
Par Nicolas Cuoco.
Pour le plus grand plaisir de « Tonton Donald ».

Cet article, essentiellement informatif, est paru le 23 juillet dans le JDD. Par-delà les chiffres, que montre-t-il ? Un asservissement accru aux États-Unis d’Amérique, puissance en déclin — temporaire ou durable — visant à se décharger sur d’autres, ici les Européens sur leur continent, du poids des opérations extérieures et des ambitions de leur empire. Ainsi, les Européens se réarmeront-ils, en effet, mais essentiellement par des achats massifs d’équipements américains, et sous direction industrielle, politique et militaire états-unienne. Quant à la souveraineté dite européenne, dans un tel contexte, grossièrement parlant, ce n’est rien d’autre qu’une foutaise.
Après le sommet de l’Otan du 25 juin, et sous la pression du président américain, les alliés européens ont confirmé leur dépendance à l’industrie de défense américaine

Comme à l’issue de chaque sommet de l’Otan, une photo de famille s’impose. Celui qui s’est conclu le 25 juin n’a pas échappé à la règle. Une trentaine de chefs d’État ou responsables politiques y affichent des visages contrastés. Ce jour-là, Donald Trump arbore, lui, un sourire victorieux. Et pour cause : les Alliés viennent de se plier à toutes ses exigences, avec une annonce particulièrement symbolique.
31 pays de l’Alliance se sont engagés à consacrer au moins 5 % de leur produit intérieur brut (PIB) à leur défense et leur sécurité, conformément au demandes du président américain depuis son retour à la Maison-Blanche. « Personne ne pensait que c’était possible avant », s’est-il vanté lors d’un sommet taillé sur mesure pour lui. Initialement prévu sur plusieurs jours avec différentes séances de travail, l’organisation du sommet a été revue par crainte que Donald Trump ne quitte prématurément la réunion, comme il l’avait fait lors du précédent G7 au Canada.
Selon plusieurs sources, cette réorganisation visait un objectif unique : retenir l’attention du président américain. Le programme, habituellement chargé de multiples réunions, groupes de travail et dîners, a finalement été réduit à une seule session de deux heures trente, dédiée aux dépenses de défense. Ces derniers mois, l’Amérique de l’Oncle Sam est devenue celle de « Tonton Donald » . Celui à qui l’on ne peut rien refuser, celui qu’il faut ménager lors des réunions de famille. « Ils vont tous se mettre à genoux devant lui pour s’assurer leur sécurité », prédisait en amont, au JDNews, un industriel français, en désignant des pays européens « atlantistes » comme l’Allemagne.
L’Amérique de l’Oncle Sam est devenue celle de « Tonton Donald »
Dans le mile. Au-delà de cet engagement symbolique à 5 %, qui permettra aux États-Unis de réduire leur part des coûts de l’Alliance, Trump a raflé la mise sur un autre terrain. « Qui dit plus de dépenses, dit plus d’achats. Sur ce point, c’est l’industrie de l’armement US qui est la grande gagnante », confie un fabricant français. Ces derniers jours, le carnet de commandes américain s’est épaissi : Berlin souhaite acquérir des lanceurs de missiles Tomahawk et SM-6, Oslo va se doter de neuf hélicoptères américains HH-60W, et Rome prévoit d’acheter 70 missiles air-air.
Pas une surprise, tant les habitudes européennes semblent ancrées. Entre 2020 et 2024, face à l’urgence suscitée par l’invasion russe de l’Ukraine, les États-Unis ont fourni 64 % des importations d’armes européennes, contre 52 % entre 2015 et 2019, souligne le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri).
Autre choix contesté et hautement symbolique : les dernières commandes du chasseur F-35. À l’occasion du sommet de l’Otan, le Royaume-Uni a annoncé l’achat de 12 F-35A auprès de l’américain Lockheed Martin. Quelques jours plus tard, la Belgique a confirmé son intention de renforcer sa flotte aérienne avec 11 appareils F-35 pour un milliard d’euros. Ce n’est pas tout. Le Danemark, confronté aux déclarations expansionnistes de « Tonton Donald » sur le Groenland, en a commandé une dizaine.
Selon Atlantico, même l’Allemagne, pourtant demandeuse du parapluie nucléaire français, serait sur le point d’acquérir 15 avions supplémentaires.« Si Berlin s’était tourné vers le Rafale ou un autre chasseur européen, cela aurait donné l’exemple aux autres pays… Mais au final, c’est Donald Trump qui a gagné », regrette un industriel, alors que la fiabilité américaine est de plus en plus remise en cause et que les capacités du F-35 peuvent être limitées par le Pentagone. « Le F-35 n’est pas le seul système américain dont dépendent les Allemands, et les rétorsions de Washington pourraient être douloureuses », souligne Olivier Zajec, directeur de l’Institut d’études de stratégie et de défense (IESD).
600 avions de Lockheed Martin en commande
Quelques semaines avant la réunion du 25 juin, l’ancien homme d’affaires n’avait pas hésité à remettre en cause l’article 5 de l’Alliance, menaçant de ne plus défendre les « mauvais payeurs ». Pire encore, les Américains laissaient entendre qu’ils pourraient quitter l’Otan, abandonnant leurs alliés face à l’ogre russe, alors même que 100 000 soldats américains sont stationnés en Europe. « Ce n’est pas nouveau : lorsqu’un pays hésite entre du matériel européen et extracommunautaire, Washington exerce des pressions, et l’acheteur finit par céder », rappelle Peer de Jong, ancien aide de camp de Mitterrand et vice-président de l’Institut Themiis.
Donald Trump le sait, selon des experts, il faudrait une quinzaine d’années pour faire monter en puissance son outil de défense. « Dans la situation géostratégique actuelle, la grande majorité des pays européens ne peuvent pas se permettre de bouder les Américains », note un miliaire, enterrant ainsi l’idée d’une défense européenne souveraine à court terme. Aux pays déjà cités s’ajoutent d’autres nations dont les responsables politiques ou militaires affichent un appétit certain pour l’aéronef made in USA, comme l’Espagne ou le Portugal.
Au total, près de 600 avions de Lockheed Martin sont en commande en Europe. « Ils sont payés en partie. Difficile d’annuler ou de recommander d’autres appareils », précise un expert. « Au final, malgré les doutes des Européens sur la volonté américaine de les protéger, il ne s’est rien passé », regrette un constructeur d’armes. Le Vieux Continent n’est donc pas prêt à bouleverser ses habitudes. Pour le plus grand plaisir de « Tonton Donald ». ■ NICOLAS CUOCO