
Vous êtes invités à lire la recension de La correspondance de Balzac (éditée par la maison Lévy en 1876) rédigée Jules Barbey d’Aurevilly pour le numéro du lundi 27 novembre 1876 du quotidien Le Constitutionnel.
En fait, figurativement, à travers ce texte, deux artistes royalistes et catholiques dialoguent :
III.

Sa vie fut héroïque, en effet, dans les deux choses qui l’ont dévorée, dans le travail et dans l’amour d’une femme, aimée pzndant quinze ans, et qu’enfin il a épousée. Il eut dans le cœur et sans défaillance, pendant ces longues années, l’enthousiasme, le courage, la pureté dans la passion, qui en est la vertu, la fidélité dans le souvenir et. toutes les transcendances morales de l’amour le plus exalté et le plus délicat, dans son dévouement et dans son expression. Né avec les manières de sentir du génie, Balzac voulut de bonne heure mettre à l’abri des froissements d’une condition médiocre, ces manières de sentir, qui le faisaient ce qu’il était — et une spéculation de librairie qu’il avait rêvée comme il rêvait ses livres, n’ayant pas réussi, il fut obligé toute sa vie, de traîner l’horrible boulet de la dette, dont il se jura de briser la chaîne, à force de volonté, et avec cette plume qui, dans sa main, fut la massue d’Hercule ! Rapport douloureux avec un autre homme de génie, avec un grand romancier comme lui ! Le calme et serein Walter Scott eut aussi cette destinée de connaître la cruauté des dettes qu’il faut payer avec son cerveau… Mais, jusque-là, sa vie avait été libre et heureuse et le malheur qui le frappa ne l’atteignit que dans sa vieillesse, tandis que Balzac l’eut, dès sa jeunesse, sur sa vie toujours !… Waller Scott s’acquitta en quelques années et racheta son honneur de l’esclavage d’une obligation contractée par dévouement à une amitié. Il était d’un pays, où l’on bat monnaie facilement avec du talent et de la gloire… Mais Balzac mourut à la peine, à cinquante ans, sur le seuil du bonheur domestique qu’il avait conquis, et après une éruption volcanique de travaux, bien supérieurs à ceux de Walter Scott lui-même. Il avait écrit à jet continu plus de quatre-vingts volumes, parmi lesquels cette Comédie humaine dont il a dit, avec le légitime orgueil, qui nous venge de tous nos désespoirs : « Jamais œuvre plus majestueuse et plus terrible n’a commandé le cerveau humain. »
La persévérance enflammée de Balzac fut inextinguible… et dans l’ordre moral elle est tout aussi étonnante que sa force de production dans l’ordre intellectuel. Ses lettres vous font assister à cette incroyable vie de luttes et de travaux, sortis de cette tête, inépuisablement féconde, dont on peut dire que, positivement, elle vomissait des chefs-d’œuvre, comme la Terre vomit ses fleuves ! Je ne sache que Lope de Véga, qui avec ses dix-huit cents pièces de théâtre, ait plus écrit que Balzac, mais Lope de Véga est plus un nom qu’on prononce qu’une chose intégrale qui se lit, et il n’a pas fait, dans ses œuvres, vingt volumes qui puissent égaler les vingt volumes de la Comédie humaine, qui sont immortels, et qui, si le vieux monde ne tombe pas en enfance, resteront, comme l’Iliade sous les yeux et dans les préoccupations de l’humanité. On comprend mieux les travaux de Balzac par sa Correspondance. Jamais la probité exaltée, l’honneur, le génie, toutes les poésies au cœur et de l’esprit, n’ont donné un plus beau spectacle que celui qu’on trouve en ces lettres, et cependant je n’ai pas encore dit ce qu’on y trouve, de plus touchant et de plus beau !
Non ! le plus touchant et le plus beau, — l’intérêt majeur de ce volume de lettres, c’est particulièrement celles-là, que Balzac a écrites à la femme qu’il a épousée, et qui fut, jusqu’à sa mort, son inspiration, son idée fixe, et comme il disait : « son étoile polaire. » Balzac a aimé Mme de Hanska, comma Michel-Ange dut aimer la marquise de Pescaire. il la préférait même à la gloire, qu’il aimait pourtant, avec une passion presque égale en intensité aux facultés que Dieu lui avait données pour devenir l’un des premiers hommes de son siècle. Je trouve à la page 382 de la Correspondance, ces paroles d’uns superbe, si superbement justifiée. « En somme, voici le jeu que je joue ! Quatre hommes auront eu, en ce demi siècle, une influence immense : Napoléon, Cuvier, O’Connell. Je voudrais être le quatrième. Le premier a vécu du sang de l’Europe ; il s’est inoculé des armées. Le second a épousé le globe. Le troisième s’est incarné un peuple. Moi, j’aurai porté toute une société dans ma tête… Autant vivre ainsi que de dire tous les soirs : pique, atout, cœur, ou de chercher pourquoi madame une telle a fait telle ou telle chose. » Et cette fière ambition de Balzac n’a pas été une rêverie vaine. Il a été, il est, en effet, le quatrième de ce whist de grands hommes. Seulement, après cette aspiration prophétique de son immortalité, il ajoute, car c’est à Mme de Hanska qu’il écrit : « Mais il y aura en moi un être bien plus grand que l’écrivain et plus heureux que lui, c’est votre esclave. Mon sentiment est plus beau, plus grand, plus complet que toutes les satisfactions de la vanité et de la gloire. Sans cette plénitude de cœur, je n’aurais pas accompli la dixième partie da mon œuvre. Je n’aurais pas eu ce courage féroce. « Dites-vous le souvent dans vos moments de mélancolie et vous devinerez par l’effet-travail la grandeur de la cause… » Ah ! je crois bien qu’elle se l’est dit, Mme de Hanska, dans le gonflement d’orgueil de son âme, d’être le but suprême de la vie d’un homme comme Balzac ! Mme de Hanska est entrée dans le génie et dans la gloire de Balzac, comme elle était entrée dans son cœur… C’est elle qui a, sans doute, autorisé l’impression et la publication des lettres du grand homme, qui avait mis, avec une si docile tendresse, sa tête de lion sous sa main. Il y aura peut-être des esprits d’une délicatesse outrée, qui trouveront qu’il ne fallait pas livrer ces intimités au public… Cette haute pruderie n’est pas la mienne. Quand on est un homme, de la portée de Balzac, on appartient à l’humanité tout entière, l’homme n’existe dans ses mérites divins que par le cœur et par l’esprit, et les lettres d’amour de Balzac devaient être publiées parce qu’elles importent au Cœur humain, comme le système de la gravitation importe à l’Esprit humain, et devrait être publié, si, Newton mort, il était resté inédit. ■ (À suivre)
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Nombre de pages : 196.
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