vérité, même quand il la méconnaissait, car il l’a souvent méconnue… Balzac, lui, est aussi grand par l’âme que par l’esprit, et c’est la grandeur absolue ! Franchement je m’en doutais bien un peu, à l’accent de ses admirables livres. Mais en voici la preuve, c’est cette Correspondance ! Une preuve de plus de cette vérité qu’en tout temps, j’ai infatigablement proclamée : c’est que s’il est possible encore qu’une âme basse ait quelque talent, il est impossible qu’elle ait du génie!
Or, Balzac en avait, du génie, et du plus créateur… Ce n’est plus ni discutable ni discuté. Cela l’a été assez longtemps. Mais c’est fini. Balzac est sur son socle, et personne ne l’en fera descendre ! Aujourd’hui, je n’ai point à m’occuper de ses Œuvres que tout le monde dévore, parce que tout le monde a été dévoré par elles… Quel serait l’académicien, n’ayant pas voulu voter pour Balzac, quand il fut question de le mettre à l’Académie, qui oserait présentement nier son génie ? Qui oserait toucher irrespectueusement à cette arche de la Comédie humaine et à Balzac, ce Balzac presque insulté — il y a vingt ans — jusque par ce pauvre petit Doudan, qui n’était pas méchant, mais qui eut le tort, toute sa vie, de pondre les jolis œufs qu’on déniche aujourd’hui, dans un nid d’oies académiques, qui les a gâtés ! La Gloire est venue pour Balzac, cette pied-bot, qui arrive enfin ! et elle a jeté sur la tète de tout le monde le poids d’un génie écrasant, qui a écrasé ceux qui le niaient ou qui voulaient le diminuer. Le dix-huit Brumaire de Balzac n’a eu lieu qu’après sa mort. En cela, il a été plus malheureux que Napoléon, qui, du moins, toucha à pleine main sa gloire et fit des ennemis envieux de tout pouvoir d’un seul, les très humbles et très obéissants valets du sien ! Seulement le dix-huit Brumaire de Balzac, qui a fiai par cette merveille des Parents pauvres, n’a pas été suivi d’un Waterloo !
Et cela étant reconnu, et irréfragablement certain, la Critique n’a point ici à s’occuper du génie de Balzac, incontestable comme la lumière, ni de ses Œuvres, pour lesquelles, s’il était nécessaire de les analyser et de les juger, il faudrait l’étendue d’un Cours de littérature, — mais elle va s’occuper de son âme, de sa personne morale, à Balzac, aperçue, soupçonnée à travers son génie, mais vue— et pour la première fois — dans le plein jour d’une Correspondance qui montre la plus magnifique nature dans sa complète réalité. ■ (À suivre)