
UN HOMME QUI CHANGE DE PAYS ET UNE ÂME QUI RESTE LA MÊME, par Fred
Vous êtes des 37 000 Français qui ont lu le dernier ouvrage de Pierre Viaud, — en littérature et à l’Académie, Pierre Loti, — lieutenant de vaisseau, jeune écrivain, très choyé des dames et du public qui lit, gracieux conteur que vous avez déjà rencontré se promenant dans les rues de Taïti en oripeaux à la mode Kassoukée, avec des croyances aussi bizarres et aussi bigarrées que des robes maories. Ce livre vous l’avez dû lire, il est partout, on ne parle que de lui et il en vaut la peine ; on n’en parle que pour le louer et le raconter, et il le mérite. Ce n’est point ce que je veux faire. Évidemment non. Je n’analyserai pas une intrigue qui existe à peine. Est-ce bien une intrigue que la très douce idylle de deux jeunes gens, Ramond, — Ramuntcho — et Gracieuse qui se le disent aux clairs des soirées irradiées de lumières fantasmagoriques, sur le vieux banc de pierre que vingt ancêtres ont à peine usé au rebord ? — Je n’analyserai pas davantage les caractères. Ramuntcho n’en a pas ; c’est une esquisse, un coup de crayon. Il en est de même de Franchita et de Dolorès. C’est à peine un caractère, c’est plutôt un type que ce grand brigand d’Itchoua, dévot comme une vieille. C’est un homme de la tradition des brigands espagnols qui disent leur chapelet avant que de tuer leur ennemi… et pour le mieux tuer, croient-ils.
Il vaut mieux reprendre les traits de la physionomie passée de M. Loti, constater ceux qui sont disparus et étudier les nouveaux, relier en un mot connaissance avec un homme qui a changé de pays et avec une âme qui est restée la même. Je ne parle pas de légères modifications. Loti a changé de pays et ceci lui est arrivé bien des fois depuis qu’il a quitté la Saintonge paternelle. Il a vu la Bretagne et Paimpol ; il a raconté les « Pardons », il les a décrits comme aucun autre et nous ne les connaissons que par lui et depuis lui. C’est peut-être ce premier voyage qui lui a fait écrire son plus beau volume et celui qui a le plus de ressemblance avec Ramuntcho, vous savez, Pêcheur d’Islande. Puis il a vu l’Afrique si inhospitalière avec ses chaleurs tropicales, ses sables chauds comme grillés par une immense fournaise, ses parfums empoisonnés et qui coulent dans les veines avec le sang, y répandant la mort. Il connaît l’Islam, et Taïti, et le Désert, et la Galilée, et Jérusalem. Partout il a pris des vues, des croquis, des esquisses ; il a fait un ample fagot d’instantanés ; il a une collection très rare de gouaches riches et empâtées, de fines aquarelles sur l’Océan, de délicieux pastels, de ravissants fusains. C’est une galerie.
M. Loti est un voyageur et c’est peut-être bien à cause de cela qu’il a si peu de psychologie. Il n’y a rien comme de voir beaucoup de monde pour ne connaître personne. Ceux qui voient le plus d’hommes sont les chefs de gare et les commis-voyageurs. Je n’ai jamais entendu dire que ce fussent ceux-là qui connussent le mieux les hommes.
Loti voyage et c’est peut-être cela qui a fait sa philosophie… Mais nous verrons plus tard.
Nous étions habitués au Loti du Mariage de Loti qui a épousé Rarahu, à Loti Polynésien, à Loti du Roman d’un Spahi, nous ne le connaissions pas devenu Européen, et, le mettre en frac, le coiffer d’un chapeau à la Française, eût été le couvrir de ridicule, et faire un anachronisme impardonnable. Loti s’habillait à l’orientale, Loti n’était même plus un Breton, et le voici redevenu Européen et plus que cela, Français, ou plutôt pas tout à fait, mais Basque.
Et c’est un Basque qui peint au vermillon et au chrome le pays de la Bidassoa ; ce sont les campagnes qui avoisinent la Biscaye où se cause le vieil euskarien, « les grands bois et les mélancolies des soirs d’arrière-saison enveloppantes comme des suaires »1. C’est Etchézar, le village basque, « dont les maisons sont disséminées parmi les arbres, dans des ravins ou sur des escarpements »2, et l’église avec son clocher massif comme un donjon de forteresse, et « la Vierge du Pilar, la Vierge des angoisses », et « la vie des contrebandiers qui s en reviennent au matin pur dans une barque de Fontarabie louée sous la barbe des douaniers d’Espagne… » C’est la montagneuse Espagne, — « pays qu’il faut atteindre par les nuits noires, par les nuits sans lune, sous les pluies d’hiver… » Et c’est la paroisse « où des femmes silencieuses et recueillies se glissaient sur le funèbre pavage des dalles mortuaires, avec en haut deux immenses tribunes, où les hommes venaient un à un prendre place, graves et un chapelet à la main… Chacun, avant de s’asseoir, accrochait derrière lui à un clou de la muraille sa coiffure de laine et peu à peu sur le fond blanc de la chaux s’allongeaient des rangées d’innombrables bérets basques. » Ah ! nous sommes loin de Rarahu. Quelles mœurs et quelles mœurs ! Quels albums et quels albums ! Quelles vues et quelles vues ! Loti est devenu Français, le Loti des ciels bleus du désert.
