
« Toute une partie de la jeunesse est malade de la place qui ne lui a pas été préparée par notre société. »
Par Pierre Vermeren.
Cet article, aussi remarquable que les précédents que JSF a toujours repris avec vif intérêt, provient du magazine Causeur (septembre 2025) et a été publié hier sur le site Causeur. L’introduction en résume la teneur, mais n’exprime pas le sentiment de tristesse et d’inquiétude, mêlé de colère, que suscite le terrible constat du sort que le Système, dans son entier, réserve à la jeunesse française. — JSF
Pour l’historien Pierre Vermeren, la hausse de la fiscalité au détriment d’économies budgétaires accélère les délocalisations et l’endettement public. Cette politique mène à la ruine. Mais dans ce marasme économique, l’auteur de La France qui déclasse (Tallandier) n’absout pas le patronat de ses responsabilités.

Les émeutes qui ont frappé le territoire français de manière tournante cet été sont le fait de jeunes hommes des « classes populaires », adolescents le plus fréquemment, à ce qu’en disent les policiers. On peut ajouter d’autres symptômes à cette triste litanie. De sordides agressions de personnes très âgées, dépouillées à leur domicile ou dans la rue par deux ou trois hommes masqués pour une poignée de bijoux ou quelques euros ; certainement pour acheter leur drogue. La déshumanisation de vieillards réduits à l’état de butin me semble pire, anthropologiquement, que les meutes agressives et destructrices. Prolongeons par l’effondrement de la natalité en cours, initié par une génération désinsérée dépourvue d’avenir ; au point que des millions de jeunes mâles sont incapables d’élever leur enfant plus de quelques semaines ou mois, laissant la charge de ce travail de toute humanité à leur compagne esseulée.
Efforts constants et décomposition linguistique généralisée
Pour parvenir à cette brillante séquence, il a fallu beaucoup d’efforts de notre société en paix – des efforts aussi constants que durables – pour désintégrer et broyer des pans entiers de nos classes populaires.
Il a d’abord fallu casser l’école. Ce chef-d’œuvre collectif a été concocté durant un demi-siècle dans les salons de la Rue de Grenelle. On a désappris aux maîtres, puis aux élèves, la transmission minimale du savoir nécessaire à un citoyen éclairé. On a commencé par enlever les accents circonflexes ; on a fini par déconstruire la phrase (majuscule-sujet-verbe-complément-point), structure de base du langage. Un nombre important des néobacheliers ne sait pas écrire une phrase cohérente en français. En saupoudrant dans les classes un nombre croissant d’élèves allogènes, non pris en charge de manière spécifique, on a accéléré la décomposition linguistique collective.
Il a fallu ensuite briser le monde du travail. La France peut s’honorer d’avoir un taux exceptionnellement élevé de chômage chez ses jeunes, et l’une des pires insertions dans le monde du travail en Europe. Trois millions de jeunes désœuvrés (euphémisés en NEET) entre 15 et 34 ans y végètent, soit près d’un jeune Français sur cinq, dont 40 % issus de l’immigration. Transformation de l’enseignement professionnel en voie de garage proposée aux illettrés et aux a-chiffrés, désindustrialisation sans retour et destruction de l’agriculture paysanne ayant détruit des millions d’emplois, culture de la fête et de la défonce, bas salaires et précarisation de masse (dite aussi ubérisation), tout concourt à ce résultat : des millions d’emplois décemment payés manquent à l’appel en France.
Campagne sociétale contre la famille « traditionnelle »
Les élites culturelles et médiatiques se sont ensuite abattues sur la famille, qualifiée de « traditionnelle » pour la délégitimer. Cette campagne sociétale au long cours a eu ses effets les plus destructeurs dans les classes populaires. La garde partagée ou alternée (13 % des enfants de parents séparés) est un privilège bourgeois, qui ne descend guère dans la société. La plupart des pères défaillants – déresponsabilisés par l’idéologie dominante – abandonnent femme et enfants. 22 enfants dont les parents sont séparés vivent au foyer de leur mère, contre un seul chez leur père. Cette caraïbisation partielle du modèle familial français débouche sur le phénomène devenu massif des enfants en familles monoparentales (2,8 millions). Psychiatres et policiers sont confrontés au quotidien à la faction la plus violente qui en est issue.
Ajoutons à cette descente aux enfers la ville, dûment touchée par une forme de désagrégation. Un univers périurbain inédit a été (dé)construit depuis les années 1980. Après les cités HLM des Trente Glorieuses, la décentralisation a libéralisé le foncier et transféré aux maires les permis de construire : la « France moche » est advenue, qui ne cesse de s’étendre et de coloniser bourgs et villages. Un bon tiers des Français, dont la majorité des pauvres et des immigrés, y habitent ou y travaillent. Elle se caractérise par l’absence de toute réflexion esthétique et harmonie d’ensemble, par la concurrence sauvage du bâti commercial, par une américanisation clinquante au rabais, par la fast-foodisation de l’alimentation et par une parkinguisation omniprésente. Cet univers laid et décivilisé ne porte ni à la paix ni au repos de l’âme : la nature, la beauté et l’art (qu’une simple corniche de pierre donnait à voir) en sont bannis. Les Enrico Macias de ce temps ne chantent plus « Paris, tu m’as pris dans tes bras ! », mais écrivent un rap amer et vengeur, aux couleurs de leur non-ville.