Voilà l’histoire de Loti voyageur, d’un homme qui change de pays ; voyons celle d’une âme qui reste la même.
D’où vient l’âme de Loti ? C’est tout un problème. La réponse est toute une révélation. C’est la nature qui a façonné l’âme de Loti. Je ne dis pas qu’elle l’ait créée : elle l’était bien auparavant. Il a voyagé, il a vu la nature ; mais il l’a trouvée d’autant plus belle qu’il la pressentait telle. Il s’est passé un phénomène très bizarre. Il y a eu équation entre son pressentiment, sa vue anticipée, son idée sur la nature, et la nature objective telle qu’elle s’est révélée à lui.
Et il a comme aucun autre le sens de a nature. Je parlais jadis d’instantanés; c’est plus que cela; l’instantané n’est vivant qu’au cinématographe ; c’est plus encore : c’est une seconde vue de la nature, vivante, aussi vivante qu’elle, aussi colorée ; c’est la nature prise au vif et transposée. — Voilà un premier côté immuable de l’âme de Loti.
Mais ces descriptions, ces morceaux de gazon, ces azalées, ces aziyadés, ces chrysanthèmes rapportés entre les pages du roman et qui y restent vivants, ces ciels du désert, ces pèlerinages de Jérusalem, cette terre de Galilée, ces voyages en Polynésie, ce village si haut perché en Béarn sont racontés, décrits avec une infinie tristesse. Je le veux avec certains critiques, cette tristesse était autrefois une tristesse « de chic », imitée de Byron et de Musset, très 1830, très vieillotte, très vieux tapis; elle est aujourd’hui vraie, réelle. Elle a changé, mais chez Loti elle a toujours existé un peu.
Lisez et comptez « ses mélancolies ». Il est des moments où vous croyez vous ressouvenir des pleurs « sur quatre marches de marbre rose ». Vous rappelez-vous ces mélancolies des ciels du désert, et celles de l’Océan ? Ce sont les mélancolies de l’officier de quart. Ce sont peut-être aussi un peu celles du sceptique.
Et j’en arrive au troisième côté de l’âme de Loti. Cette tristesse infinie, cette âme toujours angoissée, cette désespérance et cette amertume au fiel et à l’absinthe, ce mal de vivre, ce continuel bâillement, ces envies de pleurer, ces pleurs, — cette tristesse est celle de l’incrédule. Loti a fait un immense pas, un pas de géant, un pas que l’on ne calcule pas depuis ses derniers livres. Il n’a d’abord pas cru, oh ! mais pas du tout ! Il a cru le contraire de ce qui était croire ; il a cru et longtemps qu’on ne pouvait croire, et cela a été sa grande croyance. Puis, il est allé à Jérusalem. Et vous savez — vous me l’objecterez — la triste fin de ce pèlerinage et de son livre.
Pas si triste que cela. Il y a une étincelle ; il y a un « je voudrais », il y a une lueur, il y a un coin de ciel rose, il y a un espoir. Voyez la longueur des descriptions, dans Ramuntcho, sur l’Église, la messe, le cimetière, la croyance, le bonheur de ceux qui croient. Et, au fond, n’en est-ce pas le fond ? Et ne l’a-t-il pas écrit dans ce but, cet ouvrage ? — Voilà une accentuation. Mais au fond, l’âme reste semblable. Et l’âme se traduit en idées. Nous les avons dites. Et les idées se traduisent en mots. Et sa langue reste la même, comme ses idées et comme son âme : langue toujours souple, imprécise, violacée et azurée, enluminure et pastel, teinte de ciel et teinte de terre, orage et sirocco. Oh! pas d’ignorance, mais toujours de l’insouciance, un peu de dandysme, un peu de dilettantisme, toujours un peu Musset ! Sa mémoire parle, son imagination va ; il laisse couler avec un bruit harmonieux le ruisseau de sa pensée, courir ou flotter le nuage de son rêve3.
Voilà comment un homme peut voyager beaucoup et comment son âme peut rester la même. — Et après tout, étant catholique, j’ai une prophétie et un vœu à faire. C’était celle que faisait mon éminent maître et un peu ami, le docteur Delfour, il y a tantôt un an, dans son livre La Religion des Contemporains.
La prophétie est celle-ci : Loti change, il y a en lui une réelle évolution par accentuations successives..,, oh ! que lente !!! Et Loti abandonne peu par peu de sa sèche tristesse et de sa mélancolie, et Loti devient une manière de croyant, et il visitera d’autres sanctuaires, et il les peindra à douces fresques… et, peut-être, les vénèrera-t-il. — Mon vœu est que tout cela advienne !
Fred
L’Écho méridional, 1er juillet 1897
1Ramuntcho.
2Ibid.
3Chantavoine.

Nombre de pages : 188.
Prix (frais de port inclus) : 24 €.
Commander ou se renseigner à l’adresse ci-dessous : commande.b2m_edition@laposte.net ■