Choc des cultures importées
En définitive, pour une fraction importante de la jeunesse populaire, le sens de la vie s’est dérobé. Le travail ne paye pas. L’école les instruit mal. L’État n’a plus besoin d’eux, ni comme paysans, ni comme ouvriers, ni comme soldats. La bourgeoisie n’attend même plus d’eux qu’ils fassent des enfants, car elle peut importer des consommateurs, et qu’elle fait fabriquer ses produits par des pauvres d’ailleurs (textiles) ou par des robots (électronique). Les familles, trop souvent déstructurées et sursollicitées par un consumérisme bas de gamme, ont perdu la connaissance du beau (l’environnement), du bon (la cuisine familiale) et parfois du sens de la vie (l’habitus familial ou l’amour du pays). Le choc des cultures importées par l’immigration, la déprise de l’assimilation culturelle et la valse des modèles culturels (consumérisme américain versus hallalisation islamique) accentuent les effets de cette désagrégation, sauf à se structurer en communautés culturelles soudées, homogènes et fermées. C’est la carte des frères musulmans et des salafistes, qui enferment les leurs avec le moins d’interactions externes possible. C’est la carte des évangélistes ou de certains groupes chrétiens afro-caribéens ou roms qui prospèrent non loin des précédents.
Pour les autres, mais sans exclusive, la culture du rap, la consommation et l’économie de la drogue, le caïdat et les effets des bandes constituent d’autres agrégateurs d’énergies juvéniles à la dérive. L’école et la réussite scolaire et professionnelle demeurent l’autre option ouverte, mais que la régression scolaire rend extrêmement difficile pour les garçons non aidés par leurs familles.
Prenons l’exemple des stupéfiants. Les pouvoirs publics et sanitaires ont consciencieusement lutté depuis des décennies contre la culture ancestrale du vin, tout en rendant le tabac taxé prohibitif pour les classes populaires. Or ces deux produits étaient l’échappatoire des hommes des classes populaires françaises depuis le xixe siècle. Les autorités sont ainsi devenues à leur corps défendant les promoteurs de nouvelles drogues plus dangereuses. En effet, la lutte contre les psychotropes légalement vendus et taxés en France a dopé l’économie criminelle des drogues. Le haschisch, associé au tabac de contrebande (dont la France importe la moitié de toutes les ventes réalisées dans l’Union européenne), est devenu le « vin rouge » de la jeune génération (dans tous les milieux sociaux d’ailleurs). La destruction des emplois légaux de la viticulture est compensée par la nouvelle économie criminelle ; un autre effet est de remplir les cabinets des psychiatres et les hôpitaux psychiatriques de jeunes malades mentaux ayant décompensé leur maladie sous l’effet du cannabis.
À croiser les données suivantes – le malaise d’une jeunesse dépossédée et déculturée qui n’a souvent aucun espoir d’insertion ; la mise en place de réseaux criminels importateurs facilités par l’immigration et le tourisme international ; la création d’un secteur d’activité qui emploie 200 à 300 000 jeunes désœuvrés avec des perspectives d’enrichissement rapide (même si la mort est au bout du chemin pour des centaines d’entre eux chaque année) ; la fuite dans les paradis artificiels qui permet d’oublier un quotidien morose et un avenir opaque –, tout a été réuni pour que le caïdat de la drogue, porté par les jeunes hommes issus du Maghreb où il est produit, s’impose comme un modèle de référence dans un lumpenprolétariat abandonné par la société. Générateur de délinquance, de violences, mais aussi d’enrichissement et de risque, il s’érige en contre-modèle social et culturel pour toute une jeunesse qui le chante dans ses tubes de rap, écoutés en boucle dans la moindre campagne.
Priorité
François Hollande puis Emmanuel Macron avaient affirmé faire de la « jeunesse » leur priorité politique. Ils n’ont apparemment pas fait le lien entre l’instruction, l’insertion par le travail et le bien-être de la jeunesse ; à moins que la pratique du pouvoir les ait ramenés vers les préoccupations de leurs électeurs boomers. Toujours est-il que notre société est malade de ses jeunes, et que son avenir en est en partie obéré. Une des réponses des jeunes Français à ce drame est de cesser de se reproduire, ce qui ne va rien arranger, mais a le mérite de tirer la sonnette d’alarme à son maximum. Car c’est tout le mécano de notre État social qui menace de s’effondrer.
Drogue qui abêtit et désocialise, pornographie qui animalise les femmes pour la vie dès la petite adolescence, caïdat qui impose sa loi meurtrière, fuite en avant dans la marginalité ou la délinquance des bandes, chômage et vie en rétréci dans l’assistanat ou la fraude sociale, refuge dans le religieux (pour le meilleur et pour le pire) ou les paradis artificiels, émigration croissante à l’étranger, toute une partie de la jeunesse est malade de la place qui ne lui a pas été préparée par notre société. La violence des meutes est un symptôme, mais la crise est bien plus large. Elle ne dispense pas d’une justice qui punisse les crimes à leur juste mesure, sans faillir pour prévenir leur inévitable répétition ad nauseam. Pour le reste, les remèdes sont connus mais de long terme ; plus le temps passe, plus la récupération sera difficile. Si on commençait par instruire sérieusement la jeunesse de demain, et par recréer des emplois de production et de service décemment payés ? ■ o PIERRE VERMEREN

Face à l’obscurantisme : 22,00 €
Cet article me parait remarquable en tout point et assez terrifiant. Effectivement la « remontée » sera particulièrement rude. On ne reconstruit pas si facilement un pays ayant subit de telles destructions. Il faut commencer par respecter à nouveau la jeunesse, en commençant par ceux qui même bien formés ne parviennent pas à trouver un emploi digne de leur qualification et de leur volonté d’agir.
Car nous devrons bien nous appuyer sur des forces vives. Commençons par un peu de décence, ca nous changera c’est certain